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Droits de l’homme et sociétés culturellement diverses

Invité par le Conseil de l’Europe et la présidence estonienne du Comité des Ministres, j’ai prononcé ce mardi à Strasbourg un discours devant le séminaire des représentants des 47 Etats membres de l’organisation en charge des droits de l’homme et de la diversité culturelle. C’est un sujet que je suis avec attention depuis mon arrivée à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) il y a 4 ans. Je présenterai la semaine prochaine lors de la session d’été de l’APCE mon rapport sur les réseaux associatifs et d’enseignement des diasporas européennes. J’ai développé certaines des propositions du rapport à l’occasion de ce discours, auquel j’ai rajouté ma propre expérience personnelle au contact de la diversité culturelle, liée à mon parcours à l’étranger depuis bientôt 30 ans et à l’exercice d’un mandat parlementaire plus récemment. J’ai voulu illustrer l’idée que la diversité culturelle est une chance pour l’Europe et pour les Européens, par opposition au repli identitaire défendu par l’extrême-droite et repris malheureusement par une partie de la droite. Aucune construction politique et sociale n’est pérenne lorsqu’elle repose sur la peur, que l’on choisit de ne pas combattre ou, pire, que l’on exploite à diverses fins. L’avenir de nos sociétés culturellement diverses repose sur l’adhésion et l’ouverture, par la force de l’éducation, de l’échange interculturel et de la découverte de l’autre, y compris de sa religion.

Voici plus bas le texte de mon discours, volontiers personnel, volontiers positif aussi, tant je veux croire en des identités plurielles et heureuses dans le creuset européen et agir à cette fin.


Pierre-Yves Le Borgn’

Protection et promotion des droits de l’homme dans des sociétés culturellement diverses

Strasbourg, 14 juin 2016

Madame la Secrétaire-Générale adjointe du Conseil de l’Europe,

Madame la Présidente du Comité directeur sur les droits de l’homme

Mesdames et messieurs,

Je souhaite avant toute chose vous remercier pour l’invitation que vous m’avez adressée de m’exprimer ce matin dans le cadre de votre séminaire consacré à la protection et à la promotion des droits de l’homme dans les sociétés culturellement diverses. Je représente au Parlement français, en l’occurrence à l’Assemblée nationale, les Français établis hors de France, celles et ceux qui vivent tous les jours, toute leur vie souvent, la diversité culturelle. Je ressens cette cause d’autant mieux que je suis moi-même un Français de l’étranger depuis bientôt 30 ans. Mon parcours m’a conduit aux Etats-Unis, en Allemagne, au Luxembourg et en Belgique. Je suis marié à une Espagnole, rencontrée dans un cours du soir de portugais à Bruxelles. Nos 3 enfants sont binationaux. Ils grandissent dans deux langues, deux cultures. Au contact de nos amis, ils croisent également d’autres langues et cultures. Ma vie, leurs vies se construisent jour après jour dans la diversité. Cette histoire n’a rien d’originale. Elle est celle de millions d’Européens. Elle est la conséquence de la paix, de l’affermissement du droit, de la liberté de circulation, de la liberté tout court. La diversité culturelle est une richesse au quotidien, une richesse à faire connaître et donc à partager. Notamment parce que ce que j’affirme devant vous au regard de ma propre expérience ne va pas de soi pour nombre d’Européens, plus encore une période de craintes et de repli sur soi comme celle que nous traversons.

Quand on ne connaît pas, quand on se méfie, quand on a peur de la différence de l’autre, on la nie, on la rejette. L’autre est nécessairement menaçant. On s’en écarte, on l’ignore. Parfois même, on le combat. L’extrême-droite, son discours et ses pratiques de haine nous le rappellent souvent. Jusque dans une élection présidentielle en Autriche il y a peu. J’ai vécu à Los Angeles. C’est là-bas qu’a débuté ma vie à l’étranger. J’y ai eu mon premier emploi. Et j’y ai mené une existence difficile. Je n’avais pas un sou vaillant. Los Angeles est une ville fascinante, riche et profondément inégalitaire, où les communautés cohabitent plus qu’elles ne se croisent, cantonnées dans leurs quartiers respectifs, avec leurs certitudes et leurs préjugés. J’habitais un quartier majoritairement salvadorien. Mes collègues américains qui, parfois, me ramenaient chez moi en étaient choqués. Que pouvait bien faire un Français, à l’aise dans la culture californienne, quelqu’un qu’ils percevaient comme l’un des leurs, au beau milieu des Latinos ? N’avais-je pas peur ? Ne m’étais-je pas fait intimider, détrousser ou même battre ? Non, jamais rien de cela n’est arrivé. Au contraire, cette expérience interculturelle, que le manque de moyens avait rendue possible, reste l’un des moments les plus forts de ma vie. Au contact des Salvadoriens, au croisement du Freeway 405 et de Santa Monica Boulevard, j’ai appris sur eux, sur l’Amérique et aussi sur moi-même.

Je suis né loin de la diversité culturelle. La Bretagne de mon enfance, là où bat encore mon cœur, tout au bout de l’Europe, était une terre très homogène. Elle l’est moins aujourd’hui, car les sociétés européennes, toutes les sociétés européennes, y compris celles qui ressemblent à la Bretagne, ont considérablement évolué. Le monde a changé par la liberté de circulation des personnes et des idées, par la révolution de l’information. Les sociétés sont devenues plurielles. Des pays d’émigration sont devenus des pays d’immigration. Songeons par exemple à l’Irlande. Faut-il s’émouvoir de ce mouvement, s’opposer à l’évolution vers la diversité culturelle, faire procès à cette même diversité de mettre à bas l’identité nationale, comme l’a fait récemment un ancien Président de la République dans mon pays, assénant que la nation est « en train de se dissoudre » à cause du « communautarisme » et de « la reconnaissance du droit à la différence » dans « une société multiculturelle » ? Faut-il avoir peur ? Faut-il faire peur, notamment à l’approche des élections ? Non. Il faut au contraire vouloir comprendre, expliquer, parler de droits et de devoirs, agir en humanité car le projet européen qui a conduit à la création du Conseil de l’Europe au milieu de siècle passé est l’expression d’un humanisme qui rassemble, l’expression du meilleur de nous-mêmes, les Européens. C’est pour cela que j’aime profondément le Conseil de l’Europe, maison européenne du droit et des droits, conscience toujours en éveil pour nous rappeler, Etats comme citoyens, qu’aucun avenir ne peut s’écrire sans le respect scrupuleux des libertés consacrées par la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles associés.

Je veux saluer l’initiative du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, qui a adopté en mars de cette année d’importantes lignes directrices à destination des Etats membres sur la protection et la promotion des droits de l’homme dans les sociétés culturellement diverses. Il était temps. Ce travail a été préparé au sein du Comité directeur pour les droits de l’homme, que nombre d’entre vous connaissent très bien. Ces lignes directrices établissent dès la première phrase de leur préambule que « la diversité culturelle croissante des sociétés européennes, (…) qui exige compréhension et respect mutuels, est une source d’enrichissement ». Enrichissement, le mot est écrit et il compte. Plus loin, l’on peut lire aussi que « la gestion de la diversité culturelle dans le plein respect des principes de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit est un défi commun à toutes les sociétés européennes (…) et que les stratégies en matière d’intégration devraient dûment tenir compte de la diversité ». Oui, c’est précisément ce qu’il importe de faire. C’est l’objectif que nous avons à cœur de poursuivre au sein de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, espérant ainsi irriguer l’action du Comité des Ministres et de chacun des Etats membres. Protéger le vivre ensemble dans les sociétés européennes contemporaines, c’est agir pour le respect des droits et des libertés d’autrui, c’est agir pour que chacun soit entendu et respecté, dans un souci constant de dialogue et de compromis, sans obsession majoritaire.

A l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, j’appartiens à deux commissions qui suivent de près la diversité culturelle et les droits. Il s’agit de la commission de la culture, de l’éducation et des médias et de la commission des affaires juridiques et des droits de l’homme. Représentant le Parlement français au sein de l’Alliance parlementaire contre la haine, je travaille étroitement avec une troisième commission dont je ne suis cependant pas membre : la commission sur l’égalité et la non-discrimination. J’ai rejoint ces commissions ou engagé le travail à leurs côtés parce qu’elles sont au centre du combat pour l’égalité, la diversité et le respect, valeurs et réalités qui fondent, je crois, l’identité européenne et qui m’importent comme citoyen. Il est essentiel de mettre l’accent sur la diversité et le dialogue interculturel, y compris sur la dimension religieuse de celui-ci. La méconnaissance du fait religieux et l’absence parfois de son enseignement alimentent l’ignorance et la défiance vis-à-vis de l’autre. Il en est ainsi du débat récurrent sur les origines culturelles et religieuses de l’Europe. L’Europe a-t-elle des racines chrétiennes ? Oui. Seulement des racines chrétiennes ? Non. D’autres religions, Islam inclus, ont fait aussi sa richesse. Tout comme la philosophie des Lumières. L’éducation a un rôle fondamental dans la construction de sociétés solidaires, le renforcement des droits de l’homme et l’affermissement de la citoyenneté démocratique.

J’ai suivi et soutenu en 2014 le rapport du député portugais Carlos Costa Neves sur « Identités et diversité au sein de sociétés interculturelles ». Dans ce rapport, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe appelait avec force les Etats membres à reconnaître le rôle des différentes cultures dans le développement d’identités nationales et d’une identité européenne reposant sur la diversité, le pluralisme et le respect des droits de l’homme. Elle soulignait l’urgence de repenser les processus et mécanismes de lutte contre le racisme et l’intolérance au regard de l’évolution de la société. La création l’an passé de l’Alliance parlementaire contre la haine a été influencée par les conclusions du rapport de Carlos Costa Neves. L’Alliance s’est dotée de 5 priorités d’ici à 2017 : la lutte contre le discours de haine en ligne, l’antisémitisme, l’islamophobie, l’anti-tsiganisme, l’homophobie et la transphobie. Vous me permettrez dans ce cadre d’avoir ce matin une pensée pleine d’émotion pour les victimes du massacre homophobe d’Orlando et leurs familles. Face à la bigoterie, à la bêtise et au crime, l’éducation, la découverte de l’autre et la solidarité sont les plus justes des réponses. Le renforcement des politiques de l’éducation et de la culture est essentiel aussi pour valoriser les jeunes générations à l’identité plurielle. Il ne s’agit pas, ce faisant, de seulement reconnaître la diversité et la protéger de toute discrimination, mais également de faire connaître l’originalité de chaque identité et d’encourager les échanges pluriculturels.

A l’issue du rapport de Carlos Costa Neves, j’ai souhaité prolonger la réflexion et l’ouvrir aux diasporas et aux communautés de citoyens vivant dans un autre Etat que celui dont ils possèdent la nationalité. Je considère en effet que leur intégration forme un enjeu majeur pour les sociétés européennes. Là où les craintes, le scepticisme ou la haine sont à l’œuvre pour fermer les frontières ou priver de droits, je veux affirmer au contraire que ces communautés à l’étranger sont des relais essentiels entre les cultures et peuvent contribuer à la cohésion sociale et au renforcement du pluralisme dans nos sociétés. Elles sont un atout autant pour le pays d’origine que le pays de résidence. Il y a là un enjeu, en particulier pour les deuxième et troisième générations de migrants, au sein desquelles les jeunes, en quête d’identité et d’appartenance, s’identifient difficilement à l’un et l’autre des deux pays. Ceci nourrit un sentiment d’exclusion, l’idée de ne pas jouir des mêmes droits et des mêmes chances, au risque de conduire à l’extrémisme, au fondamentalisme et au racisme. Je suis allé au contact de nombreuses associations de citoyens établis à l’étranger et de diasporas, grandes et petites. J’ai été marqué par le travail d’intégration mené par une association turque en Lorraine. J’ai découvert l’apprentissage de la langue allemande en Grande-Bretagne via les écoles associatives du samedi. J’ai mesuré la force des organisations portugaises en Europe. J’ai acquis la certitude que le rôle de ces associations reste insuffisamment reconnu et trop faiblement mobilisé dans l’élaboration de stratégies, nationales et locales, visant à renforcer la cohésion sociale et le vivre ensemble.

La semaine prochaine, ici à Strasbourg, je présenterai mon rapport dans l’Hémicycle du Palais de l’Europe. J’arrive au but, après plus de deux années de travail, de rencontres, d’auditions et de lectures. J’espère obtenir le soutien de mes collègues parlementaires pour que ce rapport poursuive ensuite son chemin vers vous, dans les capitales des Etats membres du Conseil de l’Europe. Des progrès sont à faire et je propose que nous les accomplissions ensemble, apprenant de l’expérience des uns et des autres, en associant systématiquement dans chaque pays de résidence les associations de diasporas à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques touchant à tous les aspects du processus d’intégration, dont l’éducation et la culture. Ces associations ne roulent pas sur l’or. Je recommande que des programmes d’aide financière soient mis en place pour les aider à professionnaliser leurs activités, à développer et consolider leurs réseaux, à mener des actions conjointes. Mais chaque pays de résidence est aussi un pays d’origine, où les partenariats entre universités, écoles et organisations de diasporas pourraient valablement être développés pour un soutien concret à l’enseignement de la langue, comme avec les écoles du samedi allemandes ou tchèques. Je suis persuadé que l’intégration réussie repose sur la maîtrise de la langue d’origine. Rien n’est plus tragique que l’assimilation forcée, la négation imposée d’une culture jusqu’à l’absurde. J’ai le souvenir de la proposition de loi un temps envisagée en Bavière d’interdire aux familles de parler chez elles une autre langue que l’allemand. Quelle absolue folie cela aurait été, au-delà du ridicule d’une législation à l’application impossible à contrôler, sauf à violer la vie privée et donc la Convention européenne des droits de l’homme !

Ne laissons pas les peurs, les phobies, la démagogie électoraliste s’en prendre à la diversité culturelle. L’actuelle campagne des partisans du Brexit en Grande-Bretagne offre malheureusement un consternant florilège de préjugés cyniquement alimentés en vue du 23 juin. Aucune construction sociale et politique n’est pérenne lorsqu’elle repose sur la peur et le repli identitaire. La nostalgie n’est pas une réponse, le rejet d’autrui encore moins. C’est l’adhésion et l’ouverture qui bâtissent l’avenir. Je souhaite pour ce faire que le Conseil de l’Europe mette en place un réseau parlementaire sur les politiques relatives aux diasporas. Et j’appelle aussi le Secrétaire-Général à inclure dans le plan d’action intitulé « Construire des sociétés inclusives », actuellement en cours d’exécution, des initiatives concrètes dans les domaines de la culture et de l’éducation qui associent les diasporas. Nous avons besoin de ces signaux. La diversité culturelle est une chance. Je veux croire en des identités heureuses et plurielles dans le creuset européen. J’ai en mémoire une formidable citation du Président François Mitterrand, que je vous livre. Il parlait de nous, les Français, à l’occasion d’un colloque sur la pluralité des cultures, et disait ceci : « Nous sommes français, (…), un peu romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un petit peu espagnols, de plus en plus portugais. Peut-être, qui sait, polonais ? Et je me demande, si déjà, nous ne sommes pas un peu arabes ». Cette phrase, prononcée il y aura bientôt 30 ans, est furieusement actuelle.

Voilà, Madame la Présidente, Madame la Secrétaire-Générale adjointe, mesdames et messieurs, les quelques réflexions et convictions que je souhaitais partager avec vous ce matin. Le Conseil de l’Europe vient de loin, né à l’issue d’une tragédie mondiale qui aurait pu tout emporter, passé par des temps périlleux pour la paix et pour le droit, il est là, agile, mobile et dynamique. Il peut apporter des réponses inclusives et humanistes pour l’avenir de nos sociétés culturellement diverses, pour l’avenir de nos enfants. Il est plus que jamais notre chance à nous. Encourageons-le, défendons-le ! La semaine passée, j’étais à Bratislava pour l’inauguration du nouveau site de l’école française. Les écoliers étaient heureux de présenter un petit spectacle, de raconter par la musique et la danse leur aventure commune. Ils nous ont chanté l’Ode à la Joie en slovaque. C’était bouleversant. Au premier rang figurait une petite fille coréenne de 7 ou 8 ans, qui chantait si bien. Elle souriait tout le temps. Il y a quelques mois, elle ne parlait pourtant ni slovaque, ni français. L’échange culturel et l’éducation lui ont permis de faire le saut. Je veux imaginer que l’avenir de l’Europe ressemblera à cette petite fille, à ce visage confiant, serein et paisible qu’elle arborait au milieu de ses amis. Tout est possible lorsqu’existe une volonté. L’Europe est une volonté, celle de regarder devant et de marcher ensemble. Alors, marchons.

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