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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Aimer la France, et les Français aussi

Dans le Massif des Bauges, en février 2024

Un matin de novembre 1971, je me suis réveillé avec l’appendicite. Je n’étais pas bien grand et l’opération nécessaire immobilisait alors une bonne semaine à l’hôpital. Dans ma chambre, il n’y avait pas de télévision. A la maison, il n’y en avait d’ailleurs pas davantage. J’ai passé mes premières années dans un monde de livres. Pour m’occuper à l’hôpital, mes parents m’offrirent alors un puzzle de la France par départements. Durant ma semaine de repos, je fis, refis et refis encore mon puzzle. De retour à la maison, je ne cessais de le reprendre, fasciné par les couleurs différentes des départements, les petites images décorant chacune des pièces, les numéros minéralogiques et le nom des préfectures. Je devins vite incollable sur la carte de notre pays. Ce puzzle fétiche existe encore, soigneusement conservé par ma maman dans notre maison. Je l’ouvre parfois, retrouvant le bonheur enfantin de recomposer la carte. A l’époque de mon appendicite, il n’y avait qu’un seul département en Corse et la préfecture du Var était à Draguignan. J’aime toujours caresser les pointes de la pièce du Finistère, toute orange, avec une petite Bigoudène peinte dessus. Je savais en lisant le nom de Quimper que j’habitais dans la préfecture de notre département et je n’en étais pas peu fier.

Mon puzzle m’a fait tôt toucher du doigt la diversité géographique de la France, autant que ce soit possible avec un jeu d’enfant. Sans doute parce que je connaissais bien ma carte, j’adorais les vacances d’été, lorsque notre voiture familiale prenait la route d’une région pas forcément lointaine, mais soigneusement choisie par mon père pour sa richesse géologique et sa production viticole. C’était avant les autoroutes. Nous roulions sur des nationales, sur des départementales aussi, vers la France des sous-préfectures et des chefs-lieux de canton. J’aimais les petits coins que nous traversions et où nous nous arrêtions. Mon père avait la religion du déjeuner. Bien manger faisait partie de l’aventure. J’ai ainsi le souvenir de restaurants à la nourriture roborative dans des coins parfois improbables, mais toujours authentiques et attachants. Nous achetions le quotidien local. Mon père était curieux des nouvelles de la région où nous avions posé nos valises estivales. Je lui chipais le journal pour les découvrir aussi. Nous allions au marché. Nous entendions des accents différents du nôtre. Il arrivait souvent que nous engagions la conversation, au bar, dans une petite fête ou dans la rue. Ces moments-là étaient riches de sens pour l’enfant que j’étais. Ils complétaient mon puzzle.

C’était il y a longtemps. Je sais aujourd’hui que ces souvenirs-là m’ont fait aimer la France, l’aimer même éperdument et à vie. Notre pays a changé – les années 1970 sont lointaines – mais il a gardé cette formidable diversité humaine et de paysages qui m’avaient touché à l’enfance. Il est devenu aussi un archipel de réalités complexes, de conquêtes autant que de souffrances, marqué par l’exode rural, le brassage des populations, l’immigration, la désindustrialisation, l’accélération du temps. Je suis devenu un lecteur de Jérôme Fourquet et de ses fines analyses sur la France d’aujourd’hui, essayant aussi d’imaginer celle de demain. Quand je peux, je sors de l’autoroute pour retrouver les nationales et les départementales qui m’enchantaient. Et je m’arrête dans les villages, là du moins où il reste un bistrot pour accueillir le visiteur que je suis. Après la fin de ma vie publique, j’ai effectué durant plusieurs années des missions de conseil dans des endroits perdus, souvent relégués, au-delà même de la ruralité. Ces missions ont été pour moi comme un révélateur de ce que la France est devenue, un choc autant qu’une passion retrouvée. J’ai énormément appris. J’ai été touché aussi par la sincérité brute de ce qui m’était confié, au coin d’une table de café ou le soir à l’hôtel.

J’ai entendu des histoires de galère, des messages de colère sourde ou de rage, en forme d’appels à l’aide à l’inconnu que j’étais. La souffrance, la crainte, la désillusion s’expriment de multiples façons, comme le font également les rêves, les bonheurs simples, l’envie de vivre. Car le positif, l’espoir, je l’ai entendu aussi. J’écoutais. Dans ma chambre d’hôtel, je jetais parfois sur un petit cahier le souvenir de ces échanges tant ils étaient vrais. Aimer la France, c’est aussi cela, c’est entendre les bribes de vie partagées entre personnes qui ne se connaissaient pas et ne se reverraient sans doute plus, entre compatriotes. Aimer la France, c’est partager le temps d’un récit, sa dureté comme sa générosité, ses emportements, ses leçons, c’est retrouver le goût d’écouter et de se laisser toucher, emporter. Aimer la France, c’est aimer les Français. Sans doute est-ce banal d’écrire cela, mais j’ai pourtant le triste sentiment que cela ne va plus de soi. Comme si le récit national, souvent glorifié, suffisait. Mais comment peut-on connaître notre pays sans aller au-devant de ses réalités diverses, en ne réagissant qu’aux crises, en ignorant la force de la société civile, la richesse des corps intermédiaires, le rôle précieux des élus locaux, en regardant notre pays de haut et depuis Paris ?

Il y a dans tous les coins et recoins de France un besoin de reconnaissance, à l’opposé de la verticalité lointaine. Il y a une soif de démocratie participative, de reconstitution d’un destin collectif. Il est insupportable que des millions de gens, de citoyens, d’électrices et d’électeurs pensent que leur voix ne compte pas, que tout se joue ailleurs, sans eux et même contre eux. Le complotisme prospère sur la désillusion démocratique, le manque d’empathie, le mépris de phrases maladroites. L’avenir de la France ne s’écrit pas à l’aide d’un tableur Excel, avec des analyses désincarnées, comme si les Français ne comptaient plus. Il ne suffit pas d’invoquer les fiertés françaises pour qu’elles soient ressenties. Il y a un travail immense de reconquête sociale, humaine et même affective à mener, sur le terrain, au contact de la vraie vie, pour refaire corps tous ensemble. Aucun sujet ne doit être esquivé, aucun doigt ne doit être pointé. La vie politique est devenue médiocre, chacun dans son couloir, chacun avec ses stratégies, ses thèmes, ses clientèles, son sectarisme, sans partager, ou bien si peu. Refaire corps oblige à élever le débat, à oser s’allier quand il le faut, à s’opposer courtoisement quand il le faut aussi, parce que l’avenir commande de savoir ce qui nous rassemble et pas seulement ce qui nous divise.

Plus que tout, il faut vouloir convaincre et accepter de se laisser convaincre. Aimer la France, c’est penser une autre offre de représentation et d’action publique, assise sur notre géographie et la diversité de nos territoires, assise également sur l’unité et le progrès au sein de la République. Les Français ont la passion de l’égalité, réjouissons-nous-en. Ils aspirent à la solidarité, tant mieux. Ils demandent de l’ordre et de l’autorité, très bien. Il est juste en effet de rappeler qu’il y a des devoirs à côté des droits et que tout cela procède de luttes glorieuses qui s’apprennent et se respectent. L’esprit de dépassement a conduit des générations de Français à se battre pour que nous vivions libres. Ma famille, comme des millions d’autres, sait ce que le prix du sacrifice signifie. Pour tout cela, j’aime si profondément la France. Et je voudrais contribuer à l’effort à engager pour enfin refaire nation. Je repense au puzzle de mes 7 ans, aux virées familiales dans ce pays que je découvrais alors du haut de mon enfance. Mes parents m’ont transmis leur amour de la France et des valeurs de respect et justice dont je suis fier. Ils m’ont aussi appris à rechercher l’espoir, même lorsqu’il paraît ténu, et à n’oublier personne, notamment les plus humbles. Il est temps de rechercher cet espoir.

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10, villa Gagliardini

Il y a quelques jours, je suis monté dans un train pour Lyon, l’épaule en vrac et les jambes flageolantes, la faute à une rude infiltration pratiquée la veille pour soulager une tendinite tenace et douloureuse. Je n’étais guère vaillant et je me disais que le déplacement que je m’apprêtais à faire n’était sans doute pas une très bonne idée dans l’état de déglingue avancée qui était le mien. Il fallait pourtant que je me rende à ces réunions lyonnaises prévues depuis des semaines. Le travail, les contrats, la conquête n’attendent pas. Dans mon sac à dos, il y avait heureusement comme toujours un livre à lire, un récit dans lequel m’immerger et m’évader, pour oublier et peut-être guérir – au moins par l’esprit – mes misères du moment. Et ce livre-là, je me réjouissais de l’ouvrir. Je le gardais même précieusement pour ce trajet à travers la France. C’était 10, villa Gagliardini, le dernier livre de Marie Sizun. Je suis depuis longtemps un lecteur attentif, passionné de l’œuvre de Marie Sizun. J’aime son art personnel du récit, mais aussi la douceur et la finesse de sa plume. Lire Marie Sizun, c’est entrer dans un monde unique de mots et aussi de couleurs, captivant et si profondément subtil dans l’expression des sens et des émotions. Je voulais être emporté par son récit. Je le fus, bien au-delà de ce que j’imaginais.

Il y avait dans le Paris autrefois populaire des ensembles d’immeubles appelés « villas ». Des immeubles de briques rouges, vieux certainement d’un bon siècle aujourd’hui, où s’écrivit le destin de bien des familles et des générations. Les « villas » existent encore, mais leur histoire est ancienne, intime et sûrement oubliée. C’est dans un petit appartement du 10, villa Gagliardini, au bout du XXème arrondissement, que vécut Marie Sizun jusqu’à l’adolescence, et c’est là qu’elle entraine le lecteur. Cet appartement, écrit-elle, « il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique ». C’est son histoire, son refuge, le témoin, le lieu et au fond, quelque part aussi, l’acteur des premières années d’une vie, d’imaginaire et de joie, d’interrogations et de peines. « C’est un être vivant, fraternel, jumeau », poursuit-elle. « Il est moi comme je suis lui, comme on peut aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi ». Une chambre, une petite cuisine, un petit vestibule, un petit coin. Un espace spartiate, occupé avec sa « petite maman » durant les années de guerre, puis à trois avec le retour du père de captivité, à quatre avec l’arrivée du petit frère, de nouveau à trois après le départ du père et finalement encore à quatre avec la naissance de la petite sœur.

Il y a dans le livre de Marie Sizun toute la mélancolie d’une enfance particulière, un récit d’une formidable sincérité sur le combat pour s’affirmer, être soi, par-delà les difficultés de la vie, familiales et financières. L’appartement en est le théâtre avec ses murs gris bleus, les dessins collés à hauteur de petite fille, arrachés par le père et prestement remplacés lorsqu’il partira. Il y a la place que l’on essaie de trouver lorsque la chambre se peuple de plus d’enfants, l’intimité à gagner quand vient l’adolescence, la table poussée vers la fenêtre pour lire au temps du lycée. Il y a l’évier dans lequel on fait sa toilette, ce « sink » du cours d’anglais qui n’était pas un « wash basin » (terrible anecdote), décrivant une réalité sociale autant qu’une humiliation. Il y a les essais de tapisserie, l’imagination assurée, la réalisation un peu moins. Et il y a la maman, l’héroïne, fragile et touchante, femme-enfant d’une beauté que l’on devine et que sa petite va bientôt protéger, aider et aimer tellement. Marie Sizun nous raconte son quartier vu de l’enfance, le cinéma où sa maman l’entrainait, les visites de la tante Alice (voir Les sœurs aux yeux bleus), bienveillante et sévère, aux mains toujours froides. Et la réalité d’un Paris d’après-guerre que traversent les classes sociales, le mépris d’en haut, celui qui fait mal et qui marque à vie.

Le récit de Marie Sizun m’a touché. Je suis sensible au narratif de l’enfance. Mais ce que j’ai ressenti à mesure que je tournais les pages et qu’avançait mon train vers Lyon, c’est même beaucoup plus que cela, c’est une reconnaissance infinie envers l’auteure d’avoir offert au lecteur que je suis cette histoire en forme de témoignage personnel. Car la lecture de 10, villa Gagliardini m’a rappelé les miens et leur vie. Dans les mêmes années en effet, ma maman grandissait avec sa mère, jeune veuve de guerre, et son frère dans une maisonnette de garde-barrière, au cœur du Finistère rural. Cette toute petite maison était leur havre, leur cocon contre la cruauté de la vie et du destin. La maison n’avait pas davantage de « wash basin » que l’appartement de la villa Gagliardini. Et elle n’avait pas de petit coin. Il y faisait bon pourtant, avec le peu qu’il y avait, parce que l’affection malgré les tourments était le meilleur rempart. Et comme pour Marie Sizun, il y aurait l’école, l’école publique, l’école laïque, celle qui permet d’apprendre, de s’élever, de se réaliser et de vivre. Ce n’était pas Paris, c’était la campagne. Le chemin de l’école était long à pied, le matin comme le soir, mais il était le chemin de la vie. Le récit de Marie Sizun a ce petit quelque chose d’universel qui m’a ramené vers ce bout d’histoire.

En descendant du train à Lyon, je n’avais pas fini ma lecture. Captivé, je l’étais. Mon épaule ne comptait plus. Je voulais savourer les pages, prendre le temps de la lecture et de ma propre émotion. J’ai repris le livre la nuit à l’hôtel, entre de nombreux oreillers. Puis le lendemain encore. Je n’avais pas envie de tourner la dernière page. Parce que j’étais captivé par le récit et parce que j’en redoutais la fin aussi. Que serait-elle ? Celle de l’appartement que l’on quitte, comme un nid laissé vide parce que le temps de l’envol est venu. Lorsque ma grand-mère a quitté sa maisonnette, j’avais 5 ans et j’ai le souvenir que la petite maison devenue vide était soudainement très grande. Comme l’appartement de la villa Gagliardini, au moment où Marie Sizun le regarde une dernière fois avant de refermer la porte sur une époque, puis d’en rêver longtemps et peut-être toujours encore. Je repasse parfois devant la maisonnette. Je me suis arrêté un jour devant la porte et j’ai parlé avec le monsieur qui l’avait rachetée. J’aurais peut-être dû lui demander la permission d’entrer. Le livre de Marie Sizun m’a bouleversé, parce que son histoire m’a parlé au cœur et, j’imagine, à celui de bien d’autres lecteurs aussi. Ce n’est pas facile de partager le récit vrai d’une enfance et c’est pourtant si précieux car c’est bien d’espoir dont se nourrit une vie.

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Pour l’autonomie stratégique de l’Europe

Dusan Cvetanovic@Pixabay

Il y aura deux ans le 23 février, la Russie envahissait l’Ukraine. Cette guerre a fait depuis lors des centaines de milliers de morts : soldats ukrainiens, populations civiles ukrainiennes, soldats russes. Des preuves terrifiantes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été accumulées contre la Russie. Vladimir Poutine fait l’objet depuis mars 2023 d’un mandat d’arrêt international émis par la Cour pénale internationale. Des sanctions d’une ampleur inédite visent l’économie et les autorités russes depuis les premières semaines du conflit. Elles ne sont pas sans efficacité, mais la guerre continue malgré tout et nul n’en voit aujourd’hui l’issue. Le courage des Ukrainiens est immense, tout comme le sont leurs souffrances, sur le front et dans le reste du pays. Dans l’intervalle, la Russie est passée en économie de guerre. Elle a connu de lourdes pertes humaines, mais elle tient. La contre-offensive ukrainienne de 2023 n’a guère fait bouger les lignes. L’armée ukrainienne se bat, mais elle manque de munitions et sa situation devient critique. Le soutien des nations européennes ne fait pas défaut à l’Ukraine. Les annonces sont cependant trop peu suivies d’effets immédiats. Les livraisons de munitions sont insuffisantes et les avions de chasse promis ne sont pas encore arrivés.

L’avenir de l’Ukraine est celui de l’Europe. On ne peut séparer les deux. La guerre de la Russie en Ukraine ne vise pas que ce pays. C’est bien in fine toute l’Europe que Poutine menace. C’est notre liberté, ce sont nos démocraties et nos valeurs qu’il combat. Si demain la Russie l’emportait en Ukraine, elle irait plus loin. Pensons aux Polonais, aux Lituaniens, aux Lettons, aux Estoniens, aux Finlandais, qui se savent plus que tout menacés par l’expansionnisme russe. Poutine ne s’arrêtera pas. Une guerre plus large est possible, elle est même probable si l’Ukraine devait tomber. Il nous faut, Européens, oser imaginer le pire et nous y préparer. Poutine voudrait nous faire renoncer à la défense de l’Ukraine, jouant sur nos peurs, sur la fatigue de nos opinions publiques, sur nos économies minées par l’envolée des prix de l’énergie et celle de l’inflation. La Russie manipule l’information via les réseaux sociaux et ses armées de trolls. Elle soutient chez nous les partis extrémistes, à droite et à gauche, flattant le pacifisme des uns, le nationalisme des autres. Elle crée le chaos alimentaire à l’échelle du monde, détruisant l’agriculture ukrainienne, bloquant le commerce de grains par la Mer Noire. Le régime de Poutine joue du cynisme et du crime pour alimenter la peur et nous faire renoncer.

Il faut soutenir l’Ukraine. L’Ukraine doit l’emporter, pour elle-même bien sûr, pour ces millions de femmes et d’hommes qui aspirent à vivre librement, loin d’un régime de terreur, et pour l’avenir de l’Europe et la stabilité du monde aussi. Il n’existe personne de censé que la guerre fascine, mais désirer ardemment la paix ne peut conduire non plus à accepter l’asservissement de pays amis, si ce n’est même le nôtre. Il est temps pour l’Europe d’assumer son propre destin en termes de sécurité et de défense. Aux Etats-Unis, Donald Trump peut retrouver la Maison Blanche dans quelques mois et mettre en pratique l’abandon de la clause de solidarité au cœur de l’Alliance atlantique. Il en a fait bruyamment l’annonce il y a quelques jours. A Washington, les élus républicains qui lui sont soumis refusent au Congrès le vote d’un nouveau volet d’aide militaire à l’Ukraine. La probabilité que nous nous retrouvions seuls face à Poutine n’a ainsi jamais été aussi grande. C’est pour cela qu’il est urgent de renforcer la défense européenne, par la modernisation des armées nationales, au-delà des 2% de PIB, et par un programme européen d’investissement dans les industries de défense, en application d’une stratégie européenne qu’il nous faut définir.

L’Europe a su montrer sa force et son imagination dans l’adversité, sur l’économie, sur la finance, sur la santé. C’est le moment pour elle de le montrer sur la défense. Il lui faut affirmer une autonomie stratégique en agissant résolument pour la création d’une communauté européenne de sécurité et de défense, incluant le Royaume-Uni, nation européenne et puissance nucléaire. Cette autonomie stratégique est un choix majeur de souveraineté que l’Europe doit faire, en lançant un emprunt européen dédié pour financer l’aide militaire à l’Ukraine et le développement de nos industries de défense. Nous devons montrer à Poutine que nous sommes capables de nous protéger et de l’affronter. Cela veut dire aussi pour nous, Français, imaginer l’évolution possible de notre doctrine de dissuasion nucléaire pour protéger directement les Etats européens, en sus de notre territoire national. Ce sont des questions profondes, lourdes, troublantes pour qui aime la paix et pourtant nécessaires pour qui veut vivre libre. Le temps d’avant le 22 février 2022 ne reviendra plus. Il faut résister à la tentation du déni, en pensant naïvement que nous présenter désarmés, désunis et faibles devant l’agresseur nous vaudrait peut-être sa magnanimité. Poutine ne connaît que la force.

Aucune paix durable ne naîtra de l’abandon de l’Ukraine et des Ukrainiens à l’expansionnisme russe. Le soutien militaire à l’Ukraine est un devoir. Aucune paix durable ne naîtra non plus de l’illusion que l’allié américain saura, une fois ses élections passées, revenir à de meilleurs sentiments. Le monde a changé. Avec ou sans l’OTAN, l’autonomie stratégique européenne s’impose désormais comme une exigence. Cela mérite un débat citoyen, un choix européen fort parce qu’assumé. Les élections des 6-9 juin au Parlement européen nous en offrent l’opportunité. La sécurité et la défense de l’Europe doivent être au centre de la campagne électorale. Jamais sans doute le scrutin européen n’aura revêtu un tel enjeu. Il faudra aux listes et à leurs leaders présenter leurs choix, loin des tentations de la petite politique, des faux débats et des silences tactiques. Pleurer la mort de Navalny sans mentionner la responsabilité du régime de Poutine n’est pas très digne, omettre l’absence de soutien à son action dans le vote d’une résolution au Parlement européen ne l’est pas davantage. L’Europe mérite mieux que les petites lâchetés et des débats biaisés. Il faut poser les cartes sur la table, sans faux-fuyants, clairement, et agir pour la souveraineté de l’Europe, pour sa liberté et son destin.

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Un gars de Quimper

Je suis un gars de Quimper. C’est banal d’écrire cela, et cela doit l’être d’ailleurs. Car des gars de Quimper, il y en a beaucoup. Le gars de Quimper que je suis, cela fait longtemps qu’il n’y vit plus. La vie, les études, les jobs m’ont conduit ailleurs, à l’étranger. Je me sens pourtant toujours, profondément de Quimper. Quimper sonne comme une émotion, quand j’en entends le nom, quand j’aperçois les flèches de la cathédrale dans le soleil qui se couche au bout d’une trop longue route, quand je descends du train, heureux, et que je lis le panneau sur le quai qui me dit que oui, enfin, je suis arrivé. J’ai dans la ville mes souvenirs, une identité, une part de mes rêves certainement aussi. On ne se refait pas, Quimper fut ma meilleure jeunesse. J’ai l’impression d’en être à jamais, malgré les années qui ont passé, l’éloignement. Je suis tellement d’ici. Je suis né à Quimper, à la clinique du Sacré-Cœur, entre la route de Douarnenez et la route de Locronan, il y a maintenant longtemps. Ce matin de novembre, j’avais pris un peu d’avance et mon père, quittant derechef ses potaches du Lycée La Tour d’Auvergne pour le sprint de sa vie par la rue Kéréon et celle du Chapeau-Rouge, avait pu mesurer à l’arrivée que son fils était pressé de voir le jour et de voir sa ville.

J’aime Quimper. Quand j’y suis, quand je n’y suis pas aussi. Si les réseaux sociaux n’existaient pas, notre ville, je la verrais moins. Je la retrouverais dans la presse ou par les vieux articles, comme ce journal du jour de ma naissance consulté un jour aux archives départementales à Ty Nay et qui m’avait appris que ce mercredi-là, une voiture avait fini dans un platane le long de l’Aulne à Châteaulin … et que Lyndon Johnson avait été réélu Président des Etats-Unis. Mais les réseaux sociaux ont tout changé. Il y a sur Facebook un groupe de bientôt 13 000 abonnés, intitulé « Quimper, photos d’antan et d’aujourd’hui », qui nous raconte Quimper chaque jour. J’adore ce groupe, créé et animé par Lili Rose Prigent à qui, comme certainement bien d’autres abonnés, je voue une reconnaissance infinie. On n’imagine pas le bonheur que c’est, à distance, de lire un commentaire et des souvenirs, de voir des photos, d’échanger tout simplement sur Quimper, qui nous réunit virtuellement et passionnément. Se retrouver, faire connaissance, mettre des noms sur des visages, sourire, rire peut-être, évoquer des souvenirs et des peines parfois aussi, parce qu’ainsi vont les choses de la vie. Quimper est un creuset, un état d’esprit, une joie. Notre ville a une belle âme.

J’aime l’Odet, le Frugy, les rues pavées et pentues, notre vieux théâtre. Mais j’aime aussi Kermoysan et la ZUP, la gare et l’Eau blanche. Quimper ne se divise pas, Quimper s’aime entièrement. J’ai vécu rue Vis, avenue de la Libération, rue Henri-Barbusse. Je me souviens, rue Vis, des agriculteurs … et des cochons réunis la nuit devant la permanence de Marc Bécam. Je n’étais pas bien grand alors. Je me souviens aussi, ce matin de février 1969, de la tribune dressée sur la Place de la Résistance pour le Général de Gaulle, pour ce qui serait – mais on ne le savait pas encore – son dernier discours aux Françaises et Français. Je me souviens – j’avais grandi – des halles en feu à l’été 1976, des arbres couchés par l’ouragan en octobre 1987, des inondations terribles de décembre 2000 et d’une ville sous les eaux. Je me souviens des lumières du Stade de Penvillers au-dessus de la ville les soirs de grands matches, de la visite de la Reine-mère d’Angleterre à notre Santig Du et de sa Bentley garée devant la cathédrale. Je me souviens des cinémas au bord de l’Odet, des thés fumés au Café de l’Epée partagés jusqu’au bout de la nuit avec une amie qui m’est chère et qui se reconnaîtra sûrement. Je me souviens du Canard bleu, des musiques et des fêtes, des binious et des bombardes en action.

Dans les rues de Quimper, j’ai tant couru aussi. C’était la Fête de la Jeunesse, le rendez-vous des écoles publiques à l’approche de l’été, les courses de relais depuis la Place de la Tour d’Auvergne jusqu’à la Salle Omnisport, où le maire Léon Goraguer nous féliciterait d’avoir participé. Je courus également, certes un peu plus tard, pour échapper aux CRS qui chargeaient les manifestants contre la centrale nucléaire de Plogoff, parmi lesquels des lycéens chevelus dont j’étais. Les rues de Quimper, je les ai arpentées aussi sur mon beau demi-course Arrow – jusqu’à la “garenne casse-cou” et ses 15% à faire exploser les rotules – puis sur une belle mobylette Motobécane 51 Super. Années d’adolescence et d’insouciance, premières années de l’âge adulte aussi, quand, par la chance de stages au Télégramme de Brest, j’appris à vivre notre ville par les histoires à écrire, les témoignages à recueillir, la bienveillance de mes rédacteurs Jean Bléas et Claude Péridy. Il y avait tant à raconter, même les jours où la page menaçait d’être blanche. Quimper ne manquait pas de traces. J’aimais celles de Max Jacob, là-bas, sur le chemin de halage, non loin de mon école, à Kervilien. J’avais un instituteur qui, tout petit, le croisait lors de ses promenades. Il nous avait fait lire ses poèmes. Je fus conquis. Je le reste pour toujours.

Voilà, tout cela, c’est Quimper. C’est cette émotion qui traverse une vie. C’est une reconnaissance, une fierté aussi, celle d’aimer une ville particulière. Ce sont des souvenirs, un peu de nostalgie sûrement, et c’est l’avenir. J’aime l’idée que notre ville change, qu’elle bouge, qu’elle vive avec son temps. J’ai eu un petit coup de blues quand les tribunes du stade de Penvillers ont disparu, même si cela faisait bien longtemps que le Stade Quimpérois de mon enfance n’y jouait plus non plus. Ce sont d’autres temps, l’université est arrivée, le théâtre de Cornouaille a ouvert, une nouvelle salle de sport viendra bientôt, comme la passerelle toute jaune de la gare. Je scrute chaque jour les nouvelles de Lili Rose et des milliers d’abonnés du groupe de Quimper. Une photo fait mon bonheur. Ma maman me découpe les bons articles de presse. Et puis je m’en remets, grâce à Bernard Lahrant, aux trépidantes aventures quimpéroises de Paul Capitaine et, grâce à Jean Failler, à celles non moins enlevées de Mary Lester. De la rue Théodore-Le-Hars à la venelle du Pain-Cuit, il se passe décidément beaucoup de choses chez nous. De ma petite pièce sous les toits à Bruxelles, au milieu des livres et des souvenirs, Quimper n’a pas fini d’occuper ma vie et mes rêves.

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L’Europe, c’est nous !

Dans la campagne d’Andalousie, janvier 2024

Les élections européennes auront lieu dans 4 mois, entre le 6 et le 9 juin selon les pays. En France, ce sera le dimanche 9 juin. Jamais sans doute ce scrutin n’aura eu autant d’enjeux que cette année. L’Union européenne s’est construite sur une double promesse : celle de la paix et de la prospérité. L’une comme l’autre est aujourd’hui battue en brèche. Il y a la guerre sur notre continent. Vladimir Poutine entend asservir l’Ukraine et il ne s’arrêtera pas à ce pays si la Russie devait par malheur l’emporter. La Pologne et les Etats baltes seront visés à leur tour. La guerre russe en Ukraine a entraîné une redoutable crise de l’énergie, alimentant l’inflation, mettant à mal le pouvoir d’achat des Européens, entraînant pauvreté et exclusion. La souffrance sociale a rarement été aussi forte. Nombre d’entreprises se battent pour conserver leur activité. Et le monde qui vient n’est pas rassurant. Si, comme c’est à redouter, Donald Trump retrouvait la Présidence des Etats-Unis et une majorité au Congrès en novembre, le retrait américain laisserait l’Union européenne seule face à Poutine. Seule aussi face au conflit au Proche-Orient et ses menaces d’exportation au cœur de nos pays, seule face au danger terroriste, seule face aux pratiques commerciales chinoises. Seule finalement face à ses responsabilités et à son destin.

Il est temps, plus que jamais, pour l’Europe de se prendre en main, de construire sa souveraineté, de s’affranchir des tutelles, d’oser être elle-même. L’Europe est le dos au mur. Deux transitions essentielles doivent la mobiliser : la transition écologique et la transition digitale. C’est la résilience de l’économie européenne, de son modèle social, de ses choix collectifs et notamment de la protection de l’environnement et de la vie qui sont en jeu. Les Européens doivent être protégés, encouragés aussi à innover, à chercher, à entreprendre, à prendre des risques. Le bien collectif, cette prospérité aujourd’hui menacée, est à ce prix. L’Europe doit défendre son espace de liberté, de responsabilité et de solidarité. Elle doit défendre son cadre démocratique contre l’illibéralisme, contre les pratiques envahissantes des multinationales. Elle doit promouvoir les principes et valeurs qui accordent à chacun l’égalité des droits et des chances. L’Europe doit aussi rayonner, entraîner les Etats du sud, imaginer les solutions et les mettre en œuvre, là où se trouvent les périls, du climat à la pauvreté, de l’instabilité politique à l’immigration de la peur et de la faim. Elle doit porter un message d’action pour la paix, le droit et les droits, sans reculer, sans s’excuser. C’est son devoir, sa responsabilité dans le concert des nations.

L’Union européenne compte près de 450 millions d’habitants, femmes et hommes, citoyens. Une institution les unit : le Parlement européen. Toutes et tous, à l’âge de voter, en sont électeurs et y sont éligibles. Le Parlement européen porte la voix des Européens. Le Conseil ne le fait pas et la Commission européenne non plus. Une seule institution représente les citoyens et c’est le Parlement européen. Il y a tant de causes et de sujets qui traversent les frontières, qui rassemblent au-delà d’un seul pays. La protection des données personnelles en est une, la reconnaissance des diplômes en est une autre. Qui mieux que le Parlement européen peut les porter, loin des égoïsmes nationaux et des tentations protectionnistes ? Encore faut-il pour cela que le Parlement européen soit fort, composé de députés qui travaillent aux solutions, fabriquent la loi européenne et recherchent à cette fin les consensus nécessaires. Le Parlement européen n’est puissant que lorsqu’il rassemble les plus larges majorités d’idées et pèse décisivement dans l’échange avec le Conseil et le Parlement, y compris – et c’est essentiel – jusque dans les actes délégués et les actes d’exécution de la loi européenne, là où ils ne veulent pas de lui. S’il se divise, s’il s’abandonne aux dérives politiciennes, il ne compte plus et les citoyens européens avec lui.

Les périls qui menacent notre continent alimentent le vote populiste, à l’extrême-droite en particulier. Si nous votions en cette fin janvier, il est probable que le premier groupe parlementaire au Parlement européen serait un groupe d’extrême-droite, rassemblant le RN et Reconquête en France, l’AfD en Allemagne, les partis de Giorgia Melloni et Matteo Salvini en Italie, Vox en Espagne, le parti de Geert Wilders aux Pays-Bas, le PiS en Pologne, le Fidesz de Viktor Orban en Hongrie et bien d’autres. Ces partis ont en commun le nationalisme et le rejet de l’Union européenne. Leurs députés européens n’iront pas siéger à Strasbourg pour écrire la loi européenne, ils s’y rendront pour s’opposer, gripper les rouages de l’Union, faire échouer les projets. Prétendant parler au nom des citoyens européens, ils travailleront en réalité contre eux. Et le Parlement européen, livré à des batailles continuelles, ne pèsera plus, laissant la fabrique de la loi aux seuls Etats membres au sein du Conseil et à la Commission européenne. Cet effacement du Parlement européen, l’Europe ne peut, au regard des enjeux, se le permettre. Il faut pour la prochaine législature, de 2024 à 2029, un Parlement européen puissant, engagé, responsable, une assemblée où la voix des Européens soit affirmée et majoritaire.

La social-démocratie, appelons-la la gauche de gouvernement, a de toujours fait le choix de l’Europe. De très grands Européens sont issus de ses rangs : François Mitterrand, Willy Brandt, Helmut Schmidt, Olof Palme, Felipe Gonzalez, Mario Soares. Et Jacques Delors. Le choix européen est inhérent à ses valeurs. Dans beaucoup de pays, elle ne traverse pas ses meilleurs moments. C’est aussi le cas en France. En 2017, la gauche de gouvernement s’est fracturée, entre Emmanuel Macron et le Parti socialiste. Son espace politique demeure, mais il est occupé aujourd’hui par nombre de partis, initiatives, clubs, tous estimables et pourtant séparés. Le Parti socialiste a fait en 2022 le choix de l’alliance avec Jean-Luc Mélenchon, adversaire acharné de l’Europe, dont il n’ose se défaire par-delà un fumeux moratoire post-7 octobre. Il possède en Raphaël Glucksmann, le leader de Place Publique, un candidat passionné pour les élections européennes, mais le PS ne veut ni des partis, ni des initiatives, ni des clubs qui font vivre l’espace politique de la gauche de gouvernement. Les calculs nationaux prennent le pas sur les enjeux des élections européennes. Comme si, finalement, il était préférable de faire moins de voix, de gagner moins de sièges et que le Parlement européen compte peu pour ne pas insulter l’avenir.

Tout cela est profondément regrettable. Et ne peut ni ne doit rester en l’état. Dès lors que l’on ne veut pas de nous, sommes-nous condamnés, électeurs et acteurs de la gauche de gouvernement, à un vote par défaut pour le PS ou pour Renaissance ? Il y a des députés européens remarquables à Renaissance, mais Renew Europe, son groupe au Parlement européen, est d’abord un groupe libéral. Devrions-nous être contraints de n’être que des spectateurs des élections européennes, commentant dans l’anonymat les déclarations des uns ou des autres ? Ou n’est-il pas encore temps de faire un choix inverse, celui de rassembler nos idées, nos volontés et nos talents sur une liste, emmenée par une personnalité charismatique et appréciée des Français. Tant se jouera en 2024. Enjamber les élections européennes avec l’œil sur le coup d’après – 2027 – serait une erreur funeste au regard des enjeux, à rebours de la place de l’Europe dans notre identité politique. Il faut y aller, ne pas jouer petit bras, porter haut nos idéaux et nos couleurs, avoir l’Europe contagieuse et non honteuse, compter sur notre enthousiasme et notre capacité de convaincre, joyeusement, décisivement. L’Europe, c’est nous ! Nous, citoyens de l’Union, nous, militants de l’Europe, nous, femmes et hommes de gauche !

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