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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Mollo sur l’andouillette

Il y a un temps lointain, Edouard Herriot, l’ancien Président du Conseil et maire de Lyon, avait eu cette expression aussi drôle qu’imagée : « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Pour avoir connu et pratiqué la politique, je dois avouer que l’expression d’Edouard Herriot est plutôt fondée. En fonction des circonstances et en particulier de la proximité d’échéances électorales, l’odeur de l’andouillette est en effet plus ou moins persistante. Et à vrai dire, ces jours-ci, je la trouve même franchement oppressante. Toutes les chaînes de télévision, toutes les stations de radio rivalisent de débats, aussi chaotiques les uns que les autres, sur la chute annoncée du Premier ministre François Bayrou et de son gouvernement le 8 septembre. Chacun y va de son pronostic : qui à Matignon, quelle minorité de gouvernement, qui avec qui, qui contre qui, etc… Les amis d’hier se déchirent et les ennemis d’hier se regardent en chiens de faïence. Et si Macron voulait pousser Bardella pour ruiner les chances du Rassemblement national avant 2027, et s’il jouait le RN maintenant pour mieux revenir en 2032… C’est le moment de gloire du billard à trois bandes. Somme toute, comme l’avait dit un jour de campagne François Bayrou dans une autre vie, « le déconnomètre fonctionne à plein tube ».

Comment avons-nous bien pu en arriver là ? Tout remonte à la réélection d’Emmanuel Macron en avril 2022. De manière inexplicable, sitôt réélu, le Président de la République était entré en léthargie politique, agonisant durant des semaines sur l’identité de celle qui remplacerait Jean Castex à Matignon et privant de toute dynamique les candidats de son camp aux élections législatives de juin. Les oppositions en avaient profité pour refaire leur pelote, autant la gauche avec la Nupes sous le joug de Jean-Luc Mélenchon que le Rassemblement national. A l’arrivée, ces législatives qui auraient dû bénéficier de l’effet d’entrainement de la réélection aisée d’Emmanuel Macron pour conduire le camp présidentiel à une majorité absolue à l’Assemblée nationale générèrent une majorité très relative. De ce changement conséquent par rapport à la précédente législature, Emmanuel Macron n’a tenu aucun compte. Il a continué à gouverner avec la même verticalité, caporalisant le Parlement, ignorant les corps intermédiaires. La réforme des retraites, combattue dans la rue des mois durant par des millions de personnes, a été imposée sans vote par le recours à l’article 49.3. Ce fut une erreur politique majeure, une humiliation profonde et durable infligée au monde du travail et à la représentation syndicale dans sa diversité.

La seconde erreur fut la dissolution rageuse de l’Assemblée nationale au soir des élections européennes de juin 2024. Rien ne la justifiait, si ce n’est l’ego blessé du Président. Elle était inexplicable pour les Français et elle n’a jamais été comprise. Le pays est passé à deux doigts d’envoyer à l’Assemblée nationale une majorité absolue de députés d’extrême-droite. Seul un sursaut du front républicain constitué tant bien que mal au soir d’un premier tour aux résultats redoutables a permis d’éviter pareil scénario. De ce scrutin baroque, une conclusion s’imposait à tout observateur objectif : le camp présidentiel, en recul de quelque 100 sièges, avait été défait. Une autre réalité apparaissait aussi : les députés de gauche, rassemblés dans le Nouveau Front Populaire, étaient un peu plus nombreux que les députés de l’ancienne majorité. Dès lors, la logique aurait voulu que le Président de la République appelle une personnalité de gauche à constituer le gouvernement. Il n’en a rien été. C’est Michel Barnier, un représentant certes éminent du parti Les Républicains, en recul en sièges comme l’ancienne majorité, qui a été nommé Premier ministre. Il en est résulté une seconde humiliation, celle de millions d’électeurs de gauche qui ont perçu ce choix comme un déni de leur vote et un refus du résultat électoral.

La réalité est que l’actuelle législature ne dispose d’aucune majorité, absolue ou relative. Elle exprime la tripartition de la vie politique française. Il n’y a de solution de gouvernement possible que dans l’accord de formations rivales pour travailler ensemble. La France n’a malheureusement pas la culture de coalition, encore moins celle des grandes coalitions. C’est pourtant d’une grande coalition que cette législature a besoin si elle doit être utile aux Français. Au sein de cette grande coalition, il devrait y avoir les socialistes, autant pour des raisons politiques qu’arithmétiques. Ce n’est pas le cas. Là où le SPD sait faire en Allemagne les choix parfois douloureux que l’éthique de responsabilité réclame, le PS n’ose pas, prisonnier du quand dira-t-on de LFI et de calculs électoraux abscons. Si les 66 députés socialistes s’ajoutaient aux quelque 210 députés du « socle commun » sur la base d’un contrat de coalition faisant place à leurs idées et propositions, l’histoire serait différente. Ils ne le veulent pas et le « socle commun », en particulier Les Républicains, pas davantage. De ce fait, les gouvernements Barnier et Bayrou ont été des attelages de circonstances, sans souffle ni cap solide, faute d’une base parlementaire structurée et de leadership assumé, faute aussi d’oppositions responsables.

Michel Barnier a chuté après 3 mois lorsque le Rassemblement national, auprès duquel il était allé chercher du soutien à défaut de l’obtenir des socialistes, a baissé le pouce. François Bayrou, qui a manœuvré pour aller à Matignon, est arrivé 10 années trop tard. Son moment était passé. Il n’a pas su impulser une dynamique, diriger son gouvernement, donner une lisibilité à son action. Le conclave sur les retraites, qui aurait pu être une bonne idée, est devenu un Triangle des Bermudes et la présentation en juillet de son plan de remise en ordre des comptes publics n’a été suivie contre tout bon sens d’aucune négociation avec les forces parlementaires durant le reste de l’été. Le diagnostic de François Bayrou sur les comptes publics et l’endettement est pourtant le bon, mais la méthode pour mettre en œuvre le redressement est à l’inverse totalement désastreuse. En posant la question de confiance le 8 septembre, François institutionnalise de facto son renoncement. C’est un échec politique regrettable. Il n’était pas écrit qu’il doive en être ainsi. Il y a dans le gouvernement Bayrou des personnalités qui auront su faire progresser décisivement l’action publique malgré les vents politiques défavorables, en particulier Manuel Valls sur la Nouvelle-Calédonie avec l’accord de Bougival.

Un an et 3 mois dans la législature, la France est à l’arrêt. Elle n’aura plus de gouvernement lundi prochain et ses comptes publics sont lourdement dans le rouge. L’incertitude et le chaos minent la société, l’opinion publique, la vie économique, les investissements, les entreprises. Il est illusoire de se dire que parce que nous sommes la France, tout cela n’est pas si dramatique et qu’il ne se passera rien de grave pour nous sur les marchés financiers. Je redoute la réaction des marchés et la conséquence sur les taux d’intérêt d’une situation qui verrait l’endettement se poursuivre, la dépense publique croître mécaniquement et les budgets être rejetés par le Parlement cet automne. La France n’est pas une île et notre souveraineté, notre capacité à faire des choix collectifs et à les financer est menacée. Dès lors, de deux choses l’une : ou les forces politiques de l’arc républicain prennent la mesure des périls et entrent dans une négociation de grande coalition, ou l’Assemblée nationale devra être dissoute et de nouvelles élections législatives organisées. La France ne peut se permettre pour 18 mois encore, jusqu’à l’élection présidentielle du printemps 2027, un surplace politique menaçant pour son économie, son crédit international, sa réputation et son avenir.

Il ne sert à rien de mégoter, comme le font les groupes parlementaires de l’arc républicain. La solution leur appartient. Il s’entend que certains voudraient gagner du temps avec l’élection présidentielle dans le viseur. Mais que veut dire gagner du temps lorsque le pays est en aussi grande difficulté ? Une tactique électorale ne peut l’emporter sur l’intérêt général, sauf à abdiquer tout sens des responsabilités. Le Président de la République doit cesser de totémiser sa politique fiscale dont l’échec est désormais avéré par l’envolée des déficits des comptes publics. Il lui faut présider, non gouverner. Il y a des verrous qui doivent nécessairement pouvoir être desserrés, et notamment l’imposition des ultra-riches, si l’on veut trouver une solution de gouvernement pérenne, utile et acceptable aux Français. On ne peut demander aux classes moyennes et au monde du travail de supporter la charge et les douleurs d’un ajustement budgétaire rude pour préserver des choix de politique économique défaits dans les urnes en juillet 2024. Il faut enfin vouloir entendre la colère et les souffrances des Français. Le peuple souverain, c’est eux. Et c’est vers eux qu’il faudra retourner si le successeur de François Bayrou devait malheureusement échouer à son tour.

L’avenir n’est ni avec le Rassemblement national, ni avec La France Insoumise. Il faut épargner à la France les désastres immanquables liés à l’inculture économique, à l’autoritarisme, au rejet de l’Etat de droit, aux haines et aux obsessions. Mon cœur est à gauche et le reste. Je pense à Pierre Mendès France et Michel Rocard, qui ont tant marqué ma vie citoyenne. Tous deux ont su en leur temps relever les défis avec le plus grand courage. Les circonstances requièrent une abnégation inédite, un dépassement qui n’est en rien le renoncement aux idées et aux forces que nous chérissons, mais une volonté sincère de les rassembler lorsque les circonstances l’exigent. Au fond, pour retrouver Edouard Herriot et sourire un peu, ce qui s’impose, c’est d’y aller mollo sur l’andouillette. Opposer la responsabilité à l’aventure, c’est possible. Sortir de la facilité de la politique politicienne auxquels les Français ne comprennent rien et qu’ils rejettent puissamment, c’est un devoir. Il est grand temps. Comme je n’ai pas envie de laisser Herriot tout seul, j’en appelle à Michel Audiard. Dans Le Cave se rebiffe, il prêtait à Jean Gabin cette réplique implacable : « Les conneries, c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer ». Nous pouvons éviter cela à condition de nous rassembler. Le pire n’est pas toujours certain. Il n’en tient qu’à nous.

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L’esprit des vacances

Dans le Cantal, près de Murat

J’ai retrouvé Bruxelles et notre maison il y a deux jours. Au dernier virage vers notre rue, j’ai jeté un œil au compteur de ma voiture. Il affichait 6 024 kilomètres de plus que le matin du 25 juillet, lorsque j’avais pris la route des vacances. J’ai beaucoup roulé, comme je le fais chaque été, avec cette fois-ci en plus le curieux sentiment d’avoir vécu une vraie grande vadrouille. J’ai fait une bonne part des trajets seuls. J’allais rejoindre la famille, déjà arrivée en Galice. J’avais besoin de soleil, de voir des paysages, de prendre des chemins de traverse, d’être ému par les monuments et les églises, de ressentir la France. J’ai roulé à travers les Ardennes et la Champagne. Je me suis arrêté à Pouilly-sur-Loire face aux vignobles et au fleuve. Je n’étais pas pressé. Je suis sorti des autoroutes, j’ai pris de petites voies et surtout des tas de photos, là où je le voulais, là où je le sentais. En Auvergne, j’ai revu Tauves et les volcans. J’ai adoré le Cantal. A l’approche des Pyrénées, les bouteilles de Jurançon ont rejoint dans le coffre les bouteilles de Pouilly. Des connaisseurs les attendaient de pied ferme à La Corogne. C’était la fête à Lacommande, près de la maison des vignerons. Je suis resté, un peu plus que chaque été, parce que j’aime les fêtes de village et que cette grande vadrouille est devenue un rendez-vous annuel cher à mon cœur.

J’avais besoin de ces vacances et j’avais en même temps le sentiment que mon dernier passage à Pau n’était pas si lointain. Cela faisait pourtant un an. Est-ce l’âge qui nourrit cette impression que les années filent comme dans un grand sprint ? En juin, je m’étais découvert surpris que ce soit déjà l’été, comme si les mois pluvieux et ventés de la Belgique avaient été courts alors qu’ils ne le sont jamais. C’est pour cela sans doute que j’ai voulu vivre cet été à fond. Je me suis mis au défi des années et aussi des beaux jours. J’ai fait le tour de l’Ile de Groix en kayak au départ de Lorient, j’ai grimpé les cols alsaciens à vélo, j’ai couru ardemment sur le paseo maritimo de La Corogne, puis sur le chemin côtier de l’Ile-Tudy à la Pointe de Sainte-Marine. Tout cela fait quelques bonnes centaines de kilomètres à la force des jambes et des bras. Une conclusion s’impose, jouissive, joyeuse : je suis encore bon pour le service. En Galice et en Bretagne, la nuit et le jour, j’ai lu des tas de bouquins, des nouveaux et des anciens. J’ai retrouvé Simenon et Maigret. Et puis j’ai fait ample usage du devoir de déconnection : plus de mails, plus de messages, plus rien, juste des livres et un peu d’écriture de temps à autre. Cela fait un bien fou de ne plus lire et – pire – commenter les états d’âme de Tartempion ou de Duchnock sur tel ou tel réseau.

Les vacances ne sont pas la vraie vie, mais elles ont une immense valeur d’idéal. J’aime leur esprit, cette forme de légèreté, l’insouciance qui vient et que l’on accepte volontiers. J’étais heureux de voir mes enfants heureux. Ils ont nagé, pédalé, barré, joué, couru. Et ils ont beaucoup ri. Il y avait la famille, les cousins et surtout leurs héros, les vrais : les grands-parents. On ne dit jamais assez merci aux grands-parents pour leur gentillesse, leur présence, leurs petites et grandes histoires, leurs conseils pleins d’affection et de tendresse, leur autorité bienveillante. Les vacances sont le temps béni des grands-parents, le moment du partage, le saut des générations qui efface un instant les parents de la photo pour un dialogue qui construira les souvenirs de toute une vie. En Galice, en Bretagne, il y avait aussi les copains, ceux que l’on retrouve avec bonheur chaque été sur la plage et qui viennent parfois de loin, les amitiés qui durent et qui avancent au fil des années. Elles sont si précieuses. Les enfants grandissent, les ballons demeurent, ronds et ovales. Les vélos changent et la taille des catamarans aussi. Les régates deviennent aussi disputées que les parties de foot et de rugby. Les aventures de marins naissent. Fallait-il sortir le spi ? Pourrons-nous faire du cata seuls l’été prochain ? Serons-nous bientôt monos ?

Je suis parti un mois et mes enfants plus de deux mois. C’était génial. Nous avons vu du pays. Nous nous sommes tellement changé les idées. Je revois le départ des uns et des autres, à la fin juin et au début juillet, la route de l’aéroport, les valises bien faites, les casquettes vissées sur les têtes, les sourires sans fin. Les vacances se méritent. Il faut les préparer, bien s’en souvenir et surtout, travailler comme il faut à l’école pour les gagner. Ce doit être mon côté vieux monde que de raconter cela. Je partage parfois la mémoire de mes vacances d’antan, en Bretagne ou ailleurs. Elles étaient différentes et heureuses autrement. J’essaie de glisser dans les récits les anecdotes croustillantes qui font le sel des souvenirs. Je crois bien justement que c’est durant un été que j’avais lu Un singe en hiver, le roman d’Antoine Blondin, merveilleusement porté à l’écran par Henri Verneuil et Michel Audiard. Au retour de Bretagne dimanche, nous nous sommes arrêtés à Villerville, dans le Calvados, là où furent tournées les scènes mythiques du film avec Gabin et Belmondo. C’était notre dernière étape. La frontière belge allait venir. Je serais bien resté à Villerville tant j’ai aimé cette œuvre. Les vacances me réservaient cette dernière surprise, une immersion dans un souvenir de livre et de film qui a marqué ma jeunesse.

La boucle est bouclée. Les valises sont rangées. Demain, le bus scolaire passera pour ma petite équipe et septembre pourra alors commencer vraiment. Il fait beau sur Bruxelles, mais le ciel a de premières teintes d’automne. J’erre dans ma cuisine, cherchant les couverts là où ils ne se trouvent pas. Revenir n’est pas si simple, finalement. J’ai encore la tête au bord de l’Atlantique et à notre dernière nuit normande face à la Manche, ce temps nécessaire et doux avant la fin de la grande vadrouille. Je n’ai pas envie de ranger le hamac sur la terrasse. Sans doute m’y risquerai-je encore pour quelques dernières nuits à la belle étoile, comme sur la plage de Groix durant le tour en kayak, même si le ciel de Bruxelles n’est pas celui de la Bretagne. Je veux prolonger le moment, faire vivre encore l’esprit des vacances. Il y a les bonnes résolutions – courir, manger sain, pas stresser, rigoler – et il y a aussi les rêves d’après, y compris ceux de la retraite qui approche. Et si on se retrouvait, ici, souvent, me disaient à l’Ile-Tudy il y a quelques semaines Tina et Michele, mes amies du Collège d’Europe. Le soir commençait à nous envelopper. Nous nous étions donnés rendez-vous à la cale, 37 ans après Bruges. C’est vrai, il y a les souvenirs et il y a l’avenir. L’esprit des vacances est, je l’espère, celui de l’avenir.

Le Cabaret normand à Villerville, là où fut tourné Un singe en hiver
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L’Ile-Tudy, la nuit, l’été

Tous les étés, j’aime retrouver l’Ile-Tudy. Cela fait des années que j’y reviens, depuis les premiers pas de mes enfants sur la plage, depuis ma propre enfance quimpéroise aussi sans doute. Il règne à l’Ile-Tudy une atmosphère particulière, une douceur de vie et d’âme que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Ce sont la plage, la ria, les rochers. Ce sont aussi les petites ruelles, les maisons serrées les unes contre les autres, qui racontent une époque lointaine, humble et courageuse, chère aux cœurs et à la mémoire. La mer est partout, calme ou ventée, forte et généreuse, odorante et envoutante. Il y a l’écho des vagues, les cris des oiseaux de mer, un bruit de bateau. C’est un bout du monde duquel je me suis épris au point désormais de m’imaginer difficilement ailleurs. L’été ne dure pourtant pas toute l’année. Je reviens à la Toussaint, à Noël, à Pâques. La magie est autre dans les lumières d’une autre saison. Il y a bien moins de monde sur le Boulevard de l’Océan. L’été est particulier. Le village se remplit d’estivants, visiteurs de juillet, d’août et surtout de toujours. Les volets s’ouvrent, les maisons s’animent, les familles et les générations se retrouvent, les amis aussi. C’est rendez-vous à l’Ile-Tudy pour quelques jours, quelques semaines, un mois et plus peut-être, comme une promesse d’éternité.

Le soir, quand vient la nuit, j’aime marcher dans l’Ile-Tudy. La lune éclaire mon chemin. Je me laisse porter au hasard des rues. Rue des Ecoles, rue du Cimetière, rue des Tempêtes, rue des Mousses, rue des Mouettes, rue de la Conserverie et dans tant d’autres petites voies au nom évocateur, je me glisse comme une ombre, discrètement, goûtant l’instant, le moment. Je suis souvent seul et pourtant il y a du monde derrière les murs. Les fenêtres éclairées, les conversations, les éclats de rire qui parviennent jusqu’au dehors racontent les rassemblements joyeux autour d’une grande table ou d’un salon. J’aperçois subrepticement des visages animés, je devine les bonheurs des jours et des nuits, les amitiés et les amours aussi. J’imagine le souhait certainement partagé que ces jours et ces nuits durent longtemps. J’aime le jaune incertain de ces pièces vite entrevues et aussitôt dépassées, illuminées de vie, et le bleu sombre d’un ciel dans lequel subsistent parfois les ultimes lueurs du soleil couchant. C’est l’Ile-Tudy la nuit, l’été. Je marche longtemps, sans me presser, accompagné par le bruissement rassurant de la mer. Sur mon chemin, je n’oublie jamais de passer devant l’église. J’ai besoin de croiser Saint-Tudy ou plutôt de le laisser m’observer depuis les hauteurs du clocher.

Il y a dans ces pérégrinations nocturnes comme un parcours à la Simenon. L’Ile-Tudy, ce sont des lumières, des couleurs, du vent et de temps à autre aussi un peu de pluie, autant d’éléments finalement que le romancier liégeois et génial créateur de Maigret aimait à disposer tout au long de ses romans, avec la part nécessaire de mystère et quelques solides personnages. Il y a quelques jours, j’ai relu avec bonheur le roman de Jean Failler, Mort d’une rombière. L’intrigue se passe à l’Ile-Tudy. Je l’avais découvert une première fois au tournant du siècle, il y a quelques bonnes années. Une génération a filé depuis, mais j’ai retrouvé dans l’enquête de Mary Lester, l’intemporelle héroïne de Jean Failler, tant de repères passés et encore présents qui font de l’Ile-Tudy un lieu à l’atmosphère unique. Je me suis ainsi arrêté devant la maison que je devinais être celle de la malheureuse rombière, imaginant la nuit où Mary Lester, la visitant discrètement à la recherche d’indices, avait rencontré l’ombre du meurtrier qu’elle arrêterait peu après – la nuit encore – dans un vivier de Loctudy. Et je me suis souvenu aussi, parce que le souvenir de Simenon ne me quittait plus, que c’est également la nuit, depuis le toit de l’Hôtel de l’Amiral, que Maigret avait percé à Concarneau l’épais mystère du roman Le chien jaune.

Je me suis dit que je devais écrire cela. Il y a les jours et il y a les nuits. Les jours de l’Ile-Tudy, on en parle volontiers, d’autant qu’ils sont actifs et animés, mais les nuits, on ne les partage pas assez, je crois, alors qu’elles évoquent certainement bien des choses, des sentiments et sûrement des souvenirs aussi, pour ces petites silhouettes, solitaires ou non, qui se faufilent, l’obscurité venue, entre les petites maisons vers la mer ou la ria, le port ou la cale. La nuit dernière, l’orage a déchiré le ciel de puissants éclairs et de fracassants coups de tonnerre à faire dresser les cheveux sur la tête. Lorsque les éléments se sont calmés, je suis sorti. La nuit était noire et les rues étaient luisantes de pluie. J’étais seul. Il n’y avait personne et il régnait un calme absolu. Même la mer se faisait discrète. Dans les maisons, les lumières étaient moins présentes. Il était déjà tard. Il y avait dans l’air tout d’un coup comme un petit côté automnal. Nous glissons vers la fin du mois d’août. C’est pourtant trop tôt pour que la saison s’achève, me suis-je dit, espérant croiser une âme ou deux sur mon chemin, sans succès. L’orage avait découragé les ardeurs nocturnes. Ce soir, je repartirai à l’aventure. Il reste quelques jours, quelques semaines d’été. Tout n’est pas dit. Il y a encore beaucoup à explorer, à imaginer et raconter.

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Retour à Tauves

Hier, je suis retourné à Tauves. J’ai mis 58 ans à le faire. Je ne savais pas trop ce que j’allais trouver. Un joli village auvergnat, certainement. Mais peut-être plus aussi, quelque chose qui me toucherait, évoquerait des souvenirs lointains, enfouis, heureux, partagés. J’allais sur mes 3 ans. A cet âge-là et si longtemps après, en appeler à la mémoire est un peu vain. Et pourtant, j’ai toujours aimé que l’on me raconte ce mois d’été passé à Tauves, mes premières vacances avec mes parents. Nous avons parlé de Tauves en famille si souvent. C’était en juillet 1967, il y a une éternité. Le Général de Gaulle était à l’Elysée et mai 1968 n’avait pas encore eu lieu. Mon père conduisait une Peugeot 404 alors rutilante. Comment étions-nous arrivés à Tauves ? Le professeur de géologie qu’il était voulait crapahuter sur les pentes des volcans et une petite annonce de location dans L’Ecole libératrice, le journal syndical de mes parents, avait scellé la destination. Nous avions traversé la France sans autoroute, celle des petites villes et des bourgs. Ma sœur était restée en Bretagne avec ma grand-mère. J’étais assis au fond de la voiture avec mon ours en peluche, comptant les châteaux d’eau. Pour les châteaux, les vrais, cela viendrait plus tard. Une maisonnette nous attendait à Tauves. Et l’Auvergne aussi.

Pour nous Bretons, les quelque 850 mètres d’altitude de Tauves, c’était l’Himalaya. Des années après, mon père racontait toujours les virages et les tournants précédant l’arrivée à Tauves. On se serait cru dans une étape du Tour de France. Le village était petit et chaleureux. Nous allions à pied faire les courses. Chez le boucher, se souvient ma mère, il n’y avait pas de machine à hacher la viande et le steak destiné au bambin que j’étais était coupé et recoupé avec le plus grand soin. Nous partions vers les volcans. Mon père avait à la main son marteau de géologue. Il fallait trouver les bombes volcaniques. Comment diable expliquer cela à un enfant ? Une expression avait été inventée pour moi : « les cailloux bizarres ». On m’en avait montré un et je devais en chercher d’autres. Il paraît que je faisais bien le job. De fait, au moment de quitter Tauves à l’issue des vacances, l’arrière de la Peugeot 404 trainait presque par terre tant le coffre était lourd de ces trouvailles destinées au laboratoire du Lycée La Tour d’Auvergne de Quimper. « Les cailloux bizarres » avaient tellement envahi mon esprit que de retour, je continuais à les chercher jusque dans la cour de récréation de l’école maternelle, au point d’inquiéter mon institutrice, surprise que je vienne lui faire la savante description du moindre gravier.

A proximité de Tauves vivait une cousine pittoresque et amusante. C’était la cousine Renée. Elle avait une forte et énergique personnalité. Renée était la sage-femme de l’hôpital de Riom. Le travail au sortir des études l’avait conduite en Auvergne et elle y était restée. Elle adorait sa région d’adoption. Nous avions découvert avec elle les lacs de cratère et le sommet du Puy-de-Dôme. Elle s’amusait bien avec moi. Longtemps après, me visitant en Californie, elle m’avait lancé : « tu te souviens de Tauves ». Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Je devais bien entendu me souvenir … de ses souvenirs. J’avais été plutôt embarrassé de lui répondre que les choses étaient certes un peu lointaines, vu mon jeune âge à l’époque, mais les histoires qu’elle s’était alors empressée de raconter m’avaient immédiatement réinscrit dans le récit et je ne pouvais donc plus oublier. Il y avait le vert des montagnes, le bleu du lac Pavin et, souvenir rapporté aussi par mon père et ma mère, une journée achevée sous le déluge au Championnat de France de cyclisme disputé non loin de Tauves. Nous étions assis sur une couverture au départ de la course et planqués sous la couverture quelques heures plus tard. Un coureur breton avait gagné et nous étions très fiers. Le temps de rentrer à Tauves, il avait déjà été déclassé. Dopage…

C’est tout cela, je crois, que je suis venu chercher, 58 ans après : mon passé de petit garçon, les souvenirs rapportés, l’improbable décor derrière les photos prises par mon père et la cousine Renée. Mon père n’est plus là et la cousine non plus. A ma mère, j’avais dit il y a quelques jours : « je vais aller à Tauves ». « Tu étais si petit », m’avait-elle répondu. Près de l’église, la boucherie était toujours là et la boulangerie aussi. Je n’ai pas retrouvé la maisonnette. Je suis sans doute passé devant elle sans le savoir. J’ai marché dans les petites rues. L’une s’appelait Rue de l’Enfer. L’autre, fort heureusement, s’appelait la Rue du Paradis. A Tauves, j’avais été tellement plus proche du paradis. Ce devait être sûrement par là qu’était notre petite maison. Je suis allé à l’office de tourisme. A la dame de permanence, j’ai raconté, ému, que j’avais passé à Tauves mes premières vacances. « Aviez-vous pris beaucoup de photos », m’a-t-elle demandé. J’ai dû expliquer que les photos étaient rares dans les années 1960 et les IPhones encore davantage. Elle a souri, compatissant sans doute à mon grand âge. Je lui ai confié que ce moment avait pour moi comme une valeur de pèlerinage. Je me suis attardé. J’ai été à l’église. Je me suis arrêté près de la fontaine. Nous étions sûrement passés par là. Je devais donner la main à ma mère.

Hier, personne ne me donnait plus la main, mais l’émotion du moment me portait. L’air était doux, entre averses et arc-en-ciel. Être venu à Tauves avait un sens. Le village, quelque part, ressemblait à ce que l’on m’en avait dit. Je l’avais imaginé ainsi. Il était tranquille et accueillant. Sans doute est-ce pour cela que nous y avions été heureux. Je regardais les flancs de colline et les champs alentours. J’avais sûrement dû y courir. J’étais un enfant sage, mais qui aimait se dépenser. La preuve est que 58 ans après, je cours toujours. J’aime retrouver les repères de mon passé, celui dont je me souviens ou dont on m’a parlé. Mes parents avaient le goût de la France des campagnes et des villages. Ils me l’ont transmis et je leur suis profondément reconnaissant. Ils m’ont ancré la France au cœur. Je continue de la sillonner avec le même enchantement intime. La vie a changé, le monde et le temps aussi. Les années de Gaulle sont bien lointaines désormais, mais Tauves et tant d’autres coins chers à mon histoire demeurent. Je sors des autoroutes pour aller les retrouver, pour dénicher ces petits cailloux invisibles – pas tous « bizarres » – qui ont balisé ma vie. Ces instants-là valent tellement pour poursuivre le chemin, dans la fidélité aux miens, à leur souvenir et à ces joies simples qui restent à jamais la plus belle des inspirations.

Avec mon père, l’été de Tauves (1967)

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Cour internationale de justice et climat : un avis fondateur

©Cour internationale de justice

La Cour internationale de justice a rendu hier mercredi 23 juillet à l’unanimité un avis historique sur le changement climatique. C’est la première fois que la CIJ avait à traiter des obligations légales des Etats face au changement climatique, qualifié par son président Yuji Iwasawa de « menace urgente et existentielle » pour les écosystèmes naturels et les populations humaines. La procédure avait été initiée en 2019 par un groupe d’étudiants du Vanuatu et validée en 2023 par l’Assemblée générale de l’ONU. Lors de l’audience organisée en fin d’année 2024, plus de 100 Etats et organisations internationales avaient pris la parole au Palais de la Paix à La Haye. Deux questions étaient posées. La première portait sur les obligations des Etats en droit international pour protéger le climat. La seconde visait les conséquences juridiques découlant de ces obligations pour les Etats dont les émissions ont causé des dommages, notamment envers les Etats insulaires comme le Vanuatu.

A la première question, la CIJ a répondu que « les traités relatifs au changement climatique imposent aux Etats-parties des obligations contraignantes relativement à la protection » du climat et de l’environnement contre les émissions de gaz à effet de serre. Ces obligations sont l’adoption de mesures pour contribuer à l’atténuation des émissions et à l’adaptation au changement climatique. La CIJ a jugé que « les Etats ont l’obligation de (…) mettre tous les moyens à disposition pour empêcher que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle causent des dommages significatifs » au système climatique et à l’environnement. Cette formulation est d’importance car la CIJ signifie ainsi que la responsabilité des Etats n’est pas réduite par le fait que les émissions procèdent des activités d’entreprises. La CIJ a jugé également que le changement climatique pouvait affecter le droit à la santé et les droits des femmes, des enfants et des peuples autochtones.

Sur la seconde question, la CIJ a estimé que la violation de l’une de ces obligations « constitue, de la part d’un Etat, un fait internationalement illicite engageant sa responsabilité ». L’Etat concerné a de ce fait « un devoir continu de s’acquitter de l’obligation à laquelle il a manqué », ce qui entend la cessation de l’action en cause ou de l’inaction. Surtout, les Etats affectés par le changement climatique pourront sur cette base obtenir des Etats pollueurs une « réparation intégrale »sous forme de « restitution ou indemnisation » dès lors « qu’un lien de causalité suffisamment direct et certain » pourra « être établi entre le fait illicite et le préjudice subi ». Ce lien de causalité ne sera pas simple à établir devant une juridiction nationale face à la résistance des Etats pollueurs. Y parvenir, comme l’écrit la CIJ, ne sera cependant « pas impossible ». La question de la réparation concrète par les Etats pollueurs du préjudice causé constituera en effet selon toute vraisemblance la prochaine étape.

L’avis de la CIJ n’est pas contraignant en droit, mais il ne fait pas grand doute que sa portée sera considérable dans la dynamique des négociations climatiques internationales et dans les délibérés des affaires sur le climat portées devant les juridictions nationales, pour qui la jurisprudence de la CIJ est une référence majeure. Dans les négociations internationales, l’avis exercera notamment une pression accrue en faveur d’un financement renforcé et accéléré par les Etats et les banques internationales de développement des projets de décarbonation d’activités économiques et de transition énergétique. En matière de justice climatique, il encouragera davantage d’organisations non-gouvernementales et de collectifs de citoyens à porter devant les juridictions nationales des actions à l’encontre des gouvernements et d’entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre. A ce jour, il y aurait quelque 3 000 affaires de justice climatique en attente de jugement dans le monde.  

La judiciarisation du climat est une réalité, que l’on s’en félicite ou l’on s’en désole. Elle est l’expression d’un désarroi partagé face à la lenteur des efforts d’adaptation au changement climatique et à l’insuffisante réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il est désormais acquis, malheureusement, que l’objectif de l’accord de Paris de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle ne sera pas atteint puisque le monde se trouve d’ores et déjà, 10 ans après la COP 21, dans l’épure de ces 1,5°C. La multiplicité et la violence accrue d’épisodes climatiques autrefois rares font peur, qu’il s’agisse de canicules comme celle du récent solstice d’été ou de tempêtes destructrices. Ignorer cette peur de l’avenir, l’écarter, la moquer est le fonds de commerce d’une internationale du déni qui prospère sur les réseaux sociaux et les chaînes de TV réactionnaires. Son but est d’entraver l’effort international face à la crise climatique.

Il y a d’un côté la volonté, parfois excessive, et de l’autre le cynisme. Donald Trump se moque du changement climatique, même face au pire comme avec les tragiques inondations survenues au Texas. Il sort son pays de l’accord de Paris, rouvre les centrales au charbon, combat les énergies renouvelables, démantèle les normes environnementales et instaure une police de la pensée dans les universités en coupant les budgets, gelant les programmes et licenciant les chercheurs. En Europe aussi, le déni ou la résignation progressent. Il ne reste plus grand-chose du Green Deal qu’Ursula von der Leyen portait jusque l’an passé et qu’elle démantèle désormais. La prise de conscience de l’urgence climatique est devenue impopulaire. Le moratoire sur les énergies renouvelables voté par l’Assemblée nationale un jour de juin – et fort heureusement balayé la semaine suivante – est la triste illustration du déni, du renoncement et quelque part aussi d’une forme de cynisme.

Le sujet climatique revêt une intense dimension citoyenne. Il oppose le moyen et long terme à l’immédiateté, la crainte de perdre ce que l’on a aujourd’hui sans garantie de ce que l’avenir sera. La question sociale dans l’action climatique a été souvent ignorée ou ramenée au rang de préoccupation lointaine. Ce fut une lourde erreur et cela le reste. Le mouvement des gilets jaunes a montré combien cette opposition de la fin du mois à la fin du monde était funeste. Il faut un accompagnement social des choix climatiques calibré sur les géographies – monde rural, monde périphérique, vie urbaine – et les différences de revenus. Sans cela, l’action climatique sera vécue comme une entrave et in fine combattue. Il faut aussi pouvoir – et vouloir – illustrer ce que l’action climatique apporte de positif dans la vie quotidienne, par exemple pour les économies d’énergie et donc le pouvoir d’achat après l’isolation thermique d’un logement ou l’installation de panneaux solaires en toiture.

L’acceptabilité des efforts est la clé du succès pour l’action climatique, nationale comme internationale. Dans ce contexte, l’avis de la CIJ du 23 juillet 2025 est un développement essentiel. Il peut opposer, diviser, radicaliser les parties. La probabilité que cela survienne est réelle, au moins dans le court terme. Mais cet avis doit aussi servir de wake up call. La crise climatique n’est pas disjointe des bouleversements géopolitiques de notre monde. Choisir d’y répondre, en particulier pour les Européens, c’est prendre un temps d’avance décisif sur la cupidité, les calculs et l’ignorance à l’œuvre ailleurs. C’est concurrencer la Chine sur les énergies renouvelables. C’est accueillir les chercheurs et les investisseurs que Trump pousse dehors. C’est travailler à la souveraineté de nos choix européens et à la sécurité de notre espace commun. C’est agir de concert avec les pays en développement. Et c’est protéger les citoyens et construire l’avenir pour et avec eux. Il en est encore temps.

Texte intégral de l’avis de la Cour internationale de justice : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/187/187-20250723-adv-01-00-fr.pdf

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