
Il y a un temps lointain, Edouard Herriot, l’ancien Président du Conseil et maire de Lyon, avait eu cette expression aussi drôle qu’imagée : « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Pour avoir connu et pratiqué la politique, je dois avouer que l’expression d’Edouard Herriot est plutôt fondée. En fonction des circonstances et en particulier de la proximité d’échéances électorales, l’odeur de l’andouillette est en effet plus ou moins persistante. Et à vrai dire, ces jours-ci, je la trouve même franchement oppressante. Toutes les chaînes de télévision, toutes les stations de radio rivalisent de débats, aussi chaotiques les uns que les autres, sur la chute annoncée du Premier ministre François Bayrou et de son gouvernement le 8 septembre. Chacun y va de son pronostic : qui à Matignon, quelle minorité de gouvernement, qui avec qui, qui contre qui, etc… Les amis d’hier se déchirent et les ennemis d’hier se regardent en chiens de faïence. Et si Macron voulait pousser Bardella pour ruiner les chances du Rassemblement national avant 2027, et s’il jouait le RN maintenant pour mieux revenir en 2032… C’est le moment de gloire du billard à trois bandes. Somme toute, comme l’avait dit un jour de campagne François Bayrou dans une autre vie, « le déconnomètre fonctionne à plein tube ».
Comment avons-nous bien pu en arriver là ? Tout remonte à la réélection d’Emmanuel Macron en avril 2022. De manière inexplicable, sitôt réélu, le Président de la République était entré en léthargie politique, agonisant durant des semaines sur l’identité de celle qui remplacerait Jean Castex à Matignon et privant de toute dynamique les candidats de son camp aux élections législatives de juin. Les oppositions en avaient profité pour refaire leur pelote, autant la gauche avec la Nupes sous le joug de Jean-Luc Mélenchon que le Rassemblement national. A l’arrivée, ces législatives qui auraient dû bénéficier de l’effet d’entrainement de la réélection aisée d’Emmanuel Macron pour conduire le camp présidentiel à une majorité absolue à l’Assemblée nationale générèrent une majorité très relative. De ce changement conséquent par rapport à la précédente législature, Emmanuel Macron n’a tenu aucun compte. Il a continué à gouverner avec la même verticalité, caporalisant le Parlement, ignorant les corps intermédiaires. La réforme des retraites, combattue dans la rue des mois durant par des millions de personnes, a été imposée sans vote par le recours à l’article 49.3. Ce fut une erreur politique majeure, une humiliation profonde et durable infligée au monde du travail et à la représentation syndicale dans sa diversité.
La seconde erreur fut la dissolution rageuse de l’Assemblée nationale au soir des élections européennes de juin 2024. Rien ne la justifiait, si ce n’est l’ego blessé du Président. Elle était inexplicable pour les Français et elle n’a jamais été comprise. Le pays est passé à deux doigts d’envoyer à l’Assemblée nationale une majorité absolue de députés d’extrême-droite. Seul un sursaut du front républicain constitué tant bien que mal au soir d’un premier tour aux résultats redoutables a permis d’éviter pareil scénario. De ce scrutin baroque, une conclusion s’imposait à tout observateur objectif : le camp présidentiel, en recul de quelque 100 sièges, avait été défait. Une autre réalité apparaissait aussi : les députés de gauche, rassemblés dans le Nouveau Front Populaire, étaient un peu plus nombreux que les députés de l’ancienne majorité. Dès lors, la logique aurait voulu que le Président de la République appelle une personnalité de gauche à constituer le gouvernement. Il n’en a rien été. C’est Michel Barnier, un représentant certes éminent du parti Les Républicains, en recul en sièges comme l’ancienne majorité, qui a été nommé Premier ministre. Il en est résulté une seconde humiliation, celle de millions d’électeurs de gauche qui ont perçu ce choix comme un déni de leur vote et un refus du résultat électoral.
La réalité est que l’actuelle législature ne dispose d’aucune majorité, absolue ou relative. Elle exprime la tripartition de la vie politique française. Il n’y a de solution de gouvernement possible que dans l’accord de formations rivales pour travailler ensemble. La France n’a malheureusement pas la culture de coalition, encore moins celle des grandes coalitions. C’est pourtant d’une grande coalition que cette législature a besoin si elle doit être utile aux Français. Au sein de cette grande coalition, il devrait y avoir les socialistes, autant pour des raisons politiques qu’arithmétiques. Ce n’est pas le cas. Là où le SPD sait faire en Allemagne les choix parfois douloureux que l’éthique de responsabilité réclame, le PS n’ose pas, prisonnier du quand dira-t-on de LFI et de calculs électoraux abscons. Si les 66 députés socialistes s’ajoutaient aux quelque 210 députés du « socle commun » sur la base d’un contrat de coalition faisant place à leurs idées et propositions, l’histoire serait différente. Ils ne le veulent pas et le « socle commun », en particulier Les Républicains, pas davantage. De ce fait, les gouvernements Barnier et Bayrou ont été des attelages de circonstances, sans souffle ni cap solide, faute d’une base parlementaire structurée et de leadership assumé, faute aussi d’oppositions responsables.
Michel Barnier a chuté après 3 mois lorsque le Rassemblement national, auprès duquel il était allé chercher du soutien à défaut de l’obtenir des socialistes, a baissé le pouce. François Bayrou, qui a manœuvré pour aller à Matignon, est arrivé 10 années trop tard. Son moment était passé. Il n’a pas su impulser une dynamique, diriger son gouvernement, donner une lisibilité à son action. Le conclave sur les retraites, qui aurait pu être une bonne idée, est devenu un Triangle des Bermudes et la présentation en juillet de son plan de remise en ordre des comptes publics n’a été suivie contre tout bon sens d’aucune négociation avec les forces parlementaires durant le reste de l’été. Le diagnostic de François Bayrou sur les comptes publics et l’endettement est pourtant le bon, mais la méthode pour mettre en œuvre le redressement est à l’inverse totalement désastreuse. En posant la question de confiance le 8 septembre, François institutionnalise de facto son renoncement. C’est un échec politique regrettable. Il n’était pas écrit qu’il doive en être ainsi. Il y a dans le gouvernement Bayrou des personnalités qui auront su faire progresser décisivement l’action publique malgré les vents politiques défavorables, en particulier Manuel Valls sur la Nouvelle-Calédonie avec l’accord de Bougival.
Un an et 3 mois dans la législature, la France est à l’arrêt. Elle n’aura plus de gouvernement lundi prochain et ses comptes publics sont lourdement dans le rouge. L’incertitude et le chaos minent la société, l’opinion publique, la vie économique, les investissements, les entreprises. Il est illusoire de se dire que parce que nous sommes la France, tout cela n’est pas si dramatique et qu’il ne se passera rien de grave pour nous sur les marchés financiers. Je redoute la réaction des marchés et la conséquence sur les taux d’intérêt d’une situation qui verrait l’endettement se poursuivre, la dépense publique croître mécaniquement et les budgets être rejetés par le Parlement cet automne. La France n’est pas une île et notre souveraineté, notre capacité à faire des choix collectifs et à les financer est menacée. Dès lors, de deux choses l’une : ou les forces politiques de l’arc républicain prennent la mesure des périls et entrent dans une négociation de grande coalition, ou l’Assemblée nationale devra être dissoute et de nouvelles élections législatives organisées. La France ne peut se permettre pour 18 mois encore, jusqu’à l’élection présidentielle du printemps 2027, un surplace politique menaçant pour son économie, son crédit international, sa réputation et son avenir.
Il ne sert à rien de mégoter, comme le font les groupes parlementaires de l’arc républicain. La solution leur appartient. Il s’entend que certains voudraient gagner du temps avec l’élection présidentielle dans le viseur. Mais que veut dire gagner du temps lorsque le pays est en aussi grande difficulté ? Une tactique électorale ne peut l’emporter sur l’intérêt général, sauf à abdiquer tout sens des responsabilités. Le Président de la République doit cesser de totémiser sa politique fiscale dont l’échec est désormais avéré par l’envolée des déficits des comptes publics. Il lui faut présider, non gouverner. Il y a des verrous qui doivent nécessairement pouvoir être desserrés, et notamment l’imposition des ultra-riches, si l’on veut trouver une solution de gouvernement pérenne, utile et acceptable aux Français. On ne peut demander aux classes moyennes et au monde du travail de supporter la charge et les douleurs d’un ajustement budgétaire rude pour préserver des choix de politique économique défaits dans les urnes en juillet 2024. Il faut enfin vouloir entendre la colère et les souffrances des Français. Le peuple souverain, c’est eux. Et c’est vers eux qu’il faudra retourner si le successeur de François Bayrou devait malheureusement échouer à son tour.
L’avenir n’est ni avec le Rassemblement national, ni avec La France Insoumise. Il faut épargner à la France les désastres immanquables liés à l’inculture économique, à l’autoritarisme, au rejet de l’Etat de droit, aux haines et aux obsessions. Mon cœur est à gauche et le reste. Je pense à Pierre Mendès France et Michel Rocard, qui ont tant marqué ma vie citoyenne. Tous deux ont su en leur temps relever les défis avec le plus grand courage. Les circonstances requièrent une abnégation inédite, un dépassement qui n’est en rien le renoncement aux idées et aux forces que nous chérissons, mais une volonté sincère de les rassembler lorsque les circonstances l’exigent. Au fond, pour retrouver Edouard Herriot et sourire un peu, ce qui s’impose, c’est d’y aller mollo sur l’andouillette. Opposer la responsabilité à l’aventure, c’est possible. Sortir de la facilité de la politique politicienne auxquels les Français ne comprennent rien et qu’ils rejettent puissamment, c’est un devoir. Il est grand temps. Comme je n’ai pas envie de laisser Herriot tout seul, j’en appelle à Michel Audiard. Dans Le Cave se rebiffe, il prêtait à Jean Gabin cette réplique implacable : « Les conneries, c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer ». Nous pouvons éviter cela à condition de nous rassembler. Le pire n’est pas toujours certain. Il n’en tient qu’à nous.
Commentaires fermés
Les écueils de la taxe Zucman
Lorsque j’étais parlementaire, nourri par mon expérience en Allemagne et par la connaissance que j’y avais acquise des entreprises de taille intermédiaire – le fameux Mittelstand – l’idée d’attirer l’attention comparative sur les freins au développement des PME et des ETI en France et en particulier sur le traitement fiscal de leur transmission m’était venue. J’avais pris rendez-vous avec le Secrétaire-Général de l’Elysée de l’époque, Jean-Pierre Jouyet, et j’étais allé lui en parler. J’en avais fait de même dans les couloirs de l’Assemblée nationale avec le ministre de l’Economie, un certain Emmanuel Macron. Ce sujet n’était pas très populaire au sein du groupe socialiste dont j’étais membre. J’en avais pris acte, tout en le regrettant. J’aime l’entreprise, l’initiative, la liberté. Je suis convaincu du rôle essentiel de l’entreprise dans notre économie, pour la création de richesses et aussi le partage de celles-ci. J’avais été un homme d’entreprise avant d’être député. Je le suis redevenu quand a pris fin ma vie publique. Il y a différentes formes, vies et réalités d’entreprises. La France ne compte pas assez d’ETI. Ce sont ces entreprises, par leur taille intermédiaire et leur intégration dans les territoires, qui irriguent le plus profondément l’économie. Il faut les protéger, les encourager, les soutenir.
J’écris cela dans le contexte des échanges sur la taxe Zucman. Je ne nie aucunement la nécessité de faire davantage contribuer les « ultra-riches » à l’effort national dans le contexte de grave crise des dépenses publiques que traverse la France. Je pense que ce surcroît de contribution s’impose, tant pour les recettes fiscales qu’il s’agit de trouver que par le souci d’équité et de justice qu’il exprimerait. Il est impératif de vouloir entendre les colères et les souffrances de ceux à qui l’on demande de payer toujours davantage, en particulier la classe moyenne, face à l’optimisation fiscale indécente pratiquée par les plus riches. La dégressivité de l’impôt pour ceux qui ont le plus est démocratiquement, socialement, moralement insupportable. Le dispositif imaginé par Gabriel Zucman reviendrait à taxer à hauteur de 2% les patrimoines, y compris professionnels, excédant 100 millions d’Euros. L’idée peut apparaître séduisante à première vue, mais elle ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Les propriétaires d’entreprises de type PME et ETI ont un patrimoine constitué d’actions. Or, ces entreprises ne sont pas cotées et le patrimoine n’est guère liquide. Doit-on d’ailleurs considérer comme patrimoine une valorisation virtuelle d’entreprise, une simple promesse de richesse ? Je pense que non.
On ne peut taxer une richesse qui n’est que potentielle. Une part des propriétaires, notamment dans les start-up, ne pourraient payer la somme demandée et seraient donc contraint de vendre pour pouvoir l’acquitter. Tant mieux, assurent certains politiques qui ne connaissent rien à l’entreprise, à la stratégie et à la concurrence internationale. La vérité pourtant, c’est que vendre revient à mettre le capital et donc l’entreprise en péril, à risquer la perte ou la fuite de pépites nationales, à ignorer l’attente prédatrice de grands groupes étrangers qui achètent à bas prix et partent cyniquement avec le savoir-faire, les brevets, tout ce qui constitue la vraie richesse de l’entreprise. Et ce serait aussi décourager l’entrepreneuriat au moment critique où la France, frappée par un début de XXIème siècle de lourde désindustrialisation, doit redresser fermement la barre et travailler à son attractivité dans l’ensemble de ses territoires. Je regrette que cette réalité-là, que je connais dans le monde des PME et ETI, soit ignorée, si ce n’est balayée par des affirmations péremptoires. Le débat des dernières semaines a totémisé la taxe Zucman, au point qu’en pointer les dangers, serait désormais défendre les privilèges, se coucher, être de droite, n’avoir pas de cœur, etc. Ce manichéisme est malsain.
Il existe bien d’autres moyens de faire contribuer les « ultra-riches » qu’une taxe qui fragiliserait une part essentielle de l’économie française, menacerait l’activité et dont on peine au demeurant à évaluer le montant du produit. Une réforme gagnerait par exemple à être entreprise sur les facilités fiscales consenties pour les successions. Des patrimoines considérables échappent ainsi à l’impôt dans le cadre successoral. Si l’on veut encourager le travail – et il le faut – ne serait-il pas juste de s’interroger sur tout ce qui bénéficie excessivement à la rente en France et creuse, génération après génération, les inégalités sociales davantage encore ? C’est une piste. Il y en a sûrement d’autres, comme le relèvement de la flat tax. Nous traversons une période moche, où l’idée même de rechercher l’équilibre entre la justice fiscale et l’activité économique est dépeint comme un renoncement, une lâcheté, un scandale, que l’on écoute Jean-Luc Mélenchon d’un côté ou Bernard Arnault de l’autre. Cette caricature n’est pas seulement vaine, elle est à terme mortifère. La France ne peut vivre dans l’ignorance de ses faiblesses, lourdes de menaces pour son avenir, et toute réponse doit être un compromis, y compris entre la réduction des dépenses publiques et l’effort demandé aux « ultra-riches ».
Ma conviction est que l’acceptabilité est la clé de tout. Il n’y a plus de place pour la nuance, pour les arguments et les contre-propositions. Je pense que la taxe Zucman est une fausse bonne idée. Je ne sais si c’est entendable. Je l’espère, sauf à désespérer de tout. Il n’existe aucune solution miracle qui effacerait par bonheur tous les malheurs du monde et dispenserait d’agir lucidement, en responsabilité. La misère de notre pays en ces temps redoutablement difficiles, c’est l’incapacité d’aller chercher ensemble une solution alors que tout cependant le requiert, y compris l’arithmétique parlementaire. Il y a au Parti socialiste des gens qui connaissent les écueils de la taxe Zucman, mais qui les taisent par logique politique. Il y a à droite des gens qui admettent la nécessité de justice fiscale, mais qui ne l’assument pas par clientélisme. Les postures l’emportent sur la raison, au risque d’envoyer le pays dans le mur. On crève de tout cela. Il est temps pour les acteurs du débat publics, élus, partis politiques, partenaires sociaux de changer de logiciel. Si la confrontation démocratique est saine, la volonté de s’accorder sur un chemin commun au nom de l’intérêt national l’est tout autant. Les circonstances nous appellent sans tarder à cette maturité-là.
2 commentaires