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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Mes vieilles quilles

Il y a quelques mois, passant le cap d’une nouvelle décennie, je me suis promis de ne pas laisser l’âge – ou ce que l’on en dit – venir modérer ma passion du sport et plus encore ma pratique. J’ai grandi dans une famille qui aimait le sport ou plutôt les sports, tous les sports, pourvu qu’ils soient populaires, qu’ils passionnent et qu’ils rassemblent. J’ai eu la chance d’avoir des parents sportifs. Ils avaient en commun un sport – le handball – et un poste, celui de gardien de but. Ma mère a été championne d’académie de handball en Bretagne et mon père, sans gagner un championnat identique, jouait autant dans les buts des salles omnisports que dans ceux des terrains de foot. Aussi loin que je puisse me souvenir, le sport a toujours fait partie de ma vie, pour la performance elle-même, mais plus encore pour le plaisir, les rencontres, le bien-être, l’équilibre et au fond l’hygiène de vie. J’ai joué au foot et au tennis, j’ai couru et j’ai fait du vélo. J’ai nagé, j’ai ramé, j’ai barré. Je n’ai jamais gagné un seul trophée. J’étais moyen partout – quel malheur … – et les classements n’étaient pas vraiment faits pour moi. Je prenais en vérité bien plus de plaisir à courir dans la nature ou pédaler avec des amis qu’à la recherche unique du record. Il fallait que le sport reste une joie. Il le faut toujours.

Lorsque l’on devient sexagénaire, même en faisant attention, les petites misères peuvent survenir. L’an passé, une lourde infiltration – du genre à faire grimper aux rideaux – est venue me rendre la mobilité d’une épaule douloureusement bloquée des mois durant. Je ne pouvais me résoudre à la déglingue anticipée. Avec une épaule « dans le sac » (une curieuse expression qu’affectionnait mon père), on court assurément moins bien, on rame d’évidence beaucoup moins bien aussi et on finit la saison plutôt tordu. Or, j’avais surtout en cette année 2024 un rendez-vous que je voulais absolument honorer : les premiers 10 km de mon petit Marcos à Uccle, sa première course à pied. Je devais être là pour courir avec lui. Il attendait cela depuis longtemps, lorsque, plus jeune, il me voyait partir avec mon dossard pour un semi-marathon. La médecine faisant des miracles, j’ai pu vivre ce moment à ses côtés, distillant les conseils à mesure que défilaient les kilomètres, les pavés et les chemins caillouteux de la Forêt de Soignes. Nous avons passé la ligne d’arrivée ensemble. Marcos était heureux et j’étais fier. Il avait découvert le bonheur des courses populaires. Quant à moi, Papa soucieux de transmission, mais aussi coureur vétéran+++++, j’avais tenu très décemment mon rang.

Voilà pourquoi j’en ai repris pour 10 ans au moins. Je me suis dit que je devais mettre mes vieilles quilles (et un peu mes vieux bras aussi) au défi de quelques aventures en 2025. L’hiver bruxellois est humide et c’est dans ma salle de sport que je me suis préparé. Comme l’an passé, Marcos et moi sommes retournés courir les 10 km de Uccle aux premiers jours d’avril. Je suis parti ensuite pédaler sur la Vennbahn, de l’Allemagne au Luxembourg, pour 200 kilomètres d’échappée solitaire au milieu des tourbières, des prés et des bois. C’était le week-end passé et c’était génial. Vient désormais après-demain, jour de 1er mai, le semi-marathon de Knokke. Je me réjouis de courir le long de la Mer du Nord, dans le vent marin et le soleil de printemps. Il faut un paysage, une ambiance, des gens pour bien courir. J’aurai tout cela à Knokke. Comme je l’aurai aussi à Woluwe-Saint-Lambert pour y courir le 11 mai les 15 km. C’est la course bruxelloise que je préfère. De là, une autre aventure, cadeau de ma famille, m’appellera en juin : le tour de l’Ile de Groix en kayak de mer au départ de Lorient. En juillet, je retrouverai les cols des Vosges à vélo, en y ajoutant une autre étape : l’ascension de la redoutable Super Planche des Belles Filles. Il sera temps en août de renouer avec la course à La Corogne et à l’Ile-Tudy, les sorties en kayak et peut-être un « revival », longtemps après, en planche à voile.

Le sport est un état d’esprit. C’est aussi un partage. On n’est jamais seul. Et on peut rire aussi. Je me souviens d’une édition des 20 km de Bruxelles qui m’avait vu perdre la semelle de l’une de mes chaussures vers le 14ème kilomètre. J’avais parcouru la distance restante en claudiquant, une jambe plus haute que l’autre, suscitant la curiosité, puis l’hilarité de certains coureurs à mes côtés. Passant la ligne très dignement, j’avais eu l’impression de descendre d’une voiture dont tous les pneus étaient à plat. Je n’avais plus de jus, j’étais moulu, mais j’avais été au bout et j’avais bien mérité ma médaille. Je me souviens d’une autre course que j’avais courue sans lentilles et j’étais juste, comment dire, un peu perdu… On apprend de ses erreurs et, osons même le mot, de ses conneries. Bien vérifier son matériel, ne rien oublier, écouter son corps, ne pas se mettre dans le rouge, se souvenir que l’important est de participer, tout cela compte, mine de rien. Mais le sport, ce sont aussi des tas d’anecdotes et quelques moments de grâce qui font les souvenirs. A Lisbonne en mars 2012, alors que j’étais déjà en campagne pour les élections législatives, j’avais couru sans grand entrainement le semi-marathon, obtenant mon meilleur temps à ce jour alors que tout l’inverse aurait dû se produire. C’était un beau printemps.

Le sport fait du bien à tous les âges. Je rends un fier hommage à ma maman qui a repris le stretching cette année en cours collectif. Tant dépend de la volonté, finalement. De la volonté, elle en a et moi aussi. Si je parviens en haut de la Super Planche des Belles Filles en juillet, j’aurai qualifié mes vieilles quilles pour aller plus loin. Depuis si longtemps, je rêve du Galibier, de l’Izoard, du Tourmalet, du Puy-de-Dôme à vélo. Il n’est jamais trop tard pour pédaler jusqu’au bout de ses rêves. Et il y a aussi un autre truc qui me trotte dans la tête : aller à pied à Saint-Jacques de Compostelle, depuis Vézelay. C’est un peu dingue, mais c’est possible. J’en ai parlé une ou deux fois sur mon blog. Ce serait autant pour le sport que pour l’âme. Il faudra que je trouve le temps nécessaire, sans grand doute celui de la retraite, que mes enfants aient grandi et qu’une autre vie soit venue pour que je puisse partir ainsi sur le chemin l’espace de quelques mois pour user mes souliers, noircir de notes des tas de carnets de souvenirs et capter par la photo les paysages traversés. Dans l’intervalle, il faudra bien les entretenir, ces vieilles quilles impatientes, renouveler les aventures, et rallier d’autres sportifs car rien ne bat l’émulation collective, la joie de vivre partagée, le bonheur de bouger et de découvrir, encore et toujours.

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Sauvons la Commission nationale du débat public!

© Assemblée nationale

Le projet de loi de simplification de la vie économique, en débat à l’Assemblée nationale, pourrait conduire à la suppression de la Commission nationale du débat public (CNDP). Ce serait de mon point de vue une grave erreur politique, un choix funeste à rebours d’une demande de démocratie participative exprimée par nos compatriotes à diverses reprises, y compris durant la crise des Gilets jaunes. La CNDP a 30 ans cette année. C’est une autorité indépendante dont la mission est de donner contenu au droit à la participation du public dans l’élaboration des projets et des politiques publiques ayant un impact sur l’environnement. Ce droit vient de loin, autant de la Convention d’Aarhus de 1998 sur l’accès sur l’accès à l’information, la participation du public au processus de décision et l’exercice de la justice environnementale que de la Charte de l’environnement, partie intégrante depuis 2005 de notre bloc de constitutionnalité, qui reconnaît les droits et devoirs relatifs à la protection de l’environnement. La CNDP est essentielle pour la démocratie participative en France. Elle veille à ce que le public ait accès à toute l’information nécessaire, elle organise les réunions publiques et le recueil des positions de chacun, dont elle assure la prise en compte dans la décision finale sur les projets concernés.

Simplifier est nécessaire. J’en suis partisan. La France est un maquis de normes inutiles et d’obscurs comités, strates héritées d’un passé lointain, qui sont des obstacles à la liberté d’entreprendre, d’investir et d’innover. Pour réussir dans notre pays, il faut avoir la foi chevillée au corps et secouer bien des inerties. Simplifier, c’est donc encourager. Cela n’interdit pas pour autant la clairvoyance et la prise en compte d’intérêts légitimes, comme l’acceptabilité de projets ayant un impact sur l’environnement. Supprimer la CNDP ou retirer les projets industriels de ses activités, ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain. Singer Milei ou Musk pour libérer notre pays d’une bureaucratie pesante n’est pas la meilleure idée. Faire montre de discernement dans l’effort de simplification serait plus inspiré. La société française crève de la verticalité du pouvoir, des décisions prises « d’en haut » par des gens qui savent pour tous les autres. La concertation, l’écoute des points de vue, la capacité de modifier un ou plusieurs aspects d’un projet, voire celle de l’abandonner à la suite d’un exercice cadré de démocratie participative sont essentielles pour la société française. La CNDP ne donne pas au public un droit de veto sur un projet à impact environnemental, mais elle lui assure qu’il sera entendu et c’est précieux.

La France est minée par une crise démocratique qui vient de loin. A chaque élection, on le déplore. Des livres racontent cette crise, des tas d’articles aussi. L’idée de ne compter pour rien, d’être des pions ou des invisibles est destructrice pour l’esprit national. Il se développe une France à plusieurs vitesses, désillusionnée et rageuse, qui est une bombe à retardement, un réservoir de voix à terme majoritaire pour toutes les aventures populistes. Je ne fantasme pas le pouvoir de la démocratie participative, mais je le crois incontournable pour avancer ensemble et apporter en toute sincérité la preuve que chaque citoyen peut s’exprimer dans la construction de notre avenir commun. Il s’agit pour chacun, autorités incluses, de convaincre et aussi d’accepter de se laisser convaincre. Il n’y a rien d’infâmant à prendre en compte le bon sens populaire. C’est ce que l’on ne fait plus suffisamment depuis longtemps. La réussite d’un projet repose, entre autres, sur un point d’équilibre entre les différents acteurs concernés, et donc sur un compromis. La CNDP, avec son bilan de 30 ans et les principes participatifs qu’elle met en place, y a largement concouru. Avec elle, nous ne sommes pas face à un comité inutile, mais à une instance dont l’économie a besoin pour avancer avec le soutien du plus grand nombre.

L’époque que nous traversons est rude. Depuis la pandémie, la guerre en Ukraine, l’envolée des prix de l’énergie et l’ébranlement de l’ordre international, le sujet environnemental et le défi climatique ont été relégués bien loin. C’est de l’ordre du « nice to do », à revoir lorsque reviendront des jours meilleurs. « L’environnement, cela commence à bien faire », affirmait Nicolas Sarkozy durant son quinquennat, prenant à contre-pied la dynamique et les décisions du Grenelle de l’environnement. 15 ans et plus après, nous y sommes de nouveau. Renvoyer l’environnement et le climat au rang de préoccupations mineures revient à se tromper lourdement. Il en va de même de la question démocratique. L’un des échecs de la décennie Macron aura été d’ignorer la société, les corps intermédiaires, le besoin de participation des citoyens, leur soif d’avoir la parole. Que sont devenus les cahiers de doléance du grand débat national lancé durant la crise des Gilets jaunes ? Nul ne le sait vraiment. En a-t-il été tenu compte ? Non. On ne peut promener les citoyens avec une promesse de démocratie participative en réponse à des évènements secouant la société et choisir ensuite de n’en rien faire lorsque les choses se calment. Il y a là un manque de sincérité préjudiciable pour tous.

Je suis un homme d’entreprise qui a connu la politique. La décroissance n’est pas mon horizon. Je suis attaché au modèle social français et je sais qu’il nous faudra travailler plus pour le protéger. Je sais aussi que les Français ont besoin de refaire nation et que passer la démocratie participative par pertes et profits n’y conduira pas. Le manichéisme en la matière est une plaie et les certitudes du libéralisme économique ne me convainquent pas. Il ne faut pas opposer la réindustrialisation et l’environnement, l’investissement et les droits. Quelle société prépare-t-on si on lâche sur tout, si la Charte de l’environnement devait au mieux rester une somme de vœux pieux ? Je veux prendre un tout autre pari, celui que la préservation intelligente de l’environnement, loin d’être un frein au développement économique, peut en être un moteur utile. Je prends aussi un second pari, celui de la cohabitation féconde de la démocratie délibérative et de la démocratie participative. J’observe avec inquiétude les débats parlementaires et certaines déclarations gouvernementales, entre évanescence et propos bravaches. L’action de la CNDP incarne l’esprit de compromis et la volonté de construction dans lesquels je me reconnais. J’espère que la raison l’emportera. La CNDP doit exister et continuer à agir.

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Dire aux Belges qu’on les aime

Comme tellement d’autres amoureux du cinéma et des salles obscures, l’annonce de la disparition de la comédienne belge Emilie Dequenne il y a quelques jours m’a beaucoup peiné. Je me souviens encore de la révélation bouleversante de son talent dans le film Rosetta des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne en 1999. Ce film a marqué toute une génération de cinéphiles, en Belgique et bien plus loin, et il reste toujours une référence tant de temps après. Emilie Dequenne était très jeune. Elle n’avait que 17 ans. Elle avait apporté au personnage de Rosetta une dignité et une rage de vivre d’une rare authenticité. Son interprétation était époustouflante et tellement juste. Pour qui a la fibre sociale et tout simplement humaine, ce film prenait irrésistiblement aux tripes. Il était si vrai. Le jury du Festival de Cannes l’avait honoré de la Palme d’Or et je crois bien que nous étions nombreux en Belgique, en cette soirée désormais lointaine du printemps 1999, à partager devant nos écrans de télévision toute l’émotion d’Emilie Dequenne sur la scène du Palais des Festivals au moment de recevoir le Prix d’interprétation féminine que le jury venait aussi de lui décerner. Le visage d’Emilie Dequenne est entré ce soir-là dans nos vies, comme ses personnages et sa richesse de jeu, pour des années et d’autres grands films.

La Belgique est un formidable creuset de talents. Le sait-on assez, le dit-on assez ? En Wallonie, en Flandre, à Bruxelles, la création cinématographique est remarquable et bouscule bien des codes. Le cinéma belge transcende là où le pays et sa réalité institutionnelle plutôt baroque déconcertent souvent. Il y a une imagination, une inventivité, une diversité, une générosité du récit qui traverse toutes les frontières, linguistiques comme politiques, et qui fait du bien à la société. Emilie Dequenne en a été une figure attachante, depuis Rosetta jusqu’à ses plus récentes interprétations. Je me souviens de son rôle de maman dans Close, le film du jeune réalisateur flamand Lukas Dhont, Grand Prix du Festival de Cannes en 2022. Sophie, la maman, faisait le deuil de Rémi, son fils adolescent et, dans une scène bouleversante, aidait Leo, le meilleur ami de Rémi, à le faire à son tour. Ce film, comme Rosetta vingt ans auparavant, m’avait touché par sa sensibilité, sa justesse et sa capacité unique à mettre des images, des visages, un récit, un scénario, des dialogues sur les réalités cruelles d’une époque. Les Palmes d’Or, les César, les Magritte et tellement d’autres prix cinématographiques disent beaucoup de ce que le cinéma belge et désormais aussi le monde belge des séries apportent de meilleur.

Il y a plus de 30 ans que je suis arrivé en Belgique et j’ai longtemps couru les cinémas de Bruxelles, jusque dans de petites salles aujourd’hui disparues. Avec le recul, j’ai l’impression d’avoir beaucoup appris du pays par ses créations, sa jeunesse, ses arts, ses films et par l’imaginaire qui s’y déploie sans relâche. Cela forme une belle part, insuffisamment connue, de son identité. Peu à peu, la société belge m’a aspiré et je me suis mis à aimer ce pays comme le mien, pour les gens, leurs passions, leur générosité, leur humour, leurs colères, leurs rêves. Je me suis mis aussi à en vivre les joies et les peines, grandes et petites, à mesure que venaient les années. J’aime la saison des grandes courses cyclistes, quand un moment partagé dans la foule au bord d’une route flamande ou wallonne est une passionnante immersion. J’aime les paysages ventés de la Mer du Nord et les sommets ardennais d’un pays qui n’est pas que plat. Le beffroi de Bruges et les places de Gand ne cesseront jamais de m’émouvoir. Je ne remarque même plus la pluie tant elle fait partie de la vie. C’est dire, certainement, que la Belgique rend heureux, comme un film avec Benoît Poelvoorde ou François Damiens fait rire ou grincer, comme un film avec Emilie Dequenne faisait et fera toujours venir l’émotion et l’espérance.

Je suis un Français en Belgique, un cinéphile d’hier et d’aujourd’hui, qui veut, en ces jours de peine commune, dire aux Belges qu’il les aime, tout simplement. Cela vient du fond du cœur. C’est un bout de nos vies qui s’en va avec Emilie Dequenne, un bout partagé. Et là est sans doute l’une des plus belles forces du cinéma : le partage. On n’est jamais seul face à un écran. Il est dur de garder une émotion, un sentiment pour soi. Il faut en parler maintenant, demain, toujours. Le cinéma crée du lien là où la société s’individualise. C’est pour cela qu’il faut le protéger, le soutenir, le faire vivre, parce qu’il est précieux. La Belgique nous donne bien des leçons utiles. Puissions-nous nous en inspirer, y compris par le sourire et l’auto-dérision qui nous font souvent défaut. Nous autres, Français, nous prenons trop au sérieux. Le cinéma belge est une sorte de « raconte-moi », un miroir vrai et humble de la vie, un tableau à découvrir. C’est sa marque. Je pense à Emilie Dequenne, à sa famille, aux siens. Et à nous tous aussi, que les films continueront de faire rêver. Le souvenir d’Emilie Dequenne demeurera. Nous la reverrons sur les écrans, petits ou grands. Elle saura encore nous émouvoir. De nouveaux talents viendront et apprendront d’elle, parce que le cinéma est un témoin que l’on transmet.

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Mon autre Mamie

J’ai eu la chance d’avoir une grand-mère lumineuse qui aura accompagné ma vie durant plus de 40 ans. J’en ai eu une autre aussi, partie bien trop tôt, et dont le souvenir ne m’a jamais quitté malgré le temps qui s’est écoulé depuis ce triste 14 mars 1975, le jour de sa disparition. Je l’appelais Mamie Bourg. Sans doute l’avais-je ainsi baptisée parce que dans mes premiers mots d’enfant, elle qui vivait au bourg de Quimerc’h, je voulais la différencier de mon autre grand-mère, garde-barrière à Kerhall, à un ou deux kilomètres de là. Nous venions à Quimerc’h durant les vacances, parfois aussi en fin de semaine. Du jardin de Mamie Bourg, au-dessus de la voie de chemin de fer entre Quimper et Brest, j’apercevais la maisonnette de garde-barrière de Kerhall. Mes deux grands-mères n’avaient pas de jumelles, mais elles pouvaient s’apercevoir. Elles se rendaient visite aussi. Je me souviens encore de voir venir Mamie Bourg, le long de la voie, pour retrouver ma garde-barrière de Mamie. Le café chauffait sur le fourneau. Mamie Bourg s’appuyait sur sa canne. Le handicap dont elle souffrait depuis petite faisait partie de sa vie. Elle le surmontait avec un grand courage. Je n’avais pas le droit de courir auprès de la voie. J’attendais qu’elle arrive près des barrières pour l’embrasser.

Mamie Bourg s’appelait Marie-Jeanne. Elle était une enfant de Quimerc’h. Au décès de son papa en 1919, avec sa maman Joséphine et ses 6 frères et sœurs, elle avait quitté la ferme familiale pour venir vivre au bourg. Mon arrière-grand-mère y avait acquis un petit bar. Dans une extension du bar, Mamie Bourg, alors jeune fille, avait installé un petit salon de coiffure. Elle était formidablement habile de ses mains. C’était aussi une remarquable couturière. C’était les années 1930. Un peu plus bas que le salon de coiffure, il y avait la boulangerie Le Borgn’ et le fils du boulanger, Jean. Jeanne-Marie et Jean unirent leur destin. La jeune coiffeuse devint boulangère. Mon père Armand naquit en 1936 et son frère Georges en 1940. En 1940, la guerre avait débuté et mon grand-père était mobilisé loin de Quimerc’h. Il ne reviendrait qu’en 1945, après 5 années de stalag à Lüneburg. Notre boulangerie fut occupée par les Allemands. Il fallait continuer à faire du pain pour le village. J’ai retrouvé dans les archives familiales une lettre signée de mon arrière-grand-mère demandant la libération de son fils. En vain. Mamie Bourg traversa la guerre avec ses deux jeunes enfants, courageusement. La famille se serrait les coudes. L’entraide et la solidarité étaient fortes. La lecture de lettres très émouvantes me l’a appris.

Je n’ai jamais connu mon grand-père Jean. Un accident tragique lui prit la vie en 1962. Mamie Bourg avait à peine 50 ans. Elle vendit la boulangerie et reprit son métier de coiffeuse. Elle fit construire un salon contigu à sa nouvelle maison. C’est là que j’ai mes souvenirs. Toutes les chevelures et toutes les barbes de Quimerc’h passèrent par chez elle durant près de 15 ans. Pour le petit garçon que j’étais, le salon de coiffure était mystérieux. On y accédait par un escalier sombre, que mon oncle Georges avait décoré comme les grottes de Lascaux, avec des peintures rupestres et des stalactites et stalagmites en plâtre. C’était redoutablement original dans le Quimerc’h des années 1960. J’aimais entendre Mamie Bourg parler breton à ses clients. Je me glissais dans un petit coin pour observer et aussi pour lire les exemplaires de Miroir du Cyclisme déposés sur le banc rouge d’attente. Je préférais cela à Mode de Paris, l’autre lecture favorite du salon. Il y avait chez Mamie Bourg une profonde bienveillance, une douceur particulière et une forme d’autorité naturelle aussi. Ses clients lui parlaient avec un grand respect. Elle avait passé toute sa vie à Quimerc’h. Il y a quelques années, un Quimerchois de mon âge m’avait dit que ma grand-mère avait fait partie de leur histoire. Cela m’avait beaucoup ému.

Mamie Bourg était une très belle femme. Elle avait de longs cheveux noirs, qu’elle ramassait chaque matin dans un grand chignon. Elle était coquette et bien mise. J’adorais m’asseoir avec elle à la table de la cuisine. Elle me servait un petit verre de Pschitt ou de Reina et me parlait, me racontait le village ou les gens, partageait ses souvenirs. Je me souviens d’une expression qu’elle employait souvent, « dans le temps », pour m’expliquer le temps d’avant. De sa cuisine, on voyait la campagne tout au loin. A mon père, elle donnait des nouvelles de ses copains d’enfance. Je me souviens de l’un d’entre eux, « Jean du Cosquer », dont elle parlait souvent. C’était aussi une fine cuisinière. Un délicieux fumet s’échappait toujours de la cuisine lorsque nous venions la voir depuis Quimper le dimanche. J’ai le souvenir de son civet de lièvre et de ses confitures d’abricot. Dans le grenier de la maison, Mamie Bourg avait fait aménager pour ma sœur et moi une petite chambre. Sur le chemin de la chambre, nous passions bien vite devant une étagère remplie de bouteilles contenant des serpents. Mon père et son frère étaient tous deux professeurs de biologie. Les serpents et la grotte de Lascaux rendaient la maison particulière, mais plus encore attachante. J’étais heureux chez ma grand-mère et je l’aimais beaucoup.

Un jour de l’été 1973, elle m’avait donné 10 Francs pour acheter un livre. Elle voulait que je me fasse une petite bibliothèque chez elle. J’avais été acheter l’album de Tintin au Tibet à Pont-de-Buis. J’imaginais que je pourrais avoir mes livres de Quimerc’h et grandir avec eux dans ma petite chambre sous le toit. Je n’avais que 8 ou 9 ans. Je n’avais pas idée des misères de la vie et de l’éphémère. A l’été 1974, un petit mot punaisé sur la porte du salon de coiffure informa les clients que Mamie Bourg était souffrante. Nous le découvrîmes en lui rendant visite au retour des vacances. Ma grand-mère était fatiguée. Elle pensait à la retraite. La maladie venait. Je n’en avais pas conscience. Mamie Bourg était toujours là, face à nous, souriante malgré tout. Le 1er janvier 1975, muni du petit appareil photo reçu du Père Noël quelques jours auparavant, je fis une photo d’elle dans son fauteuil. Ce fut sa dernière photo. Ce fut aussi la dernière fois que je la vis. Deux mois après, elle nous quittait. Mon chagrin fut immense. Je ne comprenais pas ce qu’était la mort. Je me souviens de l’enterrement, des gens qui pleuraient. Et du jour où nous revînmes pour la première fois dans la maison de Mamie Bourg, vide, froide, sans elle. Ce fut longtemps pour moi comme une blessure intime.

J’ai passé à Quimerc’h bien des étés après la disparition de Mamie Bourg. Nous redonnions vie à la maison l’espace de quelques semaines. J’avais ramené chez nous l’album de Tintin car il était mon souvenir d’elle. L’adolescence venue, je grimpais au cimetière pour retrouver Mamie Bourg. Elle m’avait conduit un jour à la tombe de mon grand-père, là où elle était désormais aussi. Ses souvenirs partagés devinrent les miens et je me mis à aimer le village passionnément. J’étais de Quimerc’h. Je le reste. Avec le temps, je me suis demandé ce que, grandissant, ma relation avec Mamie Bourg aurait été si ma grand-mère avait eu le bonheur de vivre plus longtemps. J’avais une douce complicité avec elle et je crois bien que je serais venu de Quimper à vélo, puis à vélomoteur après passer avec elle des vacances sous mon toit de Quimerc’h. J’aurais continué à apprendre d’elle. Je conserve la peine de ne pas avoir eu cette chance. Les années qui passent ont hiérarchisé mes souvenirs, mais ne les ont pas effacés. Je n’ai pas oublié le regard et les mots de Mamie Bourg, le timbre de sa voix, sa démarche, ses gestes. Cela fait 50 ans aujourd’hui qu’elle n’est plus là. J’ai eu envie de rassembler ces images et de la raconter, comme un petit-fils qui n’oublie pas et qui pense toujours à elle.

Avec ma soeur Isabelle dans le jardin de Mamie Bourg, avec au loin de passage à niveau de Kerhall
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Libres !

La photo en illustration de ce post aura bientôt 6 ans. C’est celle du temps paisible d’avant le Covid, d’avant la guerre en Ukraine, d’avant l’ébranlement redoutable du monde. Les petits personnages qui couraient vers l’océan dans la lumière du mois d’août ont bien grandi depuis lors. Ils voient venir l’adolescence. Les amoureux de la Bretagne reconnaîtront la chapelle de Saint-They et la Pointe du Van. Plus à l’ouest, on ne trouve guère sur le littoral français. Quelques bons milliers de kilomètres plus loin, ce seront les côtes canadiennes et américaines. J’aime cette pointe et ce Cap Sizun qui, tel une étrave, s’enfonce fièrement dans l’Atlantique. Sur les falaises, dans le vent, depuis ma jeunesse, j’y ai toujours ressenti un sentiment enivrant de liberté. De la Pointe du Van ou de la Pointe du Raz, j’ai voulu imaginer, longtemps avant de les découvrir, ce qu’étaient les rivages de l’autre côté, avec le sentiment que cet océan nous était commun et qu’il scellait entre nous un destin partagé. Je n’ai jamais vu l’Atlantique comme une fin, je l’ai toujours vu comme une union. C’était bien avant que je m’intéresse à la géopolitique et aux choses du monde. Ce sentiment ne m’a jamais quitté. Je devais être un petit finistérien atlantiste par intuition. J’y repense souvent depuis que le monde est devenu sombre.

J’aime passionnément la liberté. Je ne conçois pas de vie heureuse sans liberté. Je venais d’avoir 25 ans lorsque le Mur de Berlin est tombé. Ce moment m’a marqué à jamais. J’exécrais le totalitarisme communiste, les Etats prisons, la police de la pensée. J’espérais que s’instaure un âge d’or de la démocratie, qui dure longtemps, toujours peut-être. Je rejetais tout aussi vivement le fascisme, les dictatures d’extrême-droite, la haine, le racisme, la bigoterie. Je suis un démocrate par passion. Il y a de la place pour chacun dans une société de liberté. La liberté, c’est l’Etat de droit. La liberté, ce n’est pas la jungle, la loi du plus fort, celle des grandes gueules ou des brutes épaisses, de Trump ou de Poutine. Je crois à la Constitution, à la nôtre en France, et à celles des autres aussi. Je crois à la justice constitutionnelle. On n’écarte pas une Constitution en vertu des circonstances, de l’ivresse de la puissance, de l’idée qu’un succès électoral permettrait tout. Je crois aussi à la séparation des pouvoirs qui nous protège, nous les citoyens. Celui qui gouverne n’est pas celui qui fait la loi. Et celui qui juge ne gouverne ni ne légifère. Tout cela, c’est l’Etat de droit, dans lequel je glisse le droit international et le droit européen aussi. Ces convictions m’ont construit. Je n’y renoncerais à aucun prix.

Précisément, la liberté n’a pas de prix. Elle ne s’achète pas par une quelconque vassalisation. Elle se défend par la force. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille baisser la tête, tout accepter, à commencer par le pire, par crainte de la guerre. Poutine menace l’Europe par opposition à la liberté. Il ne veut pas de la liberté. Il est un dictateur qui sait trop bien qu’une société libre, où la personne humaine serait respectée dans sa dignité, scellerait la fin de son régime. Il asservit pour se protéger, pour régner et terroriser. C’est à la liberté qu’il fait la guerre, et si tout au bout il pouvait peut-être y avoir la paix, ce serait pour lui sans la liberté, à l’exclusion de celle-ci. Pour Trump, la liberté, c’est seulement la sienne. Celle des autres, il s’en moque. C’est sa liberté de menacer, d’insulter, d’annexer, d’abandonner, de trahir. Le discours de J.D. Vance à Munich le 14 février m’a révulsé. Comment pouvons-nous accepter de nous faire faire la leçon sur la liberté d’expression ? Ce discours était une agression brutale, vulgaire et indigne à l’égard des démocraties européennes. La liberté, ce n’est pas le mercantilisme des GAFA, ce n’est pas celle de mentir et de désinformer à tout crin sur les réseaux sociaux, à l’abri de toute vérification des faits et réalités, désormais proscrite.

La période est moche. Elle l’est d’autant plus que résonne chez nous le concert des opportunistes, des populistes et des pleutres. Les médias de Bolloré annoncent, jouissifs, la victoire prochaine de Poutine et la droite extrême les suit avec jubilation. A l’extrême-gauche, l’anti-américanisme de LFI emporte tout, la liberté de l’Ukraine, celle de l’Europe, 70 années et plus de construction d’un espace de prospérité, pour un soi-disant non-alignement ne dissimulant guère la soumission à l’arbitraire et peut-être même une fascination pour lui. Le bolivarisme n’aime pas la liberté. Or, c’est la liberté, encore et toujours, qu’il faut défendre, qu’il faut promouvoir, même si c’est dur, parce que c’est dur. Je tiens aux valeurs européennes, à celles de cette communauté euro-atlantique qui unit les deux rives de l’océan et qui m’est chère parce que nous avons, envers et contre tout, la liberté, la démocratie, l’égalité, les droits de l’homme en partage. Durant des années à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai vu combien ces valeurs avaient un sens, combien elles fédéraient, par-delà les soubresauts et les tragédies de l’histoire. Je n’oublie aussi aucun de ceux qui sont tombés pour la liberté et à qui nos générations doivent des décennies de paix. Ma famille sait ce que ce sacrifice signifie.

Il n’y a pas de fatalité à l’effacement de la liberté, à l’illibéralisme. L’Europe est face à son destin. C’est son heure, c’est maintenant ou jamais. Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Trump voudra démanteler l’Europe. Ne cédons rien, ni à l’un, ni à l’autre. L’union politique de l’Europe est son plus grand atout. Il faut s’y accrocher, la développer, réarmer militairement notre continent parce que c’est par la force que l’on défend la liberté. C’est un effort massif et urgent en faveur de leurs capacités de défense auquel nos pays et nos sociétés doivent consentir. L’autonomie stratégique de l’Europe est la condition de sa survie. L’Ukraine doit en être parce que l’Ukraine, c’est l’Europe. Ce qui se joue là-bas, à Kiev, à Kharkiv, à Odessa, est notre avenir de pays et de peuples libres, notre maintien dans l’histoire. Dans le débat public, il ne faut surtout pas se taire face à tous ceux qui nous pressent de renoncer, de nous faire petits, d’oublier l’Europe et même de l’abhorrer. Il faut au contraire argumenter, convaincre, lutter. En abandonnant l’Ukraine, en s’alignant grossièrement sur le narratif de Poutine, Donald Trump a mis l’Europe en mouvement. C’est peut-être la meilleure leçon à retenir, pour nous assurément, pour lui éventuellement aussi. Il n’est jamais trop tard pour nous vouloir passionnément et fièrement libres.

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