
Il y a une semaine, par un jour gris et venté, je suis allé le long de la mer depuis l’Ile-Tudy jusqu’au Fort de Sainte-Marine. Mes enfants m’accompagnaient. J’avais envie qu’ils viennent. Quelques jours auparavant, une affichette aperçue dans une rue de notre petit village bigouden avait attiré mon attention. Elle annonçait l’exposition au Fort durant l’été de photographies de Michel Thersiquel. Malheureusement, Michel Thersiquel n’est plus depuis quelque 15 années. Sa trace et son œuvre demeurent cependant. Il a marqué, je crois, bien des amoureux de la photographie en Bretagne et au-delà. Ses clichés, depuis que j’ai pu les découvrir, n’ont eu de cesse de m’émouvoir. Rares en effet sont les photographes qui ont su capter comme il l’a fait toute l’humanité et la profondeur d’un regard. Thersiquel était certes bien plus qu’un portraitiste, mais c’est cette dimension de son œuvre qui me touche. C’était quelque part dans les années 1970, au cœur du pays Bigouden. Ce ne sont pas des photos volées ou des scènes de vie, ce sont des photos posées, le regard dans l’objectif du photographe. Pour réussir cela, il fallait gagner la confiance, prendre le temps, comprendre, parler et aimer aussi. Plus aucun de ces visages n’existe aujourd’hui. Le temps a fait son œuvre. Ces clichés sont les puissants et derniers témoignages de la fin d’un monde.
Je suis bigouden. Ma maman est de Pont-l’Abbé. Lorsque j’étais enfant, nous habitions Quimper, mais les promenades du dimanche et les vacances d’été nous entrainaient immanquablement vers le pays Bigouden, celui de la mer du côté de Loctudy et de Lesconil, celui de l’intérieur vers Tréméoc et Plonéour-Lanvern. Il y avait là-bas une authenticité qui me bouleversait, quelque chose de rude et de beau. Je me souviens des bigoudènes qui pédalaient dans le vent, la coiffe bien droite. Et de celles qui conduisaient leur 2 CV, la tête toute penchée parce que la coiffe était trop grande pour la capote. Ce sont des souvenirs qui font sourire tendrement et que des dessins d’aujourd’hui, une ou deux générations plus tard, rappellent, comme une anecdote folklorique. C’était pourtant bien plus que cela et la force des clichés de Michel Thersiquel est d’en faire prendre aujourd’hui toute la mesure. Le monde bigouden des années 1970 était simple et modeste. Il était fier, humble et taiseux aussi. On ne passait pas facilement le seuil d’une maison, on n’entrait pas sans mal dans l’intimité d’un intérieur et d’une histoire. Pendant près de 10 ans, Michel Thersiquel est venu chaque semaine de Pont-Aven, dans les pardons et dans les fêtes, puis auprès de celles et de ceux dont il avait su gagner la confiance, devenus ses amis, livrant aujourd’hui un formidable témoignage.
Ces petits pentys aux cloisons de bois, je les ai connus. Je me souviens encore de l’odeur du café chauffant sur le fourneau, des photographies de mariage clouées au mur, de celle parfois aussi d’un soldat mort pour la France, des chambres dépouillées aux édredons épais. Je me souviens des conversations, des échanges animés et des silences aussi. Assis timidement en bout de table, j’étais trop jeune pour comprendre la bascule à venir du monde, l’arrivée de la modernité qui condamnerait bientôt cette identité, ces modes de vie inscrits dans le temps et désormais dans l’histoire. Ils ne m’étaient pas quotidien et pourtant, intuitivement, je m’en sentais proche. Ils m’émouvaient, tout enfant que j’étais. Je ne le savais pas encore, mais une part de moi était là-bas. Il y avait les pentys, les cafés, les petites boulangeries et épiceries de campagne et des bourgs, mais aussi les champs, la côte, la mer, le vent. Je revois encore ces visages aux pommettes saillantes, tannés et marqués par la vie. Des rides, Michel Thersiquel ne dissimulait rien, il les montrait. Dans ses photographies, les regards sont droits, ils sont clairs et, plus que tout, ils sont bons. Un sourire n’était pas toujours nécessaire. Il y a aussi les mains, celles des hommes, larges, énormes, usées par des vies de labeur. En une photographie, tant était finalement dit.
L’œuvre de Michel Thersiquel me rappelle d’où je viens. C’est mon histoire. Ce qui vit dans mes souvenirs et qui me serre souvent le cœur, entre nostalgie et affection, entre gratitude et regret, je le retrouve si profondément dans ses photographies. Un cadrage particulier, une simple lumière d’automne ou de printemps restituent si bien la vérité d’un regard, comme si la personne parlait et racontait encore son temps. C’est d’une force immense. C’est pour cela que j’étais heureux d’avoir près de moi mes enfants dans les petites salles du Fort de Sainte-Marine, pour leur livrer d’un cliché à l’autre ma part de souvenirs et d’émotion, leur dire, au fond, comment c’était et qui ces gens que j’aimais sans forcément les connaître étaient. Car l’histoire est aussi la leur, même si elle résonnera pour eux différemment car il manquera toujours cette rencontre qui fut la mienne à leur âge avec la fin d’un monde. Je tiens à ce que leur rapport à la Bretagne soit bien plus que les bonheurs de l’été et de la mer, qu’il intègre ces bouts et bribes de vie que les photographies de Michel Thersiquel et d’autres témoins livrent pour l’avenir. Il suffit souvent d’une petite heure pour toucher du doigt la richesse des souvenirs et la faire partager. Et rouler ensuite, heureux, dans la fin du jour, vers ce qui reste encore d’ouest avant l’océan, vers Penmarc’h, Saint-Pierre et Saint-Guénolé, au bout de la terre.


Chronique d’un bel été
Il y a quelques jours, j’ai retrouvé ma maison de Bruxelles. Cela faisait 5 semaines que je l’avais quittée, un vendredi de la fin juillet, peu après 13 heures, pour rouler vers le sud, vers l’Espagne, vers les vacances. J’ai aimé ce temps loin de la vie quotidienne. J’en avais besoin, cette année sans doute plus que les précédentes. J’avais envie de liberté et de repos. Il me tardait de retrouver, après des mois d’engagement intense et déraisonnable, la quiétude d’esprit et la sérénité que je craignais d’avoir perdues. Depuis l’été précédent, j’avais travaillé comme jamais, dévoré par une activité sans fin, terriblement secrétariale et loin de ce que j’aime le plus : les relations humaines, les gens, les idées, les projets, l’échange. J’étais à contre-emploi. Je m’en suis sorti en m’en allant. Ce matin-là, avant de prendre la route de la Galice, j’avais rendu mon badge et mon ordinateur, saluant mes derniers collègues. Une page se tournait. J’étais libre, enfin. Ma famille était déjà en Espagne. Je partais seul pour la rejoindre. Plus de 2 000 kilomètres m’attendaient. Plus de 2 000 kilomètres d’autoroute et de petites routes, sous le soleil et parfois un peu la pluie aussi, avec la musique comme compagne. J’avais le temps de goûter les paysages, de guetter les éoliennes comme, enfant, je guettais les châteaux d’eau.
Les vacances, ce sont souvent des anecdotes croustillantes. A ma première étape à Châteauroux, une large et terrifiante banderole m’attendait à l’entrée du Centre Leclerc : « C’est la rentrée » ! J’étais parti depuis quelques heures seulement… Plus déprimant, on ne pouvait pas trouver. Je m’empressais de faire mes petites emplettes et je filais. Il y a quelque chose de tragique à vendre des cartables et des stylos au mois de juillet en mettant le moral à zéro aux enfants (et à leurs parents). La rentrée serait pour bien plus tard. La route à travers le Berry, le Limousin, le Quercy, je la connaissais depuis quelques années. Elle avait cette fois une saveur toute particulière. La pluie m’avait accompagné jusqu’en Corrèze. Le soleil prit la suite dès les premières hauteurs du Causse. J’en oubliais les quelques ralentissements, les caravanes de gens heureux comme je l’étais, roulant vers les Pyrénées et au-delà. Pau serait ma seconde étape. Une halte m’attendait dans un petit village de Haute-Garonne, Mazères-sur-Salat. Ou plutôt, un pèlerinage dans le souvenir de l’ancien député et maire du village, Jean-Louis Idiart, disparu quelques mois plus tôt, et avec qui j’avais entretenu durant des années une correspondance épistolaire. La paix de la vallée du Salat était belle et douce.
Vinrent le Béarn, un hôtel à Pau partagé avec deux équipes du Tour de France féminin, le Pays Basque, la Cantabrie, les Asturies et enfin la Galice, mes enfants et ma famille espagnole. 10 jours à visiter cette région qui me touche chaque année davantage par son dynamisme, son histoire, sa culture. 10 jours à lire, à manger, à nager et à courir le long du paseo maritimo de La Corogne. A l’évidence, cela ne sentait pas trop le record olympique, mais l’important – pour paraphraser le Baron de Coubertin – était bien de s’y mettre et d’apprécier. Courir vide la tête, soulage l’esprit, fait aimer les caps et les dunes, les falaises et les baies. Je ne connais rien de plus enivrant que de courir le matin dans l’air marin, accompagné par le vol et les cris des oiseaux de mer, autant à La Corogne que, plus tard, entre l’Ile-Tudy et Sainte-Marine, chez moi dans le Finistère. Car la Bretagne serait la suite, la route dans l’autre sens, avec un pincement au cœur à Ribadeo, lorsque la Galice s’éloigne pour un an dans le rétroviseur, puis la joyeuse remontée de la frontière espagnole vers la pointe armoricaine et la famille bretonne. Cela fait certes du chemin. Il y a quelques années, j’avais mis un soir notre auto dans un ferry entre Gijon et Saint-Nazaire. Cette ligne, tristement, n’existe plus. Elle était comme une petite croisière d’été.
Au bord de l’Atlantique, il faisait bon. Partout ailleurs, les canicules écrasaient les vacances. Le dérèglement climatique est chaque année plus visible, plus rude et plus dangereux à vivre. Nous avons tous des petits coins qui nous sont chers et que nous sentons menacés. Pour moi, c’est l’Ile-Tudy, à un ou deux mètres seulement au-dessus du niveau de la mer. Que deviendra l’Ile-Tudy dans 30 ans, 50 ans, à la fin du siècle ? J’ai adhéré durant notre séjour à l’association R.I.A. (de « rivière, iles, acteurs ») pour prendre ma part de l’attention citoyenne à la préservation de cet espace merveilleux qu’est la rivière de Pont l’Abbé. Un soir, avec l’association, nous sommes partis pagayer sur la rivière, vers les îles, puis la mer. J’étais heureux que mes enfants et mon épouse soient dans le bateau accompagnateur et qu’ils découvrent ainsi les beautés simples et fragiles de ce petit coin de paradis qu’ils retrouvent chaque été. La crise climatique et la nécessité de la mobilisation parlent au cœur lorsque la réalité d’une géographie familière vient illustrer les périls. De cela, je crois, mes enfants ont pris pleinement conscience. Et je souris lorsque, stagiaires assidus de l’école de voile de l’Ile-Tudy croisant au large de la plage, ils me parlent avec assurance des balises et bouées aux mystérieux noms que je connaissais à leur âge.
Les vacances ont pour moi valeur de transmission. Le temps avance et l’enfance fera place bientôt à l’adolescence. J’essaie de partager, profitant d’avoir encore un peu l’oreille de mes enfants. J’espère qu’ils se construisent des souvenirs pour la vie avec nous, avec les grands-parents, avec leurs cousins, avec leurs amis du golf en Galice ou de la voile en Bretagne. Tant de mes souvenirs à moi ont le goût de l’été. Un jour un peu gris de la fin août, longeant la corniche de Penhador à Loctudy, je leur ai montré les deux petits rochers de la plage qui étaient le centre de mes mois de juillet de jeunesse . Je nageais vers eux et lorsque la marée était basse, c’est aussi vers eux que j’allais à pied avec ma petite épuisette. Il manque juste les photos. Je reviens chaque été de nos vacances avec quelques centaines de clichés. Au temps lointain des pattes d’éléphants et de mes culottes courtes, je devais en avoir une trentaine tout au plus. Question d’époque ! Les jours de cet été au bord de la mer auront été doux et animés. Les crêpes et le poisson des ports tout proches (ajouter le cidre pour les adultes) substantaient chacun. J’étais aux fourneaux et au barbecue. La lecture jouissive de quelques romans policiers locaux venait pimenter les soirées et faire dresser les cheveux sur la tête.
Ce fut un bel été, celui que je souhaitais. J’aurais aimé qu’il dure longtemps, comme le chantait Nino Ferrer dans sa sublime chanson Le Sud (« … le temps dure longtemps, et la vie sûrement, plus d’un million d’années, et toujours en été … »). L’été, pourtant, n’a qu’un temps. Il reste quelques semaines avant la suite de mes aventures professionnelles. Une autre étape est à venir. Ce n’est pas encore la retraite. Mon petit break tire peu à peu à sa fin. Je suis heureux de l’avoir pris, il le fallait. A Bruxelles, il fait chaud. Le hamac se balance doucement sur la terrasse. La maison s’est vidée, l’école a repris et le silence est venu. Les valises sont rangées. A l’année prochaine, s’est-on dit à La Corogne et à l’Ile-Tudy. Il y a pourtant encore, ici ou là, dispersées ou délicatement posées, des traces des bonheurs de juillet et d’août, comme autant de petits cailloux vers des souvenirs trop précieux pour qu’on les laisse filer trop vite. Sur la table du jardin, des coquillages de bien des couleurs ont été rassemblés par quelques petites mains. Dans le soleil du matin, je prends mon café auprès d’eux. L’esprit des vacances demeure. L’été s’en ira bientôt, mais il m’aura donné la force d’âme, l’énergie, la joie, la pêche, l’envie pour les temps qui viennent. C’était bien. Maintenant, je suis prêt.
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