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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Le foot, les gueux et l’âme perdue du sport

©Markus Spiske de Pixabay

Je suis un amoureux du football. Dans mon enfance et à l’adolescence, j’y ai joué. C’était en club, au Stade Quimpérois. A une autre époque et sans doute aussi dans une autre vie tant le foot était alors un bonheur, qui unissait, passionnait, faisait vivre les valeurs du sport et rappelait à chaque instant, à chaque coup de sifflet, qu’il était d’abord un jeu. Cette époque-là est bien lointaine et elle me manque. Comme bien d’autres, j’ai été choqué par l’annonce en début de semaine de la création d’une « Super Ligue » européenne de football, championnat fermé, initié par 12 clubs européens et gouverné par eux. A vrai dire, c’est même plus que choqué que j’ai été, j’ai été révulsé. C’est l’alliance des riches, le cœur sec et l’âme cupide, pour mettre la main sur la manne des droits de télévision et ne surtout plus la redistribuer avec tous les gueux du foot, clubs issus de ligues nationales moins prestigieuses et plus modestes. Mais les gueux du foot, ce sont aussi les supporters, passés par pertes et profits. On s’en moque de ces gens qui chantent dans les stades, qui vivent et rêvent pour les clubs de leurs cœurs, puisque c’est désormais à la télévision que tout se passe et que le téléspectateur chinois est un meilleur consommateur que celle ou celui qui vibre dans nos villes et nos villages d’Europe.

Cette « Super Ligue » est une honte. Qu’est devenu le foot pour que l’on perde à ce point la tête ? Où sont les valeurs du sport, à commencer par sa glorieuse incertitude ? Ce sont les performances qui doivent qualifier pour jouer un championnat, européen comme national, pas un cours de bourses, les pétrodollars opaques du golfe et les roubles douteux des oligarques russes. Sur les 12 clubs à l’origine du projet, 6 sont anglais et 2 d’entre ces clubs anglais n’étaient même pas qualifiés en Ligue des Champions cette année, la faute à leur saison ratée dans les plus grandes largeurs l’an passé. Et ce sont ceux-là même pourtant qui entendent dénier à l’Ajax Amsterdam ou au FC Porto, champions dans leur pays, le droit de jouer les meilleurs matchs européens. Ce sont ces clubs-là qui mènent le combat contre l’UEFA, au nom de leur richesse (et de leur endettement…), de leur supériorité autoproclamée, loin de toute modestie. Ce sont eux qui veulent faire du foot un spectacle, une franchise, un barnum, avant sans doute de réduire la durée des matches et de prévoir plusieurs pauses au lieu d’une mi-temps, parce que le consommateur trouvera le temps long devant son poste de télévision et qu’il lui faudra sûrement un petit moment pour surfer et acheter en ligne les maillots des clubs.

J’ai envie de crier au fou (aux fous, en l’occurrence). Le sport ne peut être une activité économique comme une autre. Il doit subsister une exception sportive, reposant sur des fédérations nationales et des unions de fédérations à l’échelle continentale et mondiale. C’est à elles de bâtir l’avenir du football, pas aux autorités de la concurrence qui, si l’on suivait la pente des créateurs de la « Super Ligue » européenne, prendraient in fine le pouvoir. Oui, le football est devenu global. Oui, il doit vivre des droits de télévision, mais pas seulement de cela. Il doit d’abord vivre de passion, de péréquation entre les grandes et les petites ligues, entre les clubs professionnels et les clubs amateurs, de partage des moyens et d’attention aux autres, d’éducation populaire, de respect tout simplement. Le football doit faire rêver et mettre sur les terrains des petits garçons et petites filles par millions, tapant dans un ballon, heureux d’être ensemble. J’ai été l’un de ces enfants il y a longtemps. Je n’avais guère de talent. Mon bonheur était de jouer pour mon club de cœur. Je rêvais de beaux matches et j’attendais le mercredi soir le rendez-vous de la Coupe d’Europe, qui m’émerveillait tout autant lorsque c’était Ipswich Town qui jouait contre Saint-Etienne que le Barça ou le Bayern Munich.

La gouvernance du football est bien malade. Si un coup d’Etat tel que celui de la « Super Ligue » européenne a pu être monté, c’est que l’opacité, la méfiance et l’absence de checks and balances suffisants règnent à l’UEFA comme sans doute aussi à la FIFA. Ce qui s’est passé est un rude désaveu pour l’UEFA et son Président, humiliés par l’annonce du début de semaine. Ceux, du Président du Real Madrid et à celui de la Juventus de Turin, qui lui assuraient que les rumeurs entendues çà et là étaient infondées complotaient allègrement dans son dos. Cela aussi, ce n’est plus tolérable. Le foot crève de toutes ces carences de gouvernance et d’une culture récurrente mêlant l’intouchabilité et l’irresponsabilité. Or, ce sont les fédérations nationales qui fondent la légitimité des unions comme l’UEFA et ces fédérations sont, en France notamment, des délégataires au nom de missions de service public. Il faut pouvoir le rappeler, c’est le rôle de la puissance publique. Les unions internationales de fédérations sportives comme l’UEFA doivent être exemplaires, transparentes et responsables. Elles doivent être le lieu de débats et de prises de décision, dans l’intérêt de leur sport et de ses valeurs, pas dans celui du spectacle, du business, du fric et du retour sur investissement.

Lorsque j’étais membre de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai suivi des rapports et auditions sur la gouvernance internationale du sport et en particulier du football. Des dirigeants prestigieux sont venus devant nous. Nous n’étions pas là pour les ennuyer et pourtant, l’on sentait souvent comme une lassitude, un effort démesuré dans le fait qu’il fallait bien qu’ils s’adressent à nous, parlementaires. En gros, qui étions-nous donc pour oser poser des questions et pour nous permettre de faire des recommandations ? Cette attitude-là était tristement révélatrice d’une forme d’aristocratie. Nous étions pourtant dans notre rôle. Y compris lorsque nous demandions des comptes sur l’attribution de la Coupe du Monde de football au Qatar, quand nous prononcions le mot de « corruption » et parlions de transparence. Ce matin, j’ai entendu à la radio espagnole que de moindres contraintes sur le fair-play financier auraient été promises par l’UEFA à certains des 12 clubs fondateurs de la « Super Ligue » s’ils décidaient de s’en détacher. Mais c’est tout l’inverse qu’il faut faire ! L’avenir du foot et du sport ne peut être une longue dérive. Il faut faire échouer la « Super Ligue » européenne, puis retrouver l’âme du sport, sa simplicité, son universalité.

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La liberté et l’imaginaire

Comme beaucoup certainement, j’ai découvert la semaine passée, véhiculée par les réseaux sociaux, la vidéo de l’échange entre la maire de Poitiers Léonore Moncond’huy et son opposition sur la suppression d’une subvention aux deux aéroclubs de la ville. Qu’une subvention soit supprimée dans le cadre d’une procédure budgétaire ne me choque pas. C’est bien normal que des choix soient faits en fonction des priorités d’une équipe municipale et des contraintes qui se posent à elles. Ce qui m’a choqué, en revanche, c’est cette phrase de la maire de Poitiers : « l’aérien ne doit plus faire partie des rêves d’enfant ». Depuis quand est-ce aux élus de décider de ce qui doit faire partie des rêves d’enfant ou pas ? Et pourquoi serait-il devenu inacceptable qu’un enfant se passionne pour les avions, pour les objets qui volent, pour la conquête du ciel ? Il y a là pour moi une interrogation sur le rapport à la liberté comme aussi sur ce que l’enfance veut dire. Bien sûr, j’entends l’argument de la lutte contre la crise climatique et je le soutiens. Il fait sens de privilégier les activités moins carbonées, mais sans y rajouter de propos prescriptifs et définitifs à l’égard de passions qui rassemblent les jeunes de 7 à 77 ans (et au-delà), pour reprendre la formule célèbre du Journal de Tintin.

J’écris cela en citoyen et aussi en père de 3 jeunes enfants. Je trouve inquiétante la montée des intolérances et autres interdictions dans notre société. Au nom de ses convictions, certainement respectables, doit-on dévaloriser les passions des autres et, lorsque l’on est aux responsabilités, les décourager, voire même les interdire ? Non. Je trouve regrettable que le Tour de France soit banni de certaines villes au motif qu’il serait « daté », « machiste » et « polluant », qu’un sapin de Noël disparaisse d’une place parce que l’arbre serait « mort » ou que les sorties d’école dans un parc animalier ne soient plus soutenues car elles « mettent en avant des animaux sauvages qui ne sont pas à leur place ». Le Tour de France, Noël, la découverte de la faune et de la flore de notre planète sont des sources inépuisables d’imaginaire pour les enfants, aux côtés de bien d’autres activités. Un enfant apprend, découvre, se forge sa propre conscience, s’émancipe. C’est dans la liberté et la bienveillance qu’il grandira avec ses passions, anciennes ou nouvelles, qu’il deviendra un adulte responsable et exigeant, qu’il contribuera à l’évolution de la société. Pas parce qu’il aura grandi dans un univers cadré où d’autres auront fixé pour lui des limites à ses rêves.

Sous couvert d’objectifs légitimes, on en arrive in fine à développer des raisonnements et décisions largement contreproductives, aux antipodes de la liberté. C’est souvent grâce à la visite d’un parc animalier que la passion d’un enfant pour les animaux sauvages se matérialise. Comme, peu à peu, son attention aux conditions de vie des animaux et à leur bien-être. Je le vois avec mes propres enfants. Membre depuis près d’un quart de siècle du WWF, je leur montre des tas de photos, de journaux et de livres sur les animaux. Nous allons aussi visiter quelques parcs animaliers partenaires du WWF. Je sens venir mes enfants vers l’exigence de bien-être pour ces animaux sauvages qu’ils adorent et j’en suis heureux. C’est parce qu’ils voient les animaux qu’ils le perçoivent ainsi. Il y a des zoos qui sont une souffrance et une honte, et qu’il faut fermer. Et il y a à l’inverse des parcs animaliers qui ont pris en compte, voire (encore mieux) anticipé l’exigence de la société pour le bien-être animal, et qu’il faut soutenir. Or, ce n’est pas en décourageant par choix municipal les visites scolaires des parcs, bien souvent d’ailleurs le seul moyen d’y entrer pour les enfants de condition modeste, que l’on fera progresser l’amour des animaux ni l’exigence de bien-être animal.

J’écris ce petit post au retour de Louvain-la-Neuve, où je conduis chaque jour de cette semaine de vacances de Pâques mes enfants à un stage de « rangers » du WWF. Sur le chemin du stage, nous sommes passés à côté du Musée Hergé. Mes enfants le connaissent. Ils sont des lecteurs avides de Tintin. Je le suis aussi, au point d’affirmer très subjectivement qu’il n’y a pas meilleure source d’imaginaire que les aventures rocambolesques de notre jeune reporter, de Milou et d’Haddock. Cela m’a valu parfois les commentaires interloqués d’amis, dans le style « comment peux-tu donc les laisser lire des BD racistes ? ». C’est vrai que Tintin au Congo n’était à l’évidence pas un modèle, mais l’œuvre d’Hergé a évolué aussi à mesure que les années défilaient et que la société changeait. Et n’est-ce pas surtout à mes enfants de se faire par eux-mêmes leur idée, comme je m’étais fait la mienne à leur âge ? Plus tard, à l’adolescence, pour rester dans les livres, j’avais lu Louis-Ferdinand Céline, touché à la fois par le récit dérangeant de Voyage au bout de la nuit et horrifié par la découverte de l’antisémitisme de cet auteur qui m’avait interpellé. Je m’étais forgé mon opinion, certes rudement. Personne n’était venu me dire qu’il ne fallait pas lire Céline, et heureusement.

La liberté est toujours le meilleur remède et la plus belle des chances. Liberté des rêves, liberté des passions. Et liberté des mots. Le temps retrouvé depuis quelques années m’a permis d’accompagner mes enfants dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en français. La langue française est une belle langue. Je souhaite qu’ils en maîtrisent les nuances, eux qui grandissent dans deux langues. Mon souci de leur faire aimer l’infinie richesse de vocabulaire et de syntaxe en français ne se conjugue guère avec les préceptes de l’écriture inclusive, de plus en plus présents, depuis les règles de grammaire qu’il faudrait ignorer jusqu’aux mots supposés « genrés » qu’il faudrait éviter. Or, je suis convaincu que le progrès ne réside pas dans un vocabulaire appauvri et une grammaire malmenée. Je crois fermement qu’il est possible de faire la différence entre la pratique sincère d’une langue et le juste combat pour l’égalité de genres. Manier les mots, les rythmes et la musique du français, c’est faire vivre la diversité des récits, la capacité de découverte, celle d’aimer et de s’enthousiasmer, et celle peut-être d’écrire à son tour. Les rêves d’enfant sont sans limites et doivent le rester. L’imaginaire est si précieux, de l’enfance au reste de la vie. Et c’est la liberté, plus que tout, qui lui ouvre la voie.

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Moi, ce livre, j’ai aimé

J’ai lu entre hier et aujourd’hui le livre de Manuel Valls, Pas une goutte de sang français. J’en ai aimé le sens, les idées, le recul et le regard. J’attendais ce livre. J’espérais qu’un jour, Manuel Valls, depuis Barcelone ou ailleurs, prenne la plume, si ce n’est pour revenir, à tout le moins pour éclairer le débat sur l’avenir de la France et en prendre sa part. Car Manuel Valls est une voix particulière, une voix qui demeure, une voix précieuse. Ecrivant ceci, je verrai certainement se déchaîner contre moi ceux qui, depuis 2017 et même avant, le vouent aux gémonies. Il se trouve que je n’ai jamais aimé les ambiances de curée, les procès en trahison, l’hystérie et les haines recuites. Je l’écris d’autant plus librement que je n’ai pas tout partagé des combats ou des choix de Manuel Valls. J’ai pu être rudoyé une ou deux fois aussi. C’est la vie politique. Rien de personnel, Manuel est sanguin et je suis du genre résilient. Je m’en suis remis. J’ai été intéressé par le parcours de Manuel Valls, son itinéraire et ses idées. Sans doute cela vient-il d’un lointain fond rocardien. Et aussi de l’espoir – tristement déçu – de pouvoir changer le Parti socialiste, gagné par la torpeur et une paresse d’analyse alors que le monde et la société changeaient si vite sous nos yeux.

En 2017, Manuel Valls s’est battu, dos au mur, seul ou presque, pour conserver son siège de député. Puis en 2018, il est parti à la conquête de la mairie de Barcelone, sa ville natale. Lutter, partir. Pour ne pas crever, comme il l’écrit lui-même. Et pour renaître aussi, ailleurs. Ces pages-là, au début du livre, m’ont impressionné. Elles ont résonné en moi. Quelque part, en 2017, j’avais eu ce sentiment également. Je revois la violence de ce qui m’était dit ou écrit. Et la solitude qui s’en suivit, subie et sans doute recherchée aussi. Comme le solde d’un quinquennat manqué, faute de leadership assumé, de choix expliqués. Un quinquennat marqué par les tragédies et par des erreurs, au point d’en éclipser les belles réalisations et il y en eut pourtant. Plus que le discours de politique générale de Manuel Valls en avril 2014, c’est son expression improvisée, impressionnante, bouleversante à la tribune de l’Assemblée nationale au lendemain des massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher qui reste au cœur de ma mémoire. C’était l’expression d’une passion pour notre pays, pour la République. Ce discours avait une puissance folle, une capacité inédite de susciter l’union nationale et il aurait été heureux que cette union voit le jour. Le moment le voulait.

Au fond, que savais-je de Manuel Valls après ces années de compagnonnage partisan ? Beaucoup sans doute au plan politique, mais si peu finalement au plan personnel. Quelques bribes d’histoire, tout au plus. Son livre donne enfin des clés pour le connaître, comme pour fendre l’armure. Il le fallait. C’est pour cela aussi qu’il est bienvenu. Comprendre l’appel de Barcelone, la passion de la littérature et des arts, celle de la République et de la laïcité, celle des paysages français par l’itinérance avec ses parents et sa sœur sur les routes, l’été, de la Catalogne. Pas une goutte de sang français met des images, des souvenirs, un Panthéon personnel, des émotions sur l’amour de la France dont Manuel Valls parlait volontiers, mais qu’il n’avait jamais livré aussi librement. Devenir français à 20 ans, être nommé Premier ministre à 50 ans, l’histoire est saisissante. Rien n’est plus fort que de se sentir français de toute son âme, d’où que l’on vienne, d’ici ou de loin. La France est un héritage, un état d’esprit, pas une affaire de sang. Elle n’est pas ce qu’Eric Zemmour raconte, entre haine et mensonges. Elle doit être protégée de tous les communautarismes qui s’en prennent à elle, à la République et à ses valeurs, aux droits qui sont les nôtres, citoyens français.

Voilà pourquoi j’ai aimé le livre de Manuel Valls. C’est un témoignage qui esquisse l’unité d’un homme. Des questions demeurent sûrement. J’ai encore à comprendre l’épisode de la déchéance de nationalité en 2016, qui laisse dans ma mémoire le souvenir d’une déchirure personnelle et politique. J’aimerais aussi découvrir l’engagement de Manuel Valls à Barcelone, citoyenneté européenne par la preuve, convaincu que ce qui se joue en Catalogne n’est pas sans conséquence pour l’Europe tant les nationalismes menacent et les replis identitaires avec eux. Il y a dans tout parcours des choix, des erreurs, des moments de grâce et de peine. Personne n’en est exempt. Aucun chemin politique n’est linéaire et sans encombre. Et aucune histoire n’est close sauf à ce que la vie en décide autrement. J’aime l’idée des rebonds, pas forcément pour faire ce que l’on faisait avant, mais simplement, sincèrement pour être utile. Chacun doit pouvoir venir avec ses convictions, son idéal, ses causes, Manuel Valls comme d’autres. En ces temps rudes de crise sanitaire, économique, morale et politique, qui mettent au défi l’action publique, les combats pour la démocratie, la justice, le progrès, la liberté, la solidarité requièrent plus que jamais le rassemblement de toutes les volontés.

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A mon maître d’école

Albert Queffélec (1933-2021)

Il y a quelques jours, la maladie, la fatigue, le grand âge ont emporté un instituteur qui avait compté beaucoup pour moi. Cette nouvelle m’a peiné. Il s’appelait Albert Queffélec. C’était mon instituteur de CM2. Il y a 46 ans, près d’un demi-siècle. Nous étions au milieu des années 1970. Giscard venait à peine d’arriver à l’Elysée. J’avais 10 ans. C’est dire si c’est loin. Ma vie, c’était l’école primaire de Kervilien, à Quimper. J’y avais commencé en CP, dans la classe de ma maman, avant de progresser, classe après classe, vers le fond de la cour, que suivaient en parallèle les bâtiments de notre école. Derrière la classe de Monsieur Queffélec, il n’y avait plus rien. Un mur, puis un talus et un champ. Comme un symbole. Quimper s’arrêtait là et l’école primaire aussi. Après, ce serait le collège, une autre vie, une autre histoire. La classe de Monsieur Queffélec était la dernière avant le départ, celle où nous arrivions avec le savoir accumulé de nos années à Kervilien, notre soif de découverte et notre espièglerie certainement aussi. Dans cette classe nous attendait un instituteur exceptionnel, attentif, exigeant, bon et généreux. Celui duquel nous apprendrions tant avant de prendre notre envol, loin de l’école, sur les chemins multiples de la vie.

Je crois me souvenir que sa blouse était grise. Son bureau était à gauche en entrant. Face à nous s’ouvrait un immense tableau noir. Nous passions allègrement du français aux mathématiques, de l’histoire à la géographie, des sciences de la vie à celles de la terre. Je crois bien aussi que l’on chantait de temps en temps. J’aimais le français, la grammaire, l’orthographe. J’étais désespérément mono-sujet. Je ne parlais que de courses cyclistes, convaincu qu’une carrière de grand coureur m’attendait et que le maillot jaune me serait immanquablement promis. Cela amusait Monsieur Queffélec qui, une fois, ajouta au crayon rouge au bas d’une rédaction cette mention qui me remplit d’un bonheur immense : « Très bien. Tu gagneras le Tour un jour ». Je n’ai jamais gagné le Tour ni couru d’ailleurs la moindre course. Des rêves de gloire à mes pauvres talents de grimpeur, la marche était trop grande. Mais le souvenir de ces textes épiques écrits avec la naïveté de mes 10 ans sous l’œil amusé de l’instituteur reste aujourd’hui cher à mon cœur. C’est dans la classe de Monsieur Queffélec que je suis devenu un lecteur assidu, avalant les livres le soir, la nuit, quand tout le monde dormait. C’est lui qui m’a donné l’envie et le bonheur d’écrire.

La force de nos maîtres, c’est ce talent immense de transmission et la passion de leurs élèves. Monsieur Quéffelec avait tout cela. S’il fallait expliquer, souvent, longtemps parfois, il le faisait, sans jamais ménager sa peine. Il attendait notre effort et, en retour, nous donnait confiance. Il nous élevait. Cette année avec lui fut pour moi un long moment de bonheur. Ce n’est qu’après que j’en pris vraiment conscience. L’écriture ne me quittait plus. Des années après, 13 ans exactement après avoir quitté le CM2 et Kervilien, je repassai, ému, la porte de mon école. Alors que s’achevait l’année scolaire, je vins, en journaliste stagiaire, appareil photo en bandoulière, couvrir pour Le Télégramme de Brest, la petite fête de départ en retraite de Monsieur Queffélec. Il ne le savait pas. J’aurais pu le prévenir. Je ne le voulais pas. Ecrire sur celui qui m’avait donné le goût d’écrire, c’était ma surprise pour lui et mon cadeau de remerciement. Au cours de cette soirée, Monsieur Queffélec m’entraîna quelques minutes dans sa classe, à mon banc, tout au bout de l’école, puis me donna une copie du livre de lecture de notre année de CM2, « La roulotte du bonheur ». Je chéris ce livre, que je garde précieusement, comme le souvenir d’un âge d’or et d’une enfance heureuse.

Me voilà en ces premiers jours de printemps, 46 ans après avoir quitté l’école de Kervilien, 33 ans après cet article sur la carrière d’Albert Quéffelec, à écrire ce petit texte le cœur certes en peine, mais plein de gratitude aussi. Au cours d’une vie d’instituteur, ce sont des centaines d’enfants qui défilent dans une classe et diverses époques également, mais s’il est un fil conducteur de la première à la dernière année d’une carrière, c’est certainement la passion. Les années 1970 sont bien lointaines. Ce monde qui était le mien a vieilli et sans doute même largement vécu. Il en reste cependant quelque chose qui ne changera jamais : le bonheur des découvertes, l’enthousiasme des savoirs et plus que tout la joie de pouvoir les partager. Rien de cela n’arrive par hasard. C’est parce que j’ai eu la chance, comme tant d’autres, de croiser le chemin d’enseignants passionnés comme Monsieur Queffélec, que cette histoire-là m’a pris aux tripes à son tour. Cela s’appelle le progrès, l’émancipation, la liberté, la République. C’est la belle et grande promesse de l’école publique. Et c’est l’héritage dont nous sommes désormais porteurs, en souvenir de nos maîtres, en souvenir pour moi d’Albert Queffélec, pour que l’idéal demeure et passe aux générations d’après.

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