
J’étais hier à Plounéour-Brignogan-Plages, dans le nord du Finistère. C’est là-bas, tout près de la Manche, que se trouve le siège du Groupe Ouest. J’en suis administrateur depuis 6 ans et le président depuis le mois de juin dernier. Nos réunions de Conseil d’administration ont lieu tous les trimestres. Chaque fois, roulant de Quimper vers ce que, Finistérien du sud, j’ai souvent et encore aujourd’hui appelé le nord, j’éprouve le même plaisir à ressentir dans les paysages traversés l’effet changeant des saisons. Il y a, au sommet de la dernière colline avant d’apercevoir Plounéour, Brignogan et l’immensité de la Manche, un calvaire que j’aime beaucoup. L’été, il est bordé d’un volumineux massif d’hortensias roses vifs. En fin d’automne, il n’y a plus ni fleurs ni couleurs, juste une pierre nue et sombre tendue vers le ciel et la lumière de décembre. C’est cette lumière qui me bouleverse. Elle est rase, souvent timide et parfois, l’espace d’un court instant, aveuglante et profonde aussi. Elle est fragile, comme la période que nous traversons. La fragilité, ce sont ces jours courts de fin d’année, le coin de ciel bleu que les lourds nuages chargés de pluie rattrapent vite. C’est aussi cette époque compliquée, l’état inquiétant du monde et de la France, les difficultés de l’économie, les bruits de bottes au loin.
En roulant vers la mer hier, j’ai traversé des villages. Les illuminations des carrefours, des places et des maisons annonçaient Noël. Cette autre lumière, je l’aime aussi. Elle est un phare vers lequel aller. Noël est une espérance. Je me suis souvenu du même voyage il y a 5 ans, durant le second confinement, lorsqu’il n’y avait plus ni café ni restaurant, pas encore de vaccins, juste des masques. C’était la tempête, le ciel était noir et tourmenté, le vent soufflait en tempête. Je logeais dans un petit hôtel de Huelgoat, le seul entre Lorient et Morlaix à ouvrir sa porte à quelques voyageurs en galère. Il y avait face à ma fenêtre un sapin rachitique décoré d’une improbable guirlande mise à mal par le vent. Les boules illuminées tenaient bon. Il fallait arriver à Noël. Dans leur lutte incertaine contre les éléments, je nous retrouvais tous, habitants, citoyens, amis, parents, courageux face à la pandémie, à ses risques et ses peurs, pour conjurer le sort, croire en le meilleur, saisir les mains tendues, se rattacher à la lumière qui viendrait. Jamais autant qu’alors, je n’avais ressenti la force de cette autre lumière de décembre. Au bout de ma route, il y avait comme hier le Groupe Ouest. On avait parlé ce soir-là d’imaginaire. Cela m’avait fait un bien fou. Rasséréné, j’avais repris dans la nuit la route des Monts d’Arrée, puis de la Belgique.
Le Groupe Ouest est une merveille. Je suis fier de présider au destin d’une aventure unique et de salut public : la protection, mieux même, la promotion de la diversité des récits, ce qui fait notre force et notre identité d’Européens. Chaque année, plus de 250 réalisateurs et scénaristes du monde du cinéma et des séries viennent de toute l’Europe et de plus loin se former en résidence au bord de la Manche, sur la Côte des Légendes. Il y a tant de manières de raconter une histoire, loin d’un récit unique, d’un super-héros et d’un final fracassant. Faire vivre cette aventure est un projet si profondément humaniste. J’ai la plus grande admiration pour les collaborateurs du Groupe Ouest, dévoués et passionnés, sur le pont toute l’année. Je le leur ai dit et je l’écris ici. Il y a deux jours, avec les auteurs en résidence, ils avaient accueilli pour une soirée chaleureuse et enjouée les bénévoles, habitants de Plounéour-Brignogan-Plages, qui prêtent main forte, aident, partagent, soutiennent, ne comptent jamais leur temps et font de leur petit coin de Finistère un formidable village d’auteurs. Cette force-là était hier pour moi une autre et généreuse lumière de décembre. Si la Bretagne est une terre aimée, c’est parce qu’elle est pétrie de valeurs telles l’entraide, la solidarité et l’humilité.
Je crois à la communauté des destins, à la puissance de l’imaginaire, à la capacité d’inventer ensemble. Rien ne serait plus funeste qu’une société s’abandonnant à l’individualisme. La Bretagne est une terre collaborative et d’entrepreneurs, forgée et irriguée par le mouvement coopératif. C’est sa chance et sa force. Au Groupe Ouest, les récits s’élaborent, les méthodes et les outils y conduisant aussi. C’est un bouillonnement d’idées. Notre monde a besoin de sens. Les outils de la fiction peuvent bénéficier au réel. C’est un champ immense de recherche et d’action. Je suis un défenseur de la démocratie participative pour la construction de projets qui fédèrent et créent de la valeur partagée. Cela vaut pour la vie locale, pour l’entreprise également. La narration est une construction, qu’elle emprunte les chemins de l’écrit ou ceux de l’oralité. De mon enfance bretonne, je me souviens de merveilleux conteurs, femmes et hommes simples qui racontaient, le soir venu, une petite histoire, un bout de légende et qui en faisaient une cathédrale pour l’enfant que j’étais. Etait-ce du charisme ? Sans doute. Etait-ce du talent ? Certainement. Etait-ce contagieux ? Assurément. Tout cela est toujours en chacun de nous si l’on sait rassembler, unir, imaginer. C’est l’œuvre et la mission du Groupe Ouest que d’y contribuer.
Voilà mes lumières de décembre. Les médias charrient bien des mauvaises nouvelles et les réseaux sociaux exultent de haines recuites. Il m’arrive de pester contre la connerie ambiante. Je n’ai pas envie d’écouter ceux qui, sur CNews ou de l’autre côté, dans l’outrance de débats d’Hémicycle, me disent ce que je dois penser, ce contre quoi je dois m’insurger et qui je devrais haïr. C’est l’envers de l’humanité. L’espérance s’écrit loin de la violence, du complotisme et des délires. Elle est dans l’engagement et dans la volonté. Et elle est aussi un combat. Notre monde ne sera celui des dictateurs fous et de ceux qui rêvent de le devenir que si nous renonçons à faire vivre, envers et contre tout, par l’affirmation et plus encore par la preuve, les causes de l’humanisme. Nous avons, toutes et tous, chacun à notre manière et là où nous sommes, cette part de responsabilité pour changer le monde en mieux. Traversant la nuit dernière, au retour du Groupe Ouest, le Léon endormi, je me faisais cette réflexion et me promettait de l’écrire aujourd’hui. C’est chose faite. Je ne suis pas passé par Huelgoat. Là-bas peut-être, les boules illuminaient de nouveau le petit sapin malmené d’il y a 5 ans. La résistance, c’est un long combat. C’est aussi une sacrée aventure humaine pour qui veut croire que le meilleur, loin du pire, est à venir.




Les cheveux longs
Chaque époque connaît sa petite révolution. Mes enfants grandissent. Sur le chemin de leur adolescence s’ouvre pour eux comme pour nombre de leurs amis une possibilité, un rêve, un Graal : avoir un smartphone, synonyme de liberté, d’échanges, de conquête. Doit-on résister à la liberté ? Assurément, non. Faut-il mettre en garde contre les risques et dangers de cette liberté ? Oui. J’ai fait sourire mes enfants il n’y a pas très longtemps en leur apprenant – ce dont ils se doutaient, vu les chiffres canoniques sur mon récent gâteau d’anniversaire – que les smartphones n’existaient pas lorsque j’avais leur âge et qu’au demeurant, la moitié de la France de l’époque attendait toujours le téléphone lorsque l’autre moitié, certes équipée, attendait la tonalité. C’est dire combien je viens de loin. A leur sourire s’est alors ajouté une interrogation affleurante : quel pouvait bien être dès lors le rêve d’émancipation et de liberté de leur malheureux papa sans téléphone dans ce monde d’avant ? Un vélo, un vélomoteur ? Un peu sans doute. J’ai eu les deux. Mais je n’eus pas à lutter et convaincre pour les recevoir. Mes parents aimaient les deux roues. J’ai pédalé, j’ai roulé et j’ai adoré cela. Mon rêve d’émancipation était ailleurs et il était bien différent : je rêvais d’avoir les cheveux longs.
J’ai grandi dans les années 1970. Cela fait un sacré bail. Si la machine à remonter le temps existait, je serais heureux de retourner faire un tour à cette époque. Les Trente Glorieuses s’achevaient et les chocs pétroliers n’étaient pas encore venus. Pompidou gouvernait. La France voyait arriver les premiers supermarchés et les pièces de nos maisons se couvraient de papiers peints oranges et marrons, couleurs fétiches et un peu criardes de ces années. J’ai le souvenir d’une modernité attendrissante et heureuse. La mode, c’étaient les pantalons longs aux pattes d’éléphant. On voyait cela partout. Les jeunes femmes les portaient et bon nombre de jeunes hommes également, en même temps qu’ils arboraient des cheveux longs. A l’école primaire, les cheveux poussaient aussi, mais pas les miens et j’en étais bien triste. Mon père était adepte pour lui d’une coupe à la brosse nette et fréquente ne laissant aucune place à une mèche rebelle. Ma grand-mère était coiffeuse. Nous allions tous les mois la voir à Quimerc’h, notre village, et le dimanche passé avec elle s’achevait toujours par une coupe, d’abord pour mon père, puis pour moi. Court devant et ras derrière, disait-on alors. J’essayais timidement et vainement de plaider pour des coups de ciseaux moins décisifs.
Les cheveux longs avaient une histoire et mai 1968 y était pour beaucoup. Tous les carcans et toutes les convenances confites avaient été secoués. Il était devenu interdit d’interdire. La société française respirait un air de liberté enivrant. Ma jeune maman et mon papa aux cheveux en brosse avaient fait mai 1968. Les libertés gagnées étaient un peu partout chez nous, à l’exception notable des coiffures masculines. Le saut était sans doute trop brutal. Je me souviens d’une grand-tante que j’aimais beaucoup, syndicaliste CGT et communiste, qui affirmait que les hommes ne devaient pas ressembler aux femmes et que les cheveux longs étaient un scandale pour cette raison. Le côté anar et relâché de mai 1968 n’avait pas embarqué tous les gens de progrès. Reste que du haut de mon enfance et bientôt de mon début d’adolescence, je ratais le train des bouclettes et des longues mèches indisciplinées que je voyais avec envie sur la tête de mes copains. J’essayais, j’argumentais avec un peu plus de persistance, je négociais face aux ciseaux et au miroir. Ce n’était pas simple. Ma grand-mère coiffeuse était bienveillante, mais mes explications ne la convainquaient guère. Les cheveux longs que je décrivais étaient en vogue à Quimper, pas vraiment dans les campagnes de Quimerc’h.
Tristement, la disparition de ma grand-mère nous conduisit vers un autre salon. J’y étais juste un jeune client parmi d’autres. Le coiffeur n’était plus juge et partie comme avait pu l’être ma grand-mère, qui me manquait beaucoup. Peu à peu, me rendant seul au salon, je pus m’affranchir et gagner ma liberté. Ce ne fut pas radical, pas tout de suite en tout cas. Mon père veillait et ma mère faisait attention. Progressivement, ma tignasse s’épaissit et les oreilles se couvrirent. Il fallait cependant que tout cela ait encore une forme. Lorsque ce n’était plus le cas et que le peigne devenait d’un secours relatif, la visite chez le coiffeur s’imposait. A la longue, c’est ainsi que je rattrapai les années de retard que j’avais sur mes copains pour embrasser le mouvement capillaire de l’époque. Je n’en ai pratiquement aucune photo. Les smartphones – encore une fois – n’existaient pas et si j’avais bien un petit instamatic, j’étais celui qui photographiait les autres sans imaginer un instant qu’il soit possible de retourner l’objectif vers moi pour ce que l’on appellerait un selfie une génération après. Me voilà ainsi forcé d’espérer que le lecteur de ces lignes croira sur parole que j’eus les cheveux longs jusqu’au début de l’âge adulte et qu’une rechute au milieu de la trentaine me rapprocha même un moment du catogan.
On a les rébellions qu’on peut. Je confesse les miennes. Il est permis et même recommandé d’en rire. Je ressens une forme de tendresse à raconter tout cela. C’était il y a longtemps. Les ciseaux ont repris depuis lors le contrôle de mes cheveux, lesquels virent doucement au poivre et sel, le sel l’emportant même bientôt sur le poivre. Une amie me racontait il y a quelques mois combien elle n’aimait pas la coiffure commune aux amis adolescents de son fils et des miens. « Ils ont tous des têtes de brocolis », me disait-elle. Le souvenir courroucé de ma grand-tante un demi-siècle avant me revint et je ne pus réprimer un sourire. Chaque époque a sa mode et ses moments plus ou moins heureux d’émancipation capillaire. Mes fils ont la coiffure qu’ils veulent. C’est leur liberté. Et surtout, rien n’est au fond jamais écrit. Je me souviens ainsi que, la retraite venue après 40 ans d’enseignement face à ses élèves de lycée, mon père se laissa pousser la barbe, mais aussi et surtout les cheveux. Finie la coupe en brosse. Il était allé au bout de son mai 1968 à lui. Secrètement, j’avais trouvé cela chouette. Il n’eut pas le temps de connaître les smartphones si chers à ses petits-enfants, mais il s’était affranchi des ciseaux. Il s’était dit à raison que la liberté fait du bien et qu’elle n’appartenait qu’à lui, qu’à nous.
Commentaires fermés