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Le devoir de vigilance des sociétés donneuses d’ordre

A l’invitation de la Conférence des organisations internationales non-gouvernementales du Conseil de l’Europe et de sa Présidente Anna Rurka, j’ai participé ce mercredi à Strasbourg à un débat passionnant sur les droits de l’homme et l’entreprise. Il m’avait été demandé d’y présenter la proposition de loi française relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre, que l’Assemblée nationale approuvera en lecture définitive dans quelques jours. Je suis fier que la majorité de gauche à laquelle j’appartiens ait déposé, en réaction au drame du Rana Plaza au Bangladesh en 2014, cette proposition qui vise à mettre un terme à l’irresponsabilité des grandes entreprises quant aux agissements de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs à l’autre bout du monde. S’il est un aspect de la mondialisation qu’il faut combattre et changer, c’est précisément l’impunité et le mépris des droits de l’homme que la délocalisation d’activités vers des pays sans protection des travailleurs, de la santé et de l’environnement permet malheureusement. Rappelons-nous : le Rana Plaza, dont l’effondrement avait fait 1138 morts et autant de blessés, abritait plusieurs usines textiles agissant comme sous-traitantes de différentes marques européennes, à commencer par françaises.

Je veux rendre hommage à mon collègue et ami Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle, qui porte ce combat depuis les premiers débats pré-législatifs. Je viens du monde de l’entreprise. J’ai travaillé pour des groupes multinationaux qui, par conscience sociale et environnementale, avaient mis en place des codes de conduite permettant d’unifier les pratiques des filiales, sous-traitants et fournisseurs. J’ai moi-même été en charge, durant un temps, du respect de ces codes de conduite, assurant leur présentation aux salariés en Europe et en Amérique latine. Ces codes de conduite ont constitué un progrès. Cependant, j’ai toujours eu la conviction qu’ils devaient être confortés par des dispositions législatives contraignantes, à la fois pour obliger celles des entreprises qui ne voulaient pas de codes à s’y rallier et aussi pour éviter toute tentation de green washing et autre baratin visant à noyer le poisson sous couvert de générosité épistolaire pour surtout ne rien faire. Je regrette profondément que la droite, à l’Assemblée nationale et au Sénat, ait combattu notre proposition, comme au temps lointain des maîtres de forge, lorsque les députés de l’époque s’opposaient à la loi sur la prévention des accidents du travail au prétexte qu’elle ruinerait la compétitivité française.

Qu’allons-nous voter dans quelques jours à l’Assemblée nationale ? Un texte qui obligera les entreprises à établir et mettre en œuvre un plan de vigilance visant à identifier et prévenir les risques d’atteintes aux droits de l’homme et libertés fondamentales, les risques de dommages corporels, sanitaires et environnementaux graves, et les risques de comportements de corruption active et passive. Quelles seront les entreprises concernées ? Celles comprenant, en leur sein et dans leurs filiales directes et indirectes, au moins 5.000 salariés lorsque leur siège se trouve en France, et 10.000 salariés lorsque leur siège se trouve à l’étranger. Les mesures que devra contenir le plan de vigilance concernent la société-mère, les sociétés dont elle détient directement ou indirectement la majorité des droits de vote, et ses sous-traitants et fournisseurs dès lors qu’elle entretient avec eux « une relation commerciale établie », entendue au sens où les relations sont régulières, chacune des parties pouvant anticiper leur poursuite à l’avenir. Le plan de vigilance imposé par la loi sera rendu public par son inclusion dans le rapport annuel de l’entreprise. Les modalités de présentation et d’application du plan ainsi que les conditions de suivi seront précisées par le décret d’application.

Le non-respect des obligations posées par la loi sera sanctionné sur la base de deux fondements. Si une entreprise n’élabore pas son plan de vigilance ou ne le rend pas public, elle pourra y être contrainte par le juge, saisi par toute personne justifiant d’un intérêt à agir. Une amende civile allant jusque 10 millions d’Euros pourra lui être imposée. Le juge pourra aussi engager la responsabilité civile de la société donneuse d’ordre si survient un dommage dans l’une de ses filiales ou chez l’un de ses fournisseurs ou sous-traitants. Ce pourrait être le cas en cas d’absence ou d’insuffisance du plan de vigilance, mais aussi d’incapacité à le mettre en œuvre, dès lors que la preuve peut être apportée que la société aurait pu éviter ou réduire un préjudice. La réparation du préjudice s’ajoutera alors à l’amende civile. C’est une obligation de moyen et non de résultat que la loi met à la charge des sociétés s’agissant de la mise en œuvre du plan de vigilance. Le plan devra inclure une cartographie des risques par pays, une procédure d’alerte et des dispositions de protection des lanceurs d’alerte, de même que des audits sociaux et environnementaux. Il est prévu aussi des mesures de prévention de la sous-traitance en cascade, de consultation et d’information ainsi que de formation des salariés.

Au Panthéon des lois votées durant la législature, celle-ci figurera parmi celles dont je serai le plus fier. Il s’agit d’agir concrètement, utilement pour les droits de l’homme dans la mondialisation, loin de toute incantation. Il s’agit aussi de faire écho à la mobilisation de nombreuses organisations non-gouvernementales, syndicales et entrepreneuriales depuis des années. C’est en effet la société civile qui a su se lever et faire les propositions nécessaires. Je suis heureux également car ce texte fait le pont avec ce que je ressentais dans ma vie professionnelle passée et ce que je perçois dans ma vie parlementaire d’aujourd’hui. Cette loi n’est pas contre l’entreprise, mais bien pour l’entreprise. L’entreprise en bénéficiera car elle pourra apporter toutes les preuves de diligence nécessaires, alors même qu’elle ne peut, en l’état actuel du droit, produire ces preuves, au risque de ne pas pouvoir établir sa bonne foi et de souffrir d’un préjudice, y compris pour sa réputation. Le combat ne s’arrêtera pas pour nous, parlementaires et militants, après le vote de la loi en France. Il faudra qu’elle essaime dans d’autres parlements d’Europe, s’appuyant en cela sur les recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe de l’an passé, dont la mise en œuvre doit être une exigence.

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