
Comme tellement d’autres amoureux du cinéma et des salles obscures, l’annonce de la disparition de la comédienne belge Emilie Dequenne il y a quelques jours m’a beaucoup peiné. Je me souviens encore de la révélation bouleversante de son talent dans le film Rosetta des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne en 1999. Ce film a marqué toute une génération de cinéphiles, en Belgique et bien plus loin, et il reste toujours une référence tant de temps après. Emilie Dequenne était très jeune. Elle n’avait que 17 ans. Elle avait apporté au personnage de Rosetta une dignité et une rage de vivre d’une rare authenticité. Son interprétation était époustouflante et tellement juste. Pour qui a la fibre sociale et tout simplement humaine, ce film prenait irrésistiblement aux tripes. Il était si vrai. Le jury du Festival de Cannes l’avait honoré de la Palme d’Or et je crois bien que nous étions nombreux en Belgique, en cette soirée désormais lointaine du printemps 1999, à partager devant nos écrans de télévision toute l’émotion d’Emilie Dequenne sur la scène du Palais des Festivals au moment de recevoir le Prix d’interprétation féminine que le jury venait aussi de lui décerner. Le visage d’Emilie Dequenne est entré ce soir-là dans nos vies, comme ses personnages et sa richesse de jeu, pour des années et d’autres grands films.
La Belgique est un formidable creuset de talents. Le sait-on assez, le dit-on assez ? En Wallonie, en Flandre, à Bruxelles, la création cinématographique est remarquable et bouscule bien des codes. Le cinéma belge transcende là où le pays et sa réalité institutionnelle plutôt baroque déconcertent souvent. Il y a une imagination, une inventivité, une diversité, une générosité du récit qui traverse toutes les frontières, linguistiques comme politiques, et qui fait du bien à la société. Emilie Dequenne en a été une figure attachante, depuis Rosetta jusqu’à ses plus récentes interprétations. Je me souviens de son rôle de maman dans Close, le film du jeune réalisateur flamand Lukas Dhont, Grand Prix du Festival de Cannes en 2022. Sophie, la maman, faisait le deuil de Rémi, son fils adolescent et, dans une scène bouleversante, aidait Leo, le meilleur ami de Rémi, à le faire à son tour. Ce film, comme Rosetta vingt ans auparavant, m’avait touché par sa sensibilité, sa justesse et sa capacité unique à mettre des images, des visages, un récit, un scénario, des dialogues sur les réalités cruelles d’une époque. Les Palmes d’Or, les César, les Magritte et tellement d’autres prix cinématographiques disent beaucoup de ce que le cinéma belge et désormais aussi le monde belge des séries apportent de meilleur.
Il y a plus de 30 ans que je suis arrivé en Belgique et j’ai longtemps couru les cinémas de Bruxelles, jusque dans de petites salles aujourd’hui disparues. Avec le recul, j’ai l’impression d’avoir beaucoup appris du pays par ses créations, sa jeunesse, ses arts, ses films et par l’imaginaire qui s’y déploie sans relâche. Cela forme une belle part, insuffisamment connue, de son identité. Peu à peu, la société belge m’a aspiré et je me suis mis à aimer ce pays comme le mien, pour les gens, leurs passions, leur générosité, leur humour, leurs colères, leurs rêves. Je me suis mis aussi à en vivre les joies et les peines, grandes et petites, à mesure que venaient les années. J’aime la saison des grandes courses cyclistes, quand un moment partagé dans la foule au bord d’une route flamande ou wallonne est une passionnante immersion. J’aime les paysages ventés de la Mer du Nord et les sommets ardennais d’un pays qui n’est pas que plat. Le beffroi de Bruges et les places de Gand ne cesseront jamais de m’émouvoir. Je ne remarque même plus la pluie tant elle fait partie de la vie. C’est dire, certainement, que la Belgique rend heureux, comme un film avec Benoît Poelvoorde ou François Damiens fait rire ou grincer, comme un film avec Emilie Dequenne faisait et fera toujours venir l’émotion et l’espérance.
Je suis un Français en Belgique, un cinéphile d’hier et d’aujourd’hui, qui veut, en ces jours de peine commune, dire aux Belges qu’il les aime, tout simplement. Cela vient du fond du cœur. C’est un bout de nos vies qui s’en va avec Emilie Dequenne, un bout partagé. Et là est sans doute l’une des plus belles forces du cinéma : le partage. On n’est jamais seul face à un écran. Il est dur de garder une émotion, un sentiment pour soi. Il faut en parler maintenant, demain, toujours. Le cinéma crée du lien là où la société s’individualise. C’est pour cela qu’il faut le protéger, le soutenir, le faire vivre, parce qu’il est précieux. La Belgique nous donne bien des leçons utiles. Puissions-nous nous en inspirer, y compris par le sourire et l’auto-dérision qui nous font souvent défaut. Nous autres, Français, nous prenons trop au sérieux. Le cinéma belge est une sorte de « raconte-moi », un miroir vrai et humble de la vie, un tableau à découvrir. C’est sa marque. Je pense à Emilie Dequenne, à sa famille, aux siens. Et à nous tous aussi, que les films continueront de faire rêver. Le souvenir d’Emilie Dequenne demeurera. Nous la reverrons sur les écrans, petits ou grands. Elle saura encore nous émouvoir. De nouveaux talents viendront et apprendront d’elle, parce que le cinéma est un témoin que l’on transmet.
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Sauvons la Commission nationale du débat public!
Le projet de loi de simplification de la vie économique, en débat à l’Assemblée nationale, pourrait conduire à la suppression de la Commission nationale du débat public (CNDP). Ce serait de mon point de vue une grave erreur politique, un choix funeste à rebours d’une demande de démocratie participative exprimée par nos compatriotes à diverses reprises, y compris durant la crise des Gilets jaunes. La CNDP a 30 ans cette année. C’est une autorité indépendante dont la mission est de donner contenu au droit à la participation du public dans l’élaboration des projets et des politiques publiques ayant un impact sur l’environnement. Ce droit vient de loin, autant de la Convention d’Aarhus de 1998 sur l’accès sur l’accès à l’information, la participation du public au processus de décision et l’exercice de la justice environnementale que de la Charte de l’environnement, partie intégrante depuis 2005 de notre bloc de constitutionnalité, qui reconnaît les droits et devoirs relatifs à la protection de l’environnement. La CNDP est essentielle pour la démocratie participative en France. Elle veille à ce que le public ait accès à toute l’information nécessaire, elle organise les réunions publiques et le recueil des positions de chacun, dont elle assure la prise en compte dans la décision finale sur les projets concernés.
Simplifier est nécessaire. J’en suis partisan. La France est un maquis de normes inutiles et d’obscurs comités, strates héritées d’un passé lointain, qui sont des obstacles à la liberté d’entreprendre, d’investir et d’innover. Pour réussir dans notre pays, il faut avoir la foi chevillée au corps et secouer bien des inerties. Simplifier, c’est donc encourager. Cela n’interdit pas pour autant la clairvoyance et la prise en compte d’intérêts légitimes, comme l’acceptabilité de projets ayant un impact sur l’environnement. Supprimer la CNDP ou retirer les projets industriels de ses activités, ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain. Singer Milei ou Musk pour libérer notre pays d’une bureaucratie pesante n’est pas la meilleure idée. Faire montre de discernement dans l’effort de simplification serait plus inspiré. La société française crève de la verticalité du pouvoir, des décisions prises « d’en haut » par des gens qui savent pour tous les autres. La concertation, l’écoute des points de vue, la capacité de modifier un ou plusieurs aspects d’un projet, voire celle de l’abandonner à la suite d’un exercice cadré de démocratie participative sont essentielles pour la société française. La CNDP ne donne pas au public un droit de veto sur un projet à impact environnemental, mais elle lui assure qu’il sera entendu et c’est précieux.
La France est minée par une crise démocratique qui vient de loin. A chaque élection, on le déplore. Des livres racontent cette crise, des tas d’articles aussi. L’idée de ne compter pour rien, d’être des pions ou des invisibles est destructrice pour l’esprit national. Il se développe une France à plusieurs vitesses, désillusionnée et rageuse, qui est une bombe à retardement, un réservoir de voix à terme majoritaire pour toutes les aventures populistes. Je ne fantasme pas le pouvoir de la démocratie participative, mais je le crois incontournable pour avancer ensemble et apporter en toute sincérité la preuve que chaque citoyen peut s’exprimer dans la construction de notre avenir commun. Il s’agit pour chacun, autorités incluses, de convaincre et aussi d’accepter de se laisser convaincre. Il n’y a rien d’infâmant à prendre en compte le bon sens populaire. C’est ce que l’on ne fait plus suffisamment depuis longtemps. La réussite d’un projet repose, entre autres, sur un point d’équilibre entre les différents acteurs concernés, et donc sur un compromis. La CNDP, avec son bilan de 30 ans et les principes participatifs qu’elle met en place, y a largement concouru. Avec elle, nous ne sommes pas face à un comité inutile, mais à une instance dont l’économie a besoin pour avancer avec le soutien du plus grand nombre.
L’époque que nous traversons est rude. Depuis la pandémie, la guerre en Ukraine, l’envolée des prix de l’énergie et l’ébranlement de l’ordre international, le sujet environnemental et le défi climatique ont été relégués bien loin. C’est de l’ordre du « nice to do », à revoir lorsque reviendront des jours meilleurs. « L’environnement, cela commence à bien faire », affirmait Nicolas Sarkozy durant son quinquennat, prenant à contre-pied la dynamique et les décisions du Grenelle de l’environnement. 15 ans et plus après, nous y sommes de nouveau. Renvoyer l’environnement et le climat au rang de préoccupations mineures revient à se tromper lourdement. Il en va de même de la question démocratique. L’un des échecs de la décennie Macron aura été d’ignorer la société, les corps intermédiaires, le besoin de participation des citoyens, leur soif d’avoir la parole. Que sont devenus les cahiers de doléance du grand débat national lancé durant la crise des Gilets jaunes ? Nul ne le sait vraiment. En a-t-il été tenu compte ? Non. On ne peut promener les citoyens avec une promesse de démocratie participative en réponse à des évènements secouant la société et choisir ensuite de n’en rien faire lorsque les choses se calment. Il y a là un manque de sincérité préjudiciable pour tous.
Je suis un homme d’entreprise qui a connu la politique. La décroissance n’est pas mon horizon. Je suis attaché au modèle social français et je sais qu’il nous faudra travailler plus pour le protéger. Je sais aussi que les Français ont besoin de refaire nation et que passer la démocratie participative par pertes et profits n’y conduira pas. Le manichéisme en la matière est une plaie et les certitudes du libéralisme économique ne me convainquent pas. Il ne faut pas opposer la réindustrialisation et l’environnement, l’investissement et les droits. Quelle société prépare-t-on si on lâche sur tout, si la Charte de l’environnement devait au mieux rester une somme de vœux pieux ? Je veux prendre un tout autre pari, celui que la préservation intelligente de l’environnement, loin d’être un frein au développement économique, peut en être un moteur utile. Je prends aussi un second pari, celui de la cohabitation féconde de la démocratie délibérative et de la démocratie participative. J’observe avec inquiétude les débats parlementaires et certaines déclarations gouvernementales, entre évanescence et propos bravaches. L’action de la CNDP incarne l’esprit de compromis et la volonté de construction dans lesquels je me reconnais. J’espère que la raison l’emportera. La CNDP doit exister et continuer à agir.
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