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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Les écueils de la taxe Zucman

Lorsque j’étais parlementaire, nourri par mon expérience en Allemagne et par la connaissance que j’y avais acquise des entreprises de taille intermédiaire – le fameux Mittelstand – l’idée d’attirer l’attention comparative sur les freins au développement des PME et des ETI en France et en particulier sur le traitement fiscal de leur transmission m’était venue. J’avais pris rendez-vous avec le Secrétaire-Général de l’Elysée de l’époque, Jean-Pierre Jouyet, et j’étais allé lui en parler. J’en avais fait de même dans les couloirs de l’Assemblée nationale avec le ministre de l’Economie, un certain Emmanuel Macron. Ce sujet n’était pas très populaire au sein du groupe socialiste dont j’étais membre. J’en avais pris acte, tout en le regrettant. J’aime l’entreprise, l’initiative, la liberté. Je suis convaincu du rôle essentiel de l’entreprise dans notre économie, pour la création de richesses et aussi le partage de celles-ci. J’avais été un homme d’entreprise avant d’être député. Je le suis redevenu quand a pris fin ma vie publique. Il y a différentes formes, vies et réalités d’entreprises. La France ne compte pas assez d’ETI. Ce sont ces entreprises, par leur taille intermédiaire et leur intégration dans les territoires, qui irriguent le plus profondément l’économie. Il faut les protéger, les encourager, les soutenir.

J’écris cela dans le contexte des échanges sur la taxe Zucman. Je ne nie aucunement la nécessité de faire davantage contribuer les « ultra-riches » à l’effort national dans le contexte de grave crise des dépenses publiques que traverse la France. Je pense que ce surcroît de contribution s’impose, tant pour les recettes fiscales qu’il s’agit de trouver que par le souci d’équité et de justice qu’il exprimerait. Il est impératif de vouloir entendre les colères et les souffrances de ceux à qui l’on demande de payer toujours davantage, en particulier la classe moyenne, face à l’optimisation fiscale indécente pratiquée par les plus riches. La dégressivité de l’impôt pour ceux qui ont le plus est démocratiquement, socialement, moralement insupportable. Le dispositif imaginé par Gabriel Zucman reviendrait à taxer à hauteur de 2% les patrimoines, y compris professionnels, excédant 100 millions d’Euros. L’idée peut apparaître séduisante à première vue, mais elle ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Les propriétaires d’entreprises de type PME et ETI ont un patrimoine constitué d’actions. Or, ces entreprises ne sont pas cotées et le patrimoine n’est guère liquide. Doit-on d’ailleurs considérer comme patrimoine une valorisation virtuelle d’entreprise, une simple promesse de richesse ? Je pense que non.

On ne peut taxer une richesse qui n’est que potentielle. Une part des propriétaires, notamment dans les start-up, ne pourraient payer la somme demandée et seraient donc contraint de vendre pour pouvoir l’acquitter. Tant mieux, assurent certains politiques qui ne connaissent rien à l’entreprise, à la stratégie et à la concurrence internationale. La vérité pourtant, c’est que vendre revient à mettre le capital et donc l’entreprise en péril, à risquer la perte ou la fuite de pépites nationales, à ignorer l’attente prédatrice de grands groupes étrangers qui achètent à bas prix et partent cyniquement avec le savoir-faire, les brevets, tout ce qui constitue la vraie richesse de l’entreprise. Et ce serait aussi décourager l’entrepreneuriat au moment critique où la France, frappée par un début de XXIème siècle de lourde désindustrialisation, doit redresser fermement la barre et travailler à son attractivité dans l’ensemble de ses territoires. Je regrette que cette réalité-là, que je connais dans le monde des PME et ETI, soit ignorée, si ce n’est balayée par des affirmations péremptoires. Le débat des dernières semaines a totémisé la taxe Zucman, au point qu’en pointer les dangers, serait désormais défendre les privilèges, se coucher, être de droite, n’avoir pas de cœur, etc. Ce manichéisme est malsain.

Il existe bien d’autres moyens de faire contribuer les « ultra-riches » qu’une taxe qui fragiliserait une part essentielle de l’économie française, menacerait l’activité et dont on peine au demeurant à évaluer le montant du produit. Une réforme gagnerait par exemple à être entreprise sur les facilités fiscales consenties pour les successions. Des patrimoines considérables échappent ainsi à l’impôt dans le cadre successoral. Si l’on veut encourager le travail – et il le faut – ne serait-il pas juste de s’interroger sur tout ce qui bénéficie excessivement à la rente en France et creuse, génération après génération, les inégalités sociales davantage encore ? C’est une piste. Il y en a sûrement d’autres, comme le relèvement de la flat tax. Nous traversons une période moche, où l’idée même de rechercher l’équilibre entre la justice fiscale et l’activité économique est dépeint comme un renoncement, une lâcheté, un scandale, que l’on écoute Jean-Luc Mélenchon d’un côté ou Bernard Arnault de l’autre. Cette caricature n’est pas seulement vaine, elle est à terme mortifère. La France ne peut vivre dans l’ignorance de ses faiblesses, lourdes de menaces pour son avenir, et toute réponse doit être un compromis, y compris entre la réduction des dépenses publiques et l’effort demandé aux « ultra-riches ».

Ma conviction est que l’acceptabilité est la clé de tout. Il n’y a plus de place pour la nuance, pour les arguments et les contre-propositions. Je pense que la taxe Zucman est une fausse bonne idée. Je ne sais si c’est entendable. Je l’espère, sauf à désespérer de tout. Il n’existe aucune solution miracle qui effacerait par bonheur tous les malheurs du monde et dispenserait d’agir lucidement, en responsabilité. La misère de notre pays en ces temps redoutablement difficiles, c’est l’incapacité d’aller chercher ensemble une solution alors que tout cependant le requiert, y compris l’arithmétique parlementaire. Il y a au Parti socialiste des gens qui connaissent les écueils de la taxe Zucman, mais qui les taisent par logique politique. Il y a à droite des gens qui admettent la nécessité de justice fiscale, mais qui ne l’assument pas par clientélisme. Les postures l’emportent sur la raison, au risque d’envoyer le pays dans le mur. On crève de tout cela. Il est temps pour les acteurs du débat publics, élus, partis politiques, partenaires sociaux de changer de logiciel. Si la confrontation démocratique est saine, la volonté de s’accorder sur un chemin commun au nom de l’intérêt national l’est tout autant. Les circonstances nous appellent sans tarder à cette maturité-là.

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Mollo sur l’andouillette

Il y a un temps lointain, Edouard Herriot, l’ancien Président du Conseil et maire de Lyon, avait eu cette expression aussi drôle qu’imagée : « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop ». Pour avoir connu et pratiqué la politique, je dois avouer que l’expression d’Edouard Herriot est plutôt fondée. En fonction des circonstances et en particulier de la proximité d’échéances électorales, l’odeur de l’andouillette est en effet plus ou moins persistante. Et à vrai dire, ces jours-ci, je la trouve même franchement oppressante. Toutes les chaînes de télévision, toutes les stations de radio rivalisent de débats, aussi chaotiques les uns que les autres, sur la chute annoncée du Premier ministre François Bayrou et de son gouvernement le 8 septembre. Chacun y va de son pronostic : qui à Matignon, quelle minorité de gouvernement, qui avec qui, qui contre qui, etc… Les amis d’hier se déchirent et les ennemis d’hier se regardent en chiens de faïence. Et si Macron voulait pousser Bardella pour ruiner les chances du Rassemblement national avant 2027, et s’il jouait le RN maintenant pour mieux revenir en 2032… C’est le moment de gloire du billard à trois bandes. Somme toute, comme l’avait dit un jour de campagne François Bayrou dans une autre vie, « le déconnomètre fonctionne à plein tube ».

Comment avons-nous bien pu en arriver là ? Tout remonte à la réélection d’Emmanuel Macron en avril 2022. De manière inexplicable, sitôt réélu, le Président de la République était entré en léthargie politique, agonisant durant des semaines sur l’identité de celle qui remplacerait Jean Castex à Matignon et privant de toute dynamique les candidats de son camp aux élections législatives de juin. Les oppositions en avaient profité pour refaire leur pelote, autant la gauche avec la Nupes sous le joug de Jean-Luc Mélenchon que le Rassemblement national. A l’arrivée, ces législatives qui auraient dû bénéficier de l’effet d’entrainement de la réélection aisée d’Emmanuel Macron pour conduire le camp présidentiel à une majorité absolue à l’Assemblée nationale générèrent une majorité très relative. De ce changement conséquent par rapport à la précédente législature, Emmanuel Macron n’a tenu aucun compte. Il a continué à gouverner avec la même verticalité, caporalisant le Parlement, ignorant les corps intermédiaires. La réforme des retraites, combattue dans la rue des mois durant par des millions de personnes, a été imposée sans vote par le recours à l’article 49.3. Ce fut une erreur politique majeure, une humiliation profonde et durable infligée au monde du travail et à la représentation syndicale dans sa diversité.

La seconde erreur fut la dissolution rageuse de l’Assemblée nationale au soir des élections européennes de juin 2024. Rien ne la justifiait, si ce n’est l’ego blessé du Président. Elle était inexplicable pour les Français et elle n’a jamais été comprise. Le pays est passé à deux doigts d’envoyer à l’Assemblée nationale une majorité absolue de députés d’extrême-droite. Seul un sursaut du front républicain constitué tant bien que mal au soir d’un premier tour aux résultats redoutables a permis d’éviter pareil scénario. De ce scrutin baroque, une conclusion s’imposait à tout observateur objectif : le camp présidentiel, en recul de quelque 100 sièges, avait été défait. Une autre réalité apparaissait aussi : les députés de gauche, rassemblés dans le Nouveau Front Populaire, étaient un peu plus nombreux que les députés de l’ancienne majorité. Dès lors, la logique aurait voulu que le Président de la République appelle une personnalité de gauche à constituer le gouvernement. Il n’en a rien été. C’est Michel Barnier, un représentant certes éminent du parti Les Républicains, en recul en sièges comme l’ancienne majorité, qui a été nommé Premier ministre. Il en est résulté une seconde humiliation, celle de millions d’électeurs de gauche qui ont perçu ce choix comme un déni de leur vote et un refus du résultat électoral.

La réalité est que l’actuelle législature ne dispose d’aucune majorité, absolue ou relative. Elle exprime la tripartition de la vie politique française. Il n’y a de solution de gouvernement possible que dans l’accord de formations rivales pour travailler ensemble. La France n’a malheureusement pas la culture de coalition, encore moins celle des grandes coalitions. C’est pourtant d’une grande coalition que cette législature a besoin si elle doit être utile aux Français. Au sein de cette grande coalition, il devrait y avoir les socialistes, autant pour des raisons politiques qu’arithmétiques. Ce n’est pas le cas. Là où le SPD sait faire en Allemagne les choix parfois douloureux que l’éthique de responsabilité réclame, le PS n’ose pas, prisonnier du quand dira-t-on de LFI et de calculs électoraux abscons. Si les 66 députés socialistes s’ajoutaient aux quelque 210 députés du « socle commun » sur la base d’un contrat de coalition faisant place à leurs idées et propositions, l’histoire serait différente. Ils ne le veulent pas et le « socle commun », en particulier Les Républicains, pas davantage. De ce fait, les gouvernements Barnier et Bayrou ont été des attelages de circonstances, sans souffle ni cap solide, faute d’une base parlementaire structurée et de leadership assumé, faute aussi d’oppositions responsables.

Michel Barnier a chuté après 3 mois lorsque le Rassemblement national, auprès duquel il était allé chercher du soutien à défaut de l’obtenir des socialistes, a baissé le pouce. François Bayrou, qui a manœuvré pour aller à Matignon, est arrivé 10 années trop tard. Son moment était passé. Il n’a pas su impulser une dynamique, diriger son gouvernement, donner une lisibilité à son action. Le conclave sur les retraites, qui aurait pu être une bonne idée, est devenu un Triangle des Bermudes et la présentation en juillet de son plan de remise en ordre des comptes publics n’a été suivie contre tout bon sens d’aucune négociation avec les forces parlementaires durant le reste de l’été. Le diagnostic de François Bayrou sur les comptes publics et l’endettement est pourtant le bon, mais la méthode pour mettre en œuvre le redressement est à l’inverse totalement désastreuse. En posant la question de confiance le 8 septembre, François institutionnalise de facto son renoncement. C’est un échec politique regrettable. Il n’était pas écrit qu’il doive en être ainsi. Il y a dans le gouvernement Bayrou des personnalités qui auront su faire progresser décisivement l’action publique malgré les vents politiques défavorables, en particulier Manuel Valls sur la Nouvelle-Calédonie avec l’accord de Bougival.

Un an et 3 mois dans la législature, la France est à l’arrêt. Elle n’aura plus de gouvernement lundi prochain et ses comptes publics sont lourdement dans le rouge. L’incertitude et le chaos minent la société, l’opinion publique, la vie économique, les investissements, les entreprises. Il est illusoire de se dire que parce que nous sommes la France, tout cela n’est pas si dramatique et qu’il ne se passera rien de grave pour nous sur les marchés financiers. Je redoute la réaction des marchés et la conséquence sur les taux d’intérêt d’une situation qui verrait l’endettement se poursuivre, la dépense publique croître mécaniquement et les budgets être rejetés par le Parlement cet automne. La France n’est pas une île et notre souveraineté, notre capacité à faire des choix collectifs et à les financer est menacée. Dès lors, de deux choses l’une : ou les forces politiques de l’arc républicain prennent la mesure des périls et entrent dans une négociation de grande coalition, ou l’Assemblée nationale devra être dissoute et de nouvelles élections législatives organisées. La France ne peut se permettre pour 18 mois encore, jusqu’à l’élection présidentielle du printemps 2027, un surplace politique menaçant pour son économie, son crédit international, sa réputation et son avenir.

Il ne sert à rien de mégoter, comme le font les groupes parlementaires de l’arc républicain. La solution leur appartient. Il s’entend que certains voudraient gagner du temps avec l’élection présidentielle dans le viseur. Mais que veut dire gagner du temps lorsque le pays est en aussi grande difficulté ? Une tactique électorale ne peut l’emporter sur l’intérêt général, sauf à abdiquer tout sens des responsabilités. Le Président de la République doit cesser de totémiser sa politique fiscale dont l’échec est désormais avéré par l’envolée des déficits des comptes publics. Il lui faut présider, non gouverner. Il y a des verrous qui doivent nécessairement pouvoir être desserrés, et notamment l’imposition des ultra-riches, si l’on veut trouver une solution de gouvernement pérenne, utile et acceptable aux Français. On ne peut demander aux classes moyennes et au monde du travail de supporter la charge et les douleurs d’un ajustement budgétaire rude pour préserver des choix de politique économique défaits dans les urnes en juillet 2024. Il faut enfin vouloir entendre la colère et les souffrances des Français. Le peuple souverain, c’est eux. Et c’est vers eux qu’il faudra retourner si le successeur de François Bayrou devait malheureusement échouer à son tour.

L’avenir n’est ni avec le Rassemblement national, ni avec La France Insoumise. Il faut épargner à la France les désastres immanquables liés à l’inculture économique, à l’autoritarisme, au rejet de l’Etat de droit, aux haines et aux obsessions. Mon cœur est à gauche et le reste. Je pense à Pierre Mendès France et Michel Rocard, qui ont tant marqué ma vie citoyenne. Tous deux ont su en leur temps relever les défis avec le plus grand courage. Les circonstances requièrent une abnégation inédite, un dépassement qui n’est en rien le renoncement aux idées et aux forces que nous chérissons, mais une volonté sincère de les rassembler lorsque les circonstances l’exigent. Au fond, pour retrouver Edouard Herriot et sourire un peu, ce qui s’impose, c’est d’y aller mollo sur l’andouillette. Opposer la responsabilité à l’aventure, c’est possible. Sortir de la facilité de la politique politicienne auxquels les Français ne comprennent rien et qu’ils rejettent puissamment, c’est un devoir. Il est grand temps. Comme je n’ai pas envie de laisser Herriot tout seul, j’en appelle à Michel Audiard. Dans Le Cave se rebiffe, il prêtait à Jean Gabin cette réplique implacable : « Les conneries, c’est comme les impôts, on finit toujours par les payer ». Nous pouvons éviter cela à condition de nous rassembler. Le pire n’est pas toujours certain. Il n’en tient qu’à nous.

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L’esprit des vacances

Dans le Cantal, près de Murat

J’ai retrouvé Bruxelles et notre maison il y a deux jours. Au dernier virage vers notre rue, j’ai jeté un œil au compteur de ma voiture. Il affichait 6 024 kilomètres de plus que le matin du 25 juillet, lorsque j’avais pris la route des vacances. J’ai beaucoup roulé, comme je le fais chaque été, avec cette fois-ci en plus le curieux sentiment d’avoir vécu une vraie grande vadrouille. J’ai fait une bonne part des trajets seuls. J’allais rejoindre la famille, déjà arrivée en Galice. J’avais besoin de soleil, de voir des paysages, de prendre des chemins de traverse, d’être ému par les monuments et les églises, de ressentir la France. J’ai roulé à travers les Ardennes et la Champagne. Je me suis arrêté à Pouilly-sur-Loire face aux vignobles et au fleuve. Je n’étais pas pressé. Je suis sorti des autoroutes, j’ai pris de petites voies et surtout des tas de photos, là où je le voulais, là où je le sentais. En Auvergne, j’ai revu Tauves et les volcans. J’ai adoré le Cantal. A l’approche des Pyrénées, les bouteilles de Jurançon ont rejoint dans le coffre les bouteilles de Pouilly. Des connaisseurs les attendaient de pied ferme à La Corogne. C’était la fête à Lacommande, près de la maison des vignerons. Je suis resté, un peu plus que chaque été, parce que j’aime les fêtes de village et que cette grande vadrouille est devenue un rendez-vous annuel cher à mon cœur.

J’avais besoin de ces vacances et j’avais en même temps le sentiment que mon dernier passage à Pau n’était pas si lointain. Cela faisait pourtant un an. Est-ce l’âge qui nourrit cette impression que les années filent comme dans un grand sprint ? En juin, je m’étais découvert surpris que ce soit déjà l’été, comme si les mois pluvieux et ventés de la Belgique avaient été courts alors qu’ils ne le sont jamais. C’est pour cela sans doute que j’ai voulu vivre cet été à fond. Je me suis mis au défi des années et aussi des beaux jours. J’ai fait le tour de l’Ile de Groix en kayak au départ de Lorient, j’ai grimpé les cols alsaciens à vélo, j’ai couru ardemment sur le paseo maritimo de La Corogne, puis sur le chemin côtier de l’Ile-Tudy à la Pointe de Sainte-Marine. Tout cela fait quelques bonnes centaines de kilomètres à la force des jambes et des bras. Une conclusion s’impose, jouissive, joyeuse : je suis encore bon pour le service. En Galice et en Bretagne, la nuit et le jour, j’ai lu des tas de bouquins, des nouveaux et des anciens. J’ai retrouvé Simenon et Maigret. Et puis j’ai fait ample usage du devoir de déconnection : plus de mails, plus de messages, plus rien, juste des livres et un peu d’écriture de temps à autre. Cela fait un bien fou de ne plus lire et – pire – commenter les états d’âme de Tartempion ou de Duchnock sur tel ou tel réseau.

Les vacances ne sont pas la vraie vie, mais elles ont une immense valeur d’idéal. J’aime leur esprit, cette forme de légèreté, l’insouciance qui vient et que l’on accepte volontiers. J’étais heureux de voir mes enfants heureux. Ils ont nagé, pédalé, barré, joué, couru. Et ils ont beaucoup ri. Il y avait la famille, les cousins et surtout leurs héros, les vrais : les grands-parents. On ne dit jamais assez merci aux grands-parents pour leur gentillesse, leur présence, leurs petites et grandes histoires, leurs conseils pleins d’affection et de tendresse, leur autorité bienveillante. Les vacances sont le temps béni des grands-parents, le moment du partage, le saut des générations qui efface un instant les parents de la photo pour un dialogue qui construira les souvenirs de toute une vie. En Galice, en Bretagne, il y avait aussi les copains, ceux que l’on retrouve avec bonheur chaque été sur la plage et qui viennent parfois de loin, les amitiés qui durent et qui avancent au fil des années. Elles sont si précieuses. Les enfants grandissent, les ballons demeurent, ronds et ovales. Les vélos changent et la taille des catamarans aussi. Les régates deviennent aussi disputées que les parties de foot et de rugby. Les aventures de marins naissent. Fallait-il sortir le spi ? Pourrons-nous faire du cata seuls l’été prochain ? Serons-nous bientôt monos ?

Je suis parti un mois et mes enfants plus de deux mois. C’était génial. Nous avons vu du pays. Nous nous sommes tellement changé les idées. Je revois le départ des uns et des autres, à la fin juin et au début juillet, la route de l’aéroport, les valises bien faites, les casquettes vissées sur les têtes, les sourires sans fin. Les vacances se méritent. Il faut les préparer, bien s’en souvenir et surtout, travailler comme il faut à l’école pour les gagner. Ce doit être mon côté vieux monde que de raconter cela. Je partage parfois la mémoire de mes vacances d’antan, en Bretagne ou ailleurs. Elles étaient différentes et heureuses autrement. J’essaie de glisser dans les récits les anecdotes croustillantes qui font le sel des souvenirs. Je crois bien justement que c’est durant un été que j’avais lu Un singe en hiver, le roman d’Antoine Blondin, merveilleusement porté à l’écran par Henri Verneuil et Michel Audiard. Au retour de Bretagne dimanche, nous nous sommes arrêtés à Villerville, dans le Calvados, là où furent tournées les scènes mythiques du film avec Gabin et Belmondo. C’était notre dernière étape. La frontière belge allait venir. Je serais bien resté à Villerville tant j’ai aimé cette œuvre. Les vacances me réservaient cette dernière surprise, une immersion dans un souvenir de livre et de film qui a marqué ma jeunesse.

La boucle est bouclée. Les valises sont rangées. Demain, le bus scolaire passera pour ma petite équipe et septembre pourra alors commencer vraiment. Il fait beau sur Bruxelles, mais le ciel a de premières teintes d’automne. J’erre dans ma cuisine, cherchant les couverts là où ils ne se trouvent pas. Revenir n’est pas si simple, finalement. J’ai encore la tête au bord de l’Atlantique et à notre dernière nuit normande face à la Manche, ce temps nécessaire et doux avant la fin de la grande vadrouille. Je n’ai pas envie de ranger le hamac sur la terrasse. Sans doute m’y risquerai-je encore pour quelques dernières nuits à la belle étoile, comme sur la plage de Groix durant le tour en kayak, même si le ciel de Bruxelles n’est pas celui de la Bretagne. Je veux prolonger le moment, faire vivre encore l’esprit des vacances. Il y a les bonnes résolutions – courir, manger sain, pas stresser, rigoler – et il y a aussi les rêves d’après, y compris ceux de la retraite qui approche. Et si on se retrouvait, ici, souvent, me disaient à l’Ile-Tudy il y a quelques semaines Tina et Michele, mes amies du Collège d’Europe. Le soir commençait à nous envelopper. Nous nous étions donnés rendez-vous à la cale, 37 ans après Bruges. C’est vrai, il y a les souvenirs et il y a l’avenir. L’esprit des vacances est, je l’espère, celui de l’avenir.

Le Cabaret normand à Villerville, là où fut tourné Un singe en hiver
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L’Ile-Tudy, la nuit, l’été

Tous les étés, j’aime retrouver l’Ile-Tudy. Cela fait des années que j’y reviens, depuis les premiers pas de mes enfants sur la plage, depuis ma propre enfance quimpéroise aussi sans doute. Il règne à l’Ile-Tudy une atmosphère particulière, une douceur de vie et d’âme que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Ce sont la plage, la ria, les rochers. Ce sont aussi les petites ruelles, les maisons serrées les unes contre les autres, qui racontent une époque lointaine, humble et courageuse, chère aux cœurs et à la mémoire. La mer est partout, calme ou ventée, forte et généreuse, odorante et envoutante. Il y a l’écho des vagues, les cris des oiseaux de mer, un bruit de bateau. C’est un bout du monde duquel je me suis épris au point désormais de m’imaginer difficilement ailleurs. L’été ne dure pourtant pas toute l’année. Je reviens à la Toussaint, à Noël, à Pâques. La magie est autre dans les lumières d’une autre saison. Il y a bien moins de monde sur le Boulevard de l’Océan. L’été est particulier. Le village se remplit d’estivants, visiteurs de juillet, d’août et surtout de toujours. Les volets s’ouvrent, les maisons s’animent, les familles et les générations se retrouvent, les amis aussi. C’est rendez-vous à l’Ile-Tudy pour quelques jours, quelques semaines, un mois et plus peut-être, comme une promesse d’éternité.

Le soir, quand vient la nuit, j’aime marcher dans l’Ile-Tudy. La lune éclaire mon chemin. Je me laisse porter au hasard des rues. Rue des Ecoles, rue du Cimetière, rue des Tempêtes, rue des Mousses, rue des Mouettes, rue de la Conserverie et dans tant d’autres petites voies au nom évocateur, je me glisse comme une ombre, discrètement, goûtant l’instant, le moment. Je suis souvent seul et pourtant il y a du monde derrière les murs. Les fenêtres éclairées, les conversations, les éclats de rire qui parviennent jusqu’au dehors racontent les rassemblements joyeux autour d’une grande table ou d’un salon. J’aperçois subrepticement des visages animés, je devine les bonheurs des jours et des nuits, les amitiés et les amours aussi. J’imagine le souhait certainement partagé que ces jours et ces nuits durent longtemps. J’aime le jaune incertain de ces pièces vite entrevues et aussitôt dépassées, illuminées de vie, et le bleu sombre d’un ciel dans lequel subsistent parfois les ultimes lueurs du soleil couchant. C’est l’Ile-Tudy la nuit, l’été. Je marche longtemps, sans me presser, accompagné par le bruissement rassurant de la mer. Sur mon chemin, je n’oublie jamais de passer devant l’église. J’ai besoin de croiser Saint-Tudy ou plutôt de le laisser m’observer depuis les hauteurs du clocher.

Il y a dans ces pérégrinations nocturnes comme un parcours à la Simenon. L’Ile-Tudy, ce sont des lumières, des couleurs, du vent et de temps à autre aussi un peu de pluie, autant d’éléments finalement que le romancier liégeois et génial créateur de Maigret aimait à disposer tout au long de ses romans, avec la part nécessaire de mystère et quelques solides personnages. Il y a quelques jours, j’ai relu avec bonheur le roman de Jean Failler, Mort d’une rombière. L’intrigue se passe à l’Ile-Tudy. Je l’avais découvert une première fois au tournant du siècle, il y a quelques bonnes années. Une génération a filé depuis, mais j’ai retrouvé dans l’enquête de Mary Lester, l’intemporelle héroïne de Jean Failler, tant de repères passés et encore présents qui font de l’Ile-Tudy un lieu à l’atmosphère unique. Je me suis ainsi arrêté devant la maison que je devinais être celle de la malheureuse rombière, imaginant la nuit où Mary Lester, la visitant discrètement à la recherche d’indices, avait rencontré l’ombre du meurtrier qu’elle arrêterait peu après – la nuit encore – dans un vivier de Loctudy. Et je me suis souvenu aussi, parce que le souvenir de Simenon ne me quittait plus, que c’est également la nuit, depuis le toit de l’Hôtel de l’Amiral, que Maigret avait percé à Concarneau l’épais mystère du roman Le chien jaune.

Je me suis dit que je devais écrire cela. Il y a les jours et il y a les nuits. Les jours de l’Ile-Tudy, on en parle volontiers, d’autant qu’ils sont actifs et animés, mais les nuits, on ne les partage pas assez, je crois, alors qu’elles évoquent certainement bien des choses, des sentiments et sûrement des souvenirs aussi, pour ces petites silhouettes, solitaires ou non, qui se faufilent, l’obscurité venue, entre les petites maisons vers la mer ou la ria, le port ou la cale. La nuit dernière, l’orage a déchiré le ciel de puissants éclairs et de fracassants coups de tonnerre à faire dresser les cheveux sur la tête. Lorsque les éléments se sont calmés, je suis sorti. La nuit était noire et les rues étaient luisantes de pluie. J’étais seul. Il n’y avait personne et il régnait un calme absolu. Même la mer se faisait discrète. Dans les maisons, les lumières étaient moins présentes. Il était déjà tard. Il y avait dans l’air tout d’un coup comme un petit côté automnal. Nous glissons vers la fin du mois d’août. C’est pourtant trop tôt pour que la saison s’achève, me suis-je dit, espérant croiser une âme ou deux sur mon chemin, sans succès. L’orage avait découragé les ardeurs nocturnes. Ce soir, je repartirai à l’aventure. Il reste quelques jours, quelques semaines d’été. Tout n’est pas dit. Il y a encore beaucoup à explorer, à imaginer et raconter.

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Retour à Tauves

Hier, je suis retourné à Tauves. J’ai mis 58 ans à le faire. Je ne savais pas trop ce que j’allais trouver. Un joli village auvergnat, certainement. Mais peut-être plus aussi, quelque chose qui me toucherait, évoquerait des souvenirs lointains, enfouis, heureux, partagés. J’allais sur mes 3 ans. A cet âge-là et si longtemps après, en appeler à la mémoire est un peu vain. Et pourtant, j’ai toujours aimé que l’on me raconte ce mois d’été passé à Tauves, mes premières vacances avec mes parents. Nous avons parlé de Tauves en famille si souvent. C’était en juillet 1967, il y a une éternité. Le Général de Gaulle était à l’Elysée et mai 1968 n’avait pas encore eu lieu. Mon père conduisait une Peugeot 404 alors rutilante. Comment étions-nous arrivés à Tauves ? Le professeur de géologie qu’il était voulait crapahuter sur les pentes des volcans et une petite annonce de location dans L’Ecole libératrice, le journal syndical de mes parents, avait scellé la destination. Nous avions traversé la France sans autoroute, celle des petites villes et des bourgs. Ma sœur était restée en Bretagne avec ma grand-mère. J’étais assis au fond de la voiture avec mon ours en peluche, comptant les châteaux d’eau. Pour les châteaux, les vrais, cela viendrait plus tard. Une maisonnette nous attendait à Tauves. Et l’Auvergne aussi.

Pour nous Bretons, les quelque 850 mètres d’altitude de Tauves, c’était l’Himalaya. Des années après, mon père racontait toujours les virages et les tournants précédant l’arrivée à Tauves. On se serait cru dans une étape du Tour de France. Le village était petit et chaleureux. Nous allions à pied faire les courses. Chez le boucher, se souvient ma mère, il n’y avait pas de machine à hacher la viande et le steak destiné au bambin que j’étais était coupé et recoupé avec le plus grand soin. Nous partions vers les volcans. Mon père avait à la main son marteau de géologue. Il fallait trouver les bombes volcaniques. Comment diable expliquer cela à un enfant ? Une expression avait été inventée pour moi : « les cailloux bizarres ». On m’en avait montré un et je devais en chercher d’autres. Il paraît que je faisais bien le job. De fait, au moment de quitter Tauves à l’issue des vacances, l’arrière de la Peugeot 404 trainait presque par terre tant le coffre était lourd de ces trouvailles destinées au laboratoire du Lycée La Tour d’Auvergne de Quimper. « Les cailloux bizarres » avaient tellement envahi mon esprit que de retour, je continuais à les chercher jusque dans la cour de récréation de l’école maternelle, au point d’inquiéter mon institutrice, surprise que je vienne lui faire la savante description du moindre gravier.

A proximité de Tauves vivait une cousine pittoresque et amusante. C’était la cousine Renée. Elle avait une forte et énergique personnalité. Renée était la sage-femme de l’hôpital de Riom. Le travail au sortir des études l’avait conduite en Auvergne et elle y était restée. Elle adorait sa région d’adoption. Nous avions découvert avec elle les lacs de cratère et le sommet du Puy-de-Dôme. Elle s’amusait bien avec moi. Longtemps après, me visitant en Californie, elle m’avait lancé : « tu te souviens de Tauves ». Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Je devais bien entendu me souvenir … de ses souvenirs. J’avais été plutôt embarrassé de lui répondre que les choses étaient certes un peu lointaines, vu mon jeune âge à l’époque, mais les histoires qu’elle s’était alors empressée de raconter m’avaient immédiatement réinscrit dans le récit et je ne pouvais donc plus oublier. Il y avait le vert des montagnes, le bleu du lac Pavin et, souvenir rapporté aussi par mon père et ma mère, une journée achevée sous le déluge au Championnat de France de cyclisme disputé non loin de Tauves. Nous étions assis sur une couverture au départ de la course et planqués sous la couverture quelques heures plus tard. Un coureur breton avait gagné et nous étions très fiers. Le temps de rentrer à Tauves, il avait déjà été déclassé. Dopage…

C’est tout cela, je crois, que je suis venu chercher, 58 ans après : mon passé de petit garçon, les souvenirs rapportés, l’improbable décor derrière les photos prises par mon père et la cousine Renée. Mon père n’est plus là et la cousine non plus. A ma mère, j’avais dit il y a quelques jours : « je vais aller à Tauves ». « Tu étais si petit », m’avait-elle répondu. Près de l’église, la boucherie était toujours là et la boulangerie aussi. Je n’ai pas retrouvé la maisonnette. Je suis sans doute passé devant elle sans le savoir. J’ai marché dans les petites rues. L’une s’appelait Rue de l’Enfer. L’autre, fort heureusement, s’appelait la Rue du Paradis. A Tauves, j’avais été tellement plus proche du paradis. Ce devait être sûrement par là qu’était notre petite maison. Je suis allé à l’office de tourisme. A la dame de permanence, j’ai raconté, ému, que j’avais passé à Tauves mes premières vacances. « Aviez-vous pris beaucoup de photos », m’a-t-elle demandé. J’ai dû expliquer que les photos étaient rares dans les années 1960 et les IPhones encore davantage. Elle a souri, compatissant sans doute à mon grand âge. Je lui ai confié que ce moment avait pour moi comme une valeur de pèlerinage. Je me suis attardé. J’ai été à l’église. Je me suis arrêté près de la fontaine. Nous étions sûrement passés par là. Je devais donner la main à ma mère.

Hier, personne ne me donnait plus la main, mais l’émotion du moment me portait. L’air était doux, entre averses et arc-en-ciel. Être venu à Tauves avait un sens. Le village, quelque part, ressemblait à ce que l’on m’en avait dit. Je l’avais imaginé ainsi. Il était tranquille et accueillant. Sans doute est-ce pour cela que nous y avions été heureux. Je regardais les flancs de colline et les champs alentours. J’avais sûrement dû y courir. J’étais un enfant sage, mais qui aimait se dépenser. La preuve est que 58 ans après, je cours toujours. J’aime retrouver les repères de mon passé, celui dont je me souviens ou dont on m’a parlé. Mes parents avaient le goût de la France des campagnes et des villages. Ils me l’ont transmis et je leur suis profondément reconnaissant. Ils m’ont ancré la France au cœur. Je continue de la sillonner avec le même enchantement intime. La vie a changé, le monde et le temps aussi. Les années de Gaulle sont bien lointaines désormais, mais Tauves et tant d’autres coins chers à mon histoire demeurent. Je sors des autoroutes pour aller les retrouver, pour dénicher ces petits cailloux invisibles – pas tous « bizarres » – qui ont balisé ma vie. Ces instants-là valent tellement pour poursuivre le chemin, dans la fidélité aux miens, à leur souvenir et à ces joies simples qui restent à jamais la plus belle des inspirations.

Avec mon père, l’été de Tauves (1967)

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