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Défendre la batellerie française

J’ai vécu en fin de semaine passée une expérience que j’attendais depuis longtemps, mélange de rêve d’enfant et de devoir parlementaire. Accueilli par Franck Pihen et sa famille, compatriotes de Douai, bateliers depuis trois générations, j’ai embarqué sur l’Alabama, grand bateau de 84 mètres, chargé de 1 000 tonnes d’amonitrate, un puissant engrais, et ai remonté toute la Moselle depuis le confluent avec le Rhin jusqu’à l’entrée au Grand-Duché de Luxembourg. J’ai partagé le quotidien de la famille Pihen et certaines des tâches à bord, depuis l’entretien du moteur jusqu’à la barre sous la vigilante surveillance du capitaine. J’avais envie de vivre cette aventure pour avoir souvent croisé fleuves et rivières, entre Mayence, où se trouvait, face au Rhin, le siège de la société qui m’employait, et Cologne, où se situe aujourd’hui, sur le quai Konrad-Adenauer, ma permanence parlementaire. Je voulais aller à la découverte de la vie et de l’économie de ces immenses bateaux que je regardais passer sans jamais me lasser.

De la batellerie, je ne connaissais pas grand-chose, hormis deux ou trois clichés, véhiculés par un très vieux feuilleton à succès de la fin des années 1960, L’homme du Picardie. C’est peu dire que le métier a changé depuis ces années-là, mais la passion, elle, demeure intacte. Sans doute est-ce d’ailleurs le premier mot qui me vient à l’esprit : la passion. Et l’émotion aussi, devant l’album de photos feuilleté avec Franck, avec les bateaux de son grand-père et de son père, ses premiers bateaux à lui, ses espoirs, ses attentes et ses colères. Car la batellerie française perd pied peu à peu, année après année, sous le coup de la crise certes, mais aussi d’une rude détérioration du revenu des mariniers et de la concurrence déloyale affrontée par ceux d’entre eux qui naviguent entre frontières sur les fleuves européens. Il y a 30 ans, il y avait dans notre pays près de 10 000 mariniers. En cette fin d’année 2013, il en reste exactement 743, dont 68% d’artisans ? Pourquoi un tel effondrement ?

Parce que, durant des années, la batellerie a été le parent pauvre des politiques publiques en matière de transport. Moins de crédits publics, moins d’aides, moins de coups de pouce aussi que d’autres modes de transport. Et pourtant, alors qu’il nous faut plus que jamais réduire les émissions de gaz à effet de serre et la consommation d’énergie, comment ne pas voir l’avantage du transport fluvial : 39 grammes de CO2/t.km contre 79 grammes pour le transport routier ? La consommation moyenne de carburant pour une tonne de chargement sur 100 km est d’un litre pour le transport fluvial contre 5 litres pour le transport routier. Un bateau comme l’Alabama peut transporter l’équivalent de 42 camions de 30 tonnes ou de 32 wagons de 40 tonnes. Le transport fluvial, sûr et rapide, est adapté à certaines cargaisons. Il l’est aussi aux gros convois. Encore faut-il lui donner les moyens de travailler avec des installations modernes et le défendre face à des conditions de concurrence à tout le moins déloyales à l’intérieur même de l’Union européenne.

D’Anvers, où Franck Pihen avait chargé sa cargaison, à la Lorraine, où il l’a débarquée samedi dernier, entre l’Escaut, le Rhin et la Moselle, pas moins de 5 pays sont en effet traversés. L’on voudrait imaginer que les règles du métier soient unifiées ou à tout le moins harmonisées. C’est d’ailleurs que je pensais. Lourde erreur ! Là où les bateliers français et bientôt les bateliers belges ont – et c’est bien normal – l’interdiction de vendre à perte, rien de la sorte ne s’impose aux bateliers néerlandais. Naviguent ainsi sur les grands cours d’eau européens des bateaux et des entreprises qui perdent des sous chaque jour, mais que le gouvernement néerlandais viendra aider en bout de course. Il n’est pas étonnant dès lors que pour 10 bateaux circulant aujourd’hui sur le Rhin, 8 soient néerlandais, un soit français et un soit belge. Il ne reste déjà presque plus de batellerie allemande. La situation n’était en rien la même il y a 20 ans. En quoi de telles pratiques sont-elles conformes au droit de l’Union européenne qui proscrit les aides d’Etat ? C’est d’une interdiction européenne de la vente à perte dont il devrait être question.

Le régime français de la plus-value est également pénalisant pour les bateliers de notre pays face à la concurrence. Leurs concurrents paieront la plus-value au départ à la retraite quand les bateliers français doivent l’acquitter à chaque vente de bateau, ce qui constitue un puissant découragement à l’investissement et conduit même à la faillite. Il faut amender notre fiscalité pour permettre à la batellerie française d’affronter les défis technologiques et financiers d’un secteur porteur d’avenir, dont à ce stade elle craint très légitimement d’être exclue. Ne serait-il pas juste, stratégiquement, d’imaginer une fiscalité allégée en retour d’investissements sur les bateaux ? Ne faudrait-il pas aussi, dans le but d’assurer une saine concurrence, exercer en France un contrôle renforcé du cabotage fluvial pour que ne naviguent pas plus de 3 mois de rang des mariniers étrangers non-assujettis au paiement des droits de canaux, contrairement à leurs collègues et concurrents français ?

Voilà les nombreuses questions glanées durant mes deux jours sur la Moselle. J’y ajoute aussi une interrogation sur les priorités de l’établissement public Voies Navigables de France (VNF). Visent-elles la plaisance ou le commerce fluvial ? Si c’est le commerce fluvial, quels sont les investissements réalisés et à venir pour rénover les équipements portuaires et les écluses, les adapter aux gabarits d’aujourd’hui, assurer une sécurité maximale des professionnels et des marchandises ? Franck Pihen m’a montré des photographies d’installations françaises, allemandes et néerlandaises, qui n’étaient clairement pas à l’avantage de notre pays. Je sais que mon collège Rémy Pauvros, député-maire de Maubeuge, travaille à un rapport sur la réalisation du canal Seine-Nord, qui doit voir absolument voir le jour et cesser d’être l’Arlésienne politique qu’il a été depuis de trop longues années. Enfin, il faut instaurer une réelle transparence entre VNF et le monde des artisans bateliers, depuis l’affectation des droits de canaux jusqu’à la définition des priorités de VNF.

Je suis descendu de l’Alabama à proximité de Wasserbillig (Luxembourg), impressionné et – j’ose le mot – touché par ces deux journées d’immersion dans le monde des mariniers, d’échanges avec Franck Pihen et, par VHF, avec ses collègues croisés sur la Moselle. L’urgence écologique passe par le transport fluvial. Mais les professionnels français du transport fluvial font face, quant à eux, à l’urgence sociale. L’horizon ne peut être la désespérance, la débine et la banqueroute. C’est d’une action publique efficace et cohérente dont il est besoin. Urgemment. Une politique qui agisse et qui protège. J’ai envie, sac (ou plutôt valise) à terre, de porter ce message. Ce sera fait aujourd’hui mardi 5 novembre, sitôt de retour à l’Assemblée nationale, avec le Ministre des Transports Frédéric Cuvillier.

Cette expérience sur la Moselle fera l’objet d’un reportage dans l’émission de LCP Je voudrais vous y voir,  dont la diffusion est prévue en fin d’année.

Merci à Franck Pihen, à son épouse Isabelle, à ses enfants Kelly et Kevin, au matelot Anthonin. Merci aussi à Aurélie et Mickaël, de la société de production Découpages, pour LCP.

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