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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Rester soi-même

Cette photo ancienne prise le 11 novembre 2016 face aux Bouches de Kotor (Monténégro) pourra peut-être surprendre. Ce fut ma dernière commémoration officielle comme parlementaire. Je me souviens de ce moment pour cela, mais davantage encore pour le tourment qui était le mien en cette fin d’année 2016. Mon père, très souffrant, vivait ses dernières semaines et nous étions, ma mère, ma sœur et notre famille, profondément affectés par cette épreuve intime. Il fallait vivre cependant et je poursuivais tant bien que mal mes activités de député des Français de l’étranger, à Paris et en circonscription. Mais ce 11 novembre 2016, mon tourment était aussi politique. Quelques jours auparavant, Donald Trump avait été élu Président des Etats-Unis. En France, nous venions de traverser deux années terribles, marquées par les attentats terroristes de Charlie Hebdo, du Bataclan, de l’Hyper Casher et de Nice. L’état d’urgence était en place. Politiquement, la majorité parlementaire ne cessait de se désagréger. La proposition de déchéance de nationalité française présentée par François Hollande m’avait choqué. Elle allait à l’encontre des valeurs pour lesquelles je m’étais engagé dans la vie politique. Les deux minutes d’expression dans l’Hémicycle pour dire que je m’y opposerais furent les plus dures de mon mandat.

Je n’ai jamais aimé être un Cassandre. Je crois en la force du collectif, en la capacité d’agréger des parcours et des idées, parfois différentes, parfois même opposées. Ce fut l’histoire du Parti socialiste depuis son congrès d’Epinay en 1971, et davantage encore après les Assises du socialisme et l’arrivée de Michel Rocard en 1974. Ce fut également l’histoire de l’UMP, le parti de la droite française constitué par Jacques Chirac et Alain Juppé en 2002 par la réunion des gaullistes du RPR, des libéraux de DL et des démocrates-chrétiens de l’UDF. Un corps d’idées, un socle de valeurs et de principes unissait les membres, les militants et sans doute aussi une large part des électeurs. Je n’ai jamais vécu la vie politique comme un combat sans merci, une lutte contre des adversaires qu’il faudrait nécessairement haïr, battre, écraser. Je n’aime pas l’expression de clivage droite-gauche, non pas parce que je me défierais des différences – je suis un homme de gauche – mais parce que je récuse l’expression « clivage », qui sous-entend l’existence d’une frontière séparant irrémédiablement les gens. Je crois avant tout en le respect bienveillant des différences, qui sont saines et estimables, et que je crois par ailleurs dépassables pour les causes qui doivent rassembler, parmi lesquelles l’avenir du pays, de ses institutions et de la démocratie.   

En politique, il faut pouvoir rester soi-même. L’union ne peut se faire à contre-emploi, en reniant ce à quoi l’on croit, parfois depuis toute une vie. Le dépassement a son sens – j’ai voté pour Emmanuel Macron – mais il ne peut être en même temps un effacement des valeurs et des principes propres à un idéal ou à un courant de pensée. Ce n’est pas ainsi que l’on fait l’union. Je ne pouvais faire mienne en 2016 la proposition de déchéance de nationalité car elle heurtait le principe d’égalité entre les citoyens qui m’est cher par-dessus tout : je ne suis pas davantage français que mes enfants binationaux et je l’avais dit dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale. Fondamentalement, je ne pense pas que l’on soit crédible à porter des propositions que l’on désapprouve personnellement, sauf à verser dans le cynisme, le calcul et l’indifférence à l’égard des électeurs. Ce n’est même pas tant que l’on ait pu prendre position quelque temps auparavant contre une proposition que l’on défendrait désormais, c’est d’abord que l’on ne peut juste pas se regarder en face et se dire avec conviction que ce changement s’inscrirait dans le sens logique des choses. Je crois qu’il y a une sincère noblesse à connaître ses lignes rouges et à ne pas les dépasser, pour protéger le débat politique et se protéger également.

J’écris tout cela aujourd’hui parce que deux évènements intervenus ces derniers jours m’ont marqué. Le premier est la disparition de l’aide médicale d’Etat (AME) votée par le Sénat dans le projet de loi sur l’immigration. Si j’étais encore député, je ne pourrais en aucune manière voter en faveur de la suppression de l’AME. Je ne crois pas que l’AME crée un quelconque appel d’air en faveur de l’immigration illégale en France. Rien n’empêche de faire évoluer la législation française sur l’immigration dans le sens voulu par le gouvernement sans toucher pour autant à l’AME. L’accès aux soins médicaux relève de l’humanité la plus élémentaire, de l’égalité entre citoyens bien sûr, mais aussi et peut-être même avant toute chose de préoccupations de santé publique. La volonté du Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin d’aller chercher par la suppression de l’AME une majorité avec la droite à l’Assemblée nationale pour faire adopter le projet de loi heurte profondément mes convictions. Je n’ai pas le souvenir que le candidat Emmanuel Macron portait un tel projet en 2017 et en 2022. Il portait même l’inverse. Je ne pense pas que l’on puisse à ce point se renier et je serai attentif comme électeur au choix de la majorité parlementaire et des députés. La politique ne peut être un situationnisme, une glissade indolore au fil de l’eau.

Le second évènement qui m’a interpelé est l’investiture de Pedro Sanchez à la Présidence du gouvernement espagnol grâce au soutien des députés indépendantistes catalans. Il fallait à Pedro Sanchez les voix des députés du parti indépendantiste catalan Junts pour gagner ce vote. Il y est parvenu, au prix de la promesse d’une loi d’amnistie à l’égard des dirigeants catalans de 2017, dont il disait quelques mois auparavant qu’il ne saurait aucunement en être question et qu’elle serait même anticonstitutionnelle. Fallait-il ainsi charger d’avis, du tout au tout, pour conserver coûte que coûte le pouvoir ? Pour un Européen de ma génération, a fortiori à gauche, la référence en Espagne reste Felipe Gonzalez et son opposition à l’accord de Pedro Sanchez avec Junts est assumée. Lorsque je faisais campagne pour le mandat de Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe au Parlement espagnol en 2018, le souci commun au PSOE et au PP de préserver le cadre institutionnel et l’esprit de la transition démocratique espagnole m’avait impressionné. Ces sujets-là requièrent en effet une concorde nationale, une volonté de dépassement. La fracturation de la société espagnole est un défi redoutable, qu’un autre choix que celui de l’alliance avec les indépendantistes aurait permis de réduire : celui du rassemblement, certes inédit, du PP et du PSOE, de 2 Espagnols sur 3, pour refonder le pacte constitutionnel.

La vie politique dans nos démocraties minées par le doute et la perte de confiance citoyenne souffre que rien ne soit clair, que tout devienne relatif et que l’on défende demain ce que l’on a combattu hier. Je reviens à cet automne 2016, à mes propres doutes. Je ne pouvais me faire à l’idée de porter dans un autre mandat, présidentiel et parlementaire, un projet actant la fin du travail, le doute face à l’innovation et à l’entreprise, le renoncement à l’Europe. Je pressentais que c’est ce vers quoi allait le Parti socialiste. J’ai fait un choix et il m’a coûté ma vie politique. J’en ai souffert, mais je ne regrette rien. Je n’ai pas changé, avec mes convictions, avec mes limites certainement aussi. Depuis l’automne 2016, je pense souvent à mon père, à ce qu’il aurait pensé ou dit. J’ai besoin de cette référence qu’il fut pour moi et qu’il demeure par-delà l’absence. Peut-être n’aurait-il pas fait tous mes choix. Ou bien peut-être que si, après tout. Sur la réforme des retraites, son regard m’aurait importé. Il était attaché à la retraite à 60 ans, mais il n’ignorait pas les réalités du monde qui vient non plus. De lui, je tiens l’attachement à l’honnêteté dans le débat d’idées et dans l’action, une forme de boussole juste et rassurante lorsque tout est complexe et rude, le souci d’expliquer, de convaincre et de se laisser convaincre. Et, plus que tout, de ne jamais cesser de chérir ce à quoi on croit, en un mot, en effet, de rester soi-même.

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La chèvre et la gadoue

Peut-on sourire du 11 novembre ? Le respect, la décence, le bon goût voudrait que non. Ce jour est un jour particulier pour la mémoire des victimes de la Grande Guerre. Je vis le 11 novembre avec reconnaissance et émotion, notamment parce que je sais, fils de pupille de la Nation, ce que la mention « mort pour la France » sur un monument et une sépulture veut dire, intimement, personnellement. Rien n’est plus fort, plus émouvant, plus pénétrant même, que ce sentiment d’être lié à l’histoire d’une guerre par l’absence et le sacrifice d’un aïeul. Pourtant, le magnifique roman de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, et son histoire d’une arnaque aux monuments aux morts, nous a appris aussi qu’une part de légèreté, certes respectueuse, n’était pas inappropriée. Cela fait du bien de sourire, sans rien enlever à la reconnaissance de la tragédie et des souffrances, ni à la nécessaire dignité qui l’accompagne. J’écris cela en préambule de l’histoire que je m’apprête à raconter pour qu’elle soit comprise et placée dans un juste contexte. Je me suis demandé si je devais la partager et j’ai finalement pensé que oui, je le pouvais. Il y a quelques témoins qui, s’ils lisent ces lignes, s’en souviendront encore. Ils avaient ri à gorge déployée à l’époque et moi aussi d’ailleurs, quoi que, sur l’instant, tout ne fut pas si drôle.

C’était le 11 novembre 2007, autant dire il y a longtemps. J’étais l’un des élus des Français de Belgique à l’Assemblée des Français de l’étranger. Avec mes collègues, nous avions pour habitude de retrouver chaque 11 novembre les autorités diplomatiques françaises, les représentants des forces armées belges, le Bourgmestre de Bruxelles et les associations patriotiques pour raviver la flamme du Poilu Inconnu au pied du Monument aux morts à Laeken. Cette année-là, en 2007, je m’étais dit que je pouvais changer de plan et me rendre à Liège pour un même hommage, organisé dans les carrés militaires du cimetière de Robertmont. Près de 1000 soldats y sont inhumés. La cérémonie de Liège est partagée avec les belges, les italiens, les pays du Commonwealth et les russes. En mon nom et en celui de mes collègues élus, je devais déposer une couronne dans le carré français. Rendez-vous avait été fixé … derrière le crématorium. C’était déjà un peu sinistre. Surtout, il tombait des cordes et le vent soufflait en tempête. Mon modeste parapluie ne survécut que quelques minutes aux éléments déchainés. Le Consul général de France arriva en retard, essoufflé et trempé de la tête aux pieds. Il avait crevé dans la montée vers le cimetière et changé sa roue sous la pluie battante.

Le signal du départ donné, notre procession du souvenir s’engagea dans les allées du cimetière. Le carré militaire français était le dernier par lequel nous devions passer. Nous nous arrêtâmes d’abord dans les carrés belges et italiens. Plus nous avancions, plus les allées devenaient des chemins débordant d’une boue épaisse. Il pleuvait depuis longtemps. Ce n’était pas la chance, ni le jour des chaussures cirées desquelles, bien sûr, je m’étais équipé. Entre les tombes moussues et des montagnes de feuilles mortes glissantes, pataugeant tant bien que mal, je ne pouvais m’empêcher de penser à Petula Clark et à sa chanson La Gadoue. Personne n’avait de bottes. Dans chaque carré militaire, un petit louveteau en short et chemisette, transi de froid et trempé, devait hisser les couleurs au moment où retentissait l’hymne national du pays. Le vent était si fort que la musique en était inaudible. Le louveteau tirait avec souffrance sur sa corde. Dans le carré français, le drapeau n’arriverait même pas en haut du mat. Le moment était solennel, mais il avait aussi quelque chose de lourdement pathétique, entre ces enfants grelottant de froid et de fatigue, se demandant sûrement ce qu’ils faisaient dans une telle galère, et les officiels que nous étions, préoccupés surtout de ne pas se casser la figure entre les pierres tombales.

A mesure que nous avancions, chacun était de plus en plus crotté. Vint enfin le carré militaire français. J’avais l’impression que la tempête avait redoublé de vigueur. Nous dégoulinions de pluie. Le représentant des anciens combattants français, qui allait bon pied bon œil sur ses 90 ans, dérapa dans l’allée et roula sous nos yeux dans la bouillasse. Avec le Consul, nous entreprîmes de le relever et le réconforter. Plus de peur que de mal, mais notre arrivée devant le monument se fit de ce fait en ordre dispersé. La procession ne nous avait pas attendus. La sono crachota une Marseillaise lointaine et chevrotante. Le vent sifflait. Tout partait en quenouille. Lorsque mon tour vint de déposer ma couronne, je m’aperçus que je portais celle des anciens combattants. La mienne avait disparu ou avait été déposée par quelqu’un d’autre. Le Consul cherchait la sienne. Les gens qui avaient accompagné la procession jusqu’au bout n’avaient qu’une envie : filer au plus vite se sécher et se mettre au chaud. C’était aussi mon idée, me demandant pourquoi je n’étais pas resté à Laeken comme mes autres collègues élus. Gentiment, le Consul me proposa de passer chez lui sur les hauteurs de Cointe pour prendre un café revigorant. J’acceptai bien volontiers. Je pensais que ce serait la fin de l’aventure. Il n’en fut rien.

Le café et les gâteaux avalés, il me tardait de reprendre la route pour rejoindre Bruxelles. La pluie n’avait pas cessé. Je me sentais humide jusqu’au bout des chaussettes. Sur l’autoroute, une trentaine de kilomètres après Liège, ma voiture fit un bruit étrange, qui bientôt devint continu, alors même que j’éprouvais de plus en plus de mal à garder le contrôle. Je dus me rendre à l’évidence qu’il m’arrivait la même chose qu’au Consul le matin sur la route de Robertmont : une crevaison. Je me retrouvais promptement sur la bande d’arrêt d’urgence, le cric à la main sous le déluge, prenant sur la figure les bordées d’eau projetées tels des paquets de mer par les voitures qui me frôlaient. C’est peu dire que l’on se sent misérable en un moment pareil. Après Petula Clark et sa chanson, c’est irrésistiblement à Pierre Richard et à son film La Chèvre que je pensais, dans une digression maudite sur la poisse, tentant de changer ma roue, préoccupé aussi de ne pas me faire heurter par quelques chauffards lancés à toute allure sur l’A3 comme s’ils étaient à Francorchamps. J’y arrivai au prix d’une douleur soudaine au bas du dos. Quelque chose s’était coincé. Une vieille tante bretonne que j’aimais beaucoup appelait cela un tour de rein. Cassé en deux, je grimpai tant bien que mal dans ma voiture pour rallier enfin Bruxelles.

Cette aventure m’a valu une semaine d’arrêt médical, les remontrances amusées de mon médecin et la franche hilarité de mes autres collègues élus de Belgique à l’Assemblée des Français de l’étranger. A Laeken, il n’était en effet tombé que quelques gouttes. Les couronnes et gerbes déposées, la flamme ravivée, ils étaient allés de l’autre côté du parvis prendre un café, et peut-être même l’apéro, alors que pour moi, quelques heures après, ce serait plutôt le grog, en plus des médocs à haute dose. Voilà, c’était il y a 16 ans. Le temps a filé depuis et il y a amplement prescription. Je crois qu’il fallait que j’écrive cette histoire avant qu’elle ne s’efface. Mieux vaut en rire. Que ne fait-on pas tout de même, lorsque l’on est élu, m’avait-on dit alors ! C’est vrai ! Elu, je ne le suis plus aujourd’hui, mais je continue tous les ans de me glisser dans la petite foule de la cérémonie du 11 novembre, mon Bleuet de France à la boutonnière. Le moment m’émeut chaque fois. Je ne peux cependant m’empêcher de penser à cette aventure de 2007, toujours nichée dans un coin de ma mémoire. Ce souvenir du 11 novembre n’est guère solennel, je le reconnais volontiers, mais il m’accompagne malgré tout. Samedi matin, j’irai à Laeken. Il faudra un jour que je retourne aussi à Robertmont. Je n’y suis plus allé depuis 2007. L’an prochain, peut-être.

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Un soir au bord du lac

La nuit est tombée sur le 1er novembre. De mon balcon, j’aperçois les lumières d’Aix-les-Bains qui scintillent dans le lointain. Au milieu, dans la pénombre, le lac du Bourget reflète les rares lueurs d’une lune incertaine. Il a plu une bonne partie de la journée, une pluie froide et drue, une pluie tristement de saison. Je n’ai jamais goûté la Toussaint, ni d’ailleurs les chrysanthèmes. J’ai toujours trouvé ce jour épouvantablement sinistre. Le souvenir de ceux des miens qui ne sont plus m’est cher. Je me rends de temps à autre auprès d’eux dans les cimetières, mais un autre jour que la Toussaint. Quand il fait meilleur, quand je peux être seul aussi. J’ai besoin de renouer les fils du souvenir et c’est un processus volontiers intime. Il y a sans doute une part de tristesse, mais plus que tout de reconnaissance et de gratitude émue. Je suis agnostique. Je n’ai pas de certitude. Je revois des visages, des bouts d’histoire, des valeurs, le chemin parcouru ensemble, ce que j’ai appris, ce qu’ils m’ont appris. Chaque 1er novembre, je pense à un oncle que j’aimais beaucoup et qui était né ce jour-là. Pour le retrouver, je regarde en été la mer d’Iroise, depuis la Pointe de Dinan, dans le soleil qu’il affectionnait tant. Le souvenir est intemporel. Il est juste plus doux lorsqu’il fait beau.

Cela fait quelques jours que j’ai retrouvé la Savoie et le Bourget-du-Lac. Mon entreprise est à deux pas. J’avais prévu une bonne semaine de travail. La famille est en Italie. Je voulais bosser, prendre de l’avance, rencontrer mes nouveaux collègues. C’était avant de me faire rattraper par le Covid … pour la troisième fois. Et cette semaine que j’espérais active et sociale est à l’inverse devenue éminemment solitaire, isolement oblige. Je me suis retrouvé seul face au lac, dans le petit appartement que j’avais loué. J’avais la tempête sous le crâne avant qu’elle n’arrive par la façade atlantique. Je suis un bon client pour le virus. Tant bien que mal, j’ai essayé de travailler et je me suis reposé aussi. Il le fallait. Le lac m’a aidé. Cet espace d’une beauté infinie est apaisant. Le gris du ciel colorait les eaux de teintes changeantes. Il tombait parfois des cordes. Au loin, derrière le Mont Revard, apparaissaient les premières neiges sur les sommets alpins. Cette solitude forcée n’était pas triste, elle était source de réflexion, d’introspection et de pensées vagabondes. J’ai maintenu la télévision éteinte. J’avais par chance quelques bons bouquins à lire. De valeureux rameurs passaient parfois entre deux grains. Je les suivais des yeux dans un encouragement silencieux. J’aurais aimé me joindre à eux.

J’attendais un automne paisible, il est redoutable. Les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ont choqué le monde par leur atrocité. Des milliers de personnes ont été assassinées, blessées ou enlevées parce qu’elles étaient juives. Il y avait dans ces actes l’expression du terrorisme le plus vil, lancé contre l’existence même d’Israël. Qu’une formation politique française refuse encore de qualifier le Hamas de mouvement terroriste me révulse. Israël doit se défendre. Il faut traquer implacablement le Hamas et libérer les otages. Il faut le faire aussi dans le respect du droit de la guerre. Les souffrances des populations civiles de Gaza sont terribles. Le Hamas en a fait les boucliers de son entreprise criminelle. Il n’est pas la Palestine. La Palestine existe et il faut reconnaître le droit des Palestiniens à un Etat, aux côtés d’Israël. C’est l’horizon politique nécessaire pour une paix durable. Il n’est jamais vain d’en appeler à l’humanité, même si la raison est dure à affirmer quand surviennent les pires souffrances. C’est par le droit que l’on construit la paix. En ces jours de solitude, je me suis souvenu du plaidoyer pour la paix par le droit qui fondait ma campagne de candidat au mandat de Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe il y a 6 ans. De ce plaidoyer, je ne retire aucun mot.

Ce matin, un soleil timide éclairait le lac entre de lourds nuages. Je me suis dit que je pouvais peut-être me glisser hors de mon deuxième étage. Dûment emmitouflé, je suis parti le long des berges avant que ne revienne la pluie. Je n’étais pas encore bien vaillant, mais le cœur y était. J’ai fait des photos, je me suis assis, puis j’ai eu envie d’aller plus loin, jusqu’au belvédère du Mont du Chat. Une route magnifique, que j’aurais aimé un jour de grande forme gravir à vélo. Heureusement cette fois-ci que j’avais une auto ! A 1000 mètres au-dessus du lac, la vue était sublime. Je comprends pourquoi Lamartine y a consacré de si beaux vers. Je me suis laissé porter ensuite vers l’autre versant, vers l’Ain et finalement vers Izieu, dans une balade improvisée. Je n’avais que le Rhône à traverser. Je n’étais plus revenu à la Maison des Enfants d’Izieu depuis la fin de ma vie publique. La retrouver m’a bouleversé. J’y venais chaque année. Il y aura 80 ans l’an prochain que les 44 enfants juifs de la colonie d’Izieu ont été envoyés à la mort par Klaus Barbie. L’antisémitisme revient dans des flots de paroles haineuses. Le souvenir des enfants d’Izieu nous rappelle sa monstruosité. Ce souvenir doit être entretenu, pour eux, pour nous aussi, pour les générations à venir davantage encore. L’humanité est une, elle ne se divise pas.

J’ai retrouvé mon balcon et le lac du Bourget à la tombée du jour. Demain, je retournerai travailler. Je suis prêt. Ce soir, je scrute avec inquiétude les nouvelles de la façade atlantique, de chez moi en Bretagne, où les vents pourraient atteindre plus de 170 km/heure au cours de la nuit. Je pense à ma maman dans sa maison, à mes amis bénévoles de la SNSM, prêts à affronter la mer déchaînée s’il le fallait. Les éléments ne font pas de cet automne 2023 une saison paisible non plus. Les évènements climatiques extrêmes font partie désormais des défis du monde, comme le terrorisme et les guerres, comme les inégalités et la pauvreté aussi. Tant de raisons d’angoisser, tant de raisons d’agir également. La semaine passée à Berlin, j’avais été passionné par l’échange avec Christian Kroll, le fondateur du moteur de recherche Ecosia, altruiste concurrent de Google, dont tous les profits sont alloués à la plantation d’arbres dans le monde (près de 200 millions d’arbres plantés à ce jour). Il y a place, plus que jamais, pour l’idéal, l’humanisme, les convictions, les initiatives les plus justes et généreuses. Il faut y croire et, plus que tout, il faut agir. Les tumultes et les misères du monde sont une réalité, la force et la noblesse des réponses doivent en être une autre.

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Ses meilleures années, les miennes aussi

J’ai lu ces derniers jours le livre de Pierre Moscovici intitulé Nos meilleures années. Cette lecture m’a passionné. Elle m’a aussi beaucoup touché. Je connais Pierre Moscovici depuis longtemps, depuis un cours d’économie comparée qu’il donnait en commun avec François Hollande à Sciences-Po à la fin des années 1980. J’étais parmi les étudiants de l’époque qui se massaient dans cette salle trop petite de la rue Saint-Guillaume. Je n’imaginais pas alors que le jeune professeur que j’avais en face de moi serait quelques décennies plus tard Ministre de l’Economie et des Finances, puis Commissaire européen. Et que je serais de la majorité parlementaire qui le soutiendrait à l’Assemblée nationale. Adhérent du Parti socialiste, prenant peu à peu des responsabilités au sein de la Fédération des Français à l’étranger, j’avais retrouvé Pierre Moscovici dans les années 1990. Nous étions tous les deux candidats sur la liste de Michel Rocard aux élections européennes de 1994, ce scrutin qui devait permettre à Pierre de siéger au Parlement européen pour la première fois. Nous nous sommes souvent revus ensuite lorsqu’il devint le Secrétaire international du PS après 2002, au moment où je prenais moi-même la direction de la Fédération des Français à l’étranger, jusqu’à mon élection comme député en 2012.

J’estime Pierre, ses analyses toujours fines et étayées, sa foi européenne chevillée au corps, son approche sociale-démocrate de l’engagement à gauche, mais je ne connaissais pas son histoire personnelle ou alors trop peu. Cette histoire, c’est finalement son livre qui me l’a apprise et c’est pour cela qu’il m’a touché. La politique est un exercice volontiers aride et parfois brutal, qui voit se mêler les débats d’idées, les conquêtes électorales et l’exercice du pouvoir, au détriment souvent de la connaissance de l’autre, du camarade de combat et peut-être même de l’ami. Nos meilleures années n’est pas le premier livre de Pierre Moscovici que je lisais, mais c’est le premier qui livre sa part d’humanité, les clés d’un parcours personnel et familial venu de loin, en un mot son unité d’homme et pas seulement d’homme politique. Comme d’autres sans doute, j’avais de Pierre l’image dilettante, un peu dandy dont il parle lui-même dans ses premières pages pour mieux la regretter. De cette image, il ne reste rien la dernière page tournée. J’ai aimé découvrir son lien particulier avec son père, empreint de tendresse et de différences, son attachement à Lionel Jospin, la reconnaissance qu’il porte à Michel Rocard. L’évocation par Pierre Moscovici de ses amitiés brisées m’a bouleversé aussi.

Je crois profondément en l’équation personnelle des gens. J’ai passé près de 30 années de ma vie au Parti socialiste et j’ai pu parfois souffrir de la rudesse de certaines habitudes ou comportements. Je n’étais pas dur, je ne le suis toujours pas. Tout, dans mon esprit et désormais mes souvenirs, ne pouvait pas être permis. On se bat, on s’affirme, dans les idées et même les ambitions, mais on ne trahit pas, jamais. Les désaccords font partie de la vie politique et partisane, pour peu qu’ils soient expliqués, assumés. Le livre de Pierre Moscovici jette un éclairage, des faits et souvenirs sur des moments de l’histoire du PS que j’avais vécus de près, parfois avec bonheur, parfois douloureusement. Je pense à la fin du second quinquennat de François Mitterrand, le choc du livre de Pierre Péan, mais aussi à l’échec de Michel Rocard en 1994, la construction de la gauche plurielle, les conquêtes du gouvernement de Lionel Jospin, le traumatisme du 21 avril 2002, la perte progressive du lien entre le PS et l’électorat populaire, par-delà la victoire de 2012. Comme Pierre Moscovici, je pense que le mandat de François Hollande, malgré ses réalisations, a été un échec politique dont le PS et la gauche de gouvernement n’ont pas pu ou voulu à ce jour faire le bilan, au prix de leur effacement électoral et politique.

Pierre n’est plus membre du Parti socialiste. Je ne le suis plus non plus, et tant d’autres également. Une famille politique s’est éparpillée, perdue et sans doute aussi égarée. Y penser avive la peine et donne même le vertige. Je ne suis pas devenu indifférent à ce qui fut ma vie durant tant d’années et le livre de Pierre Moscovici montre qu’il ne l’est pas davantage, malgré la distance nécessaire qu’impose le mandat de Premier Président de la Cour des Comptes. L’espace politique de la gauche de gouvernement demeure. Aucun avenir durable ne se construira sans combat résolu et prioritaire contre les inégalités, salariales, territoriales, générationnelles et de destin. Les transitions digitales, écologiques, énergétiques qui attendent nos sociétés requièrent de placer la question sociale au centre de l’action publique. La gauche ne saurait se définir uniquement dans des combats sociétaux aux responsabilités et dans l’incantation la plus vaine dans l’opposition. Dans la dernière partie de son livre, Pierre Moscovici esquisse des pistes pour l’avenir, que je partage, pour la transformation de l’Etat, la réforme institutionnelle – oui à la représentation proportionnelle au Parlement ! – l’économie, l’école, l’engagement européen, la paix par le droit. Ces pistes peuvent, doivent rassembler.

J’ai refermé le livre de Pierre avec l’espoir d’en lire un prochain. Ce ne sont pas des Mémoires. C’est trop tôt. Pierre lui-même parle des dix années d’action qu’il se donne, à la Cour des Comptes et plus loin. Les souvenirs ne sont pas qu’un témoignage, fut-il précieux comme celui-ci, ils sont autant d’appels à l’avenir et à l’engagement. Il ne faut jamais renoncer. J’aimerais bien imaginer que Pierre en soit ou, à tout le moins, qu’il continue par sa réflexion d’en inspirer et irriguer le cours. Après 2017, ce qui m’a le plus marqué aura été la solitude, une forme de tristesse sourde et infinie, au point de me demander parfois si ce que j’avais vécu avait même existé. Il n’y avait plus de main à saisir, sans doute parce qu’il ne s’en tendait plus non plus. N’est-il pas temps de se retrouver, de regarder avec foi, ambition et réalisme les défis du monde, de réinventer l’idée de progrès et de la porter dans l’action auprès de tous, en écoutant, en expliquant, au plus près des faits, avec le souci de convaincre ? Il y a un flambeau à transmettre, pour que le souvenir de nos meilleures années, celles de notre jeunesse, des amis et de la politique, soit utile aux meilleures années des générations d’après. Merci à Pierre Moscovici avec ce livre au titre si juste de nous y appeler.

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