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Plus loin que l’horizon

C’était au mois de novembre. Nous marchions le long de la mer en Bretagne, mes enfants devant et moi quelques pas derrière. Le ciel était tout gris, comme souvent après la Toussaint. Quelque part pourtant, en scrutant bien l’horizon, il y avait tout au bout, derrières les Iles Glénan, un début de promesse de ciel bleu. Je vis mes enfants quitter le chemin côtier et s’asseoir sur un banc, tous ensemble, le regard tendu vers l’océan. Que cherchaient-ils ? Que voyaient-ils ? Je ne le sais pas. Il y avait sans doute quelque chose entre ciel et mer qui avait capté leur attention. La scène était surprenante. En général, la présence de mes trois enfants sur un même banc était annonciatrice de chahut imminent et d’énergie. Il n’en était rien. Ils regardèrent longtemps devant eux, échangeant quelques mots. Au pied du banc s’étalait la plage des vacances, celle qui fait depuis des années le bonheur de leurs étés. Après une ou deux minutes, ils se levèrent et me rejoignirent paisiblement sur le chemin, vers l’Ile-Tudy, vers la maison, vers cette année qui n’en finissait pas d’avancer avec son cortège de nouvelles tristes et difficiles, y compris celle de cet autre confinement qui était venu faire de nos congés d’automne un moment finalement irréel.

Au moment où l’année 2020 s’achève, je repense à cette scène simple et pourtant particulière. Elle a sa part de mystère. La galère, la souffrance, l’inquiétude, la crainte de ces mois écoulés, je pourrais en parler des heures, en adulte. Mais eux, mes enfants, les enfants ? Nous avons traversé une épreuve et celle-ci continue, même si la perspective du vaccin contre le Covid-19 laisse enfin entrevoir l’espoir d’un retour à une vie libérée de la menace du virus. Un adulte peut rationnaliser, chercher du sens (et parfois le trouver), prendre du recul et décider. Mais que peut un enfant ? Comment absorbe-t-il le choc d’une vie sous cloche, quand tout devient péril, lorsque la famille et les amis n’apparaissent plus guère que sur un écran d’ordinateur ? Comment vit-il ces distances dites sociales, ces élans d’affection désormais interdits, l’absence momentanée ou tragiquement définitive d’un être aimé ? De 2020, personne d’entre nous ne sortira indemne, et les enfants encore moins. Ce sont eux pourtant qui porteront le plus loin dans la course du temps le souvenir de cette année terrible, qui demain confieront à d’autres générations leurs sentiments, leurs peines, leurs peurs, leurs regrets et peut-être aussi leurs colères de petites vies devenues grandes.

Il y a un an, personne n’aurait imaginé un instant ce que 2020 nous réserverait. Les pandémies semblaient relever des livres d’histoire. En quelques semaines, un virus inconnu a mis le monde cul par-dessus tête, faisant un nombre effarant de victimes, plongeant l’économie de nos pays et de la planète dans une crise inédite en un siècle. Cette pandémie a mis à jour les inégalités criantes de nos sociétés, l’impréparation de celles-ci, l’incurie de certaines décisions, la faiblesse insigne d’une parole publique évanescente, bavarde ou contradictoire. Elle a passé au révélateur les carences, les dénis et l’irresponsabilité. Nous avons vécu au printemps un juin 1940 sanitaire. Tout à une logique comptable, le nez dans bien des certitudes, nous n’avons pas su anticiper, prévoir, nous préparer aux risques d’une époque que nous pensions benoîtement contrôler. Nous nous sommes retrouvés à nu, forcés dans la hâte à l’improvisation, poussés à des décisions trop longtemps différées ou devenues taboues. En un an, l’Europe a fait, en raison de la crise, des pas de géant. Des choix ont été faits, loin de toute orthodoxie, par pragmatisme, en rassemblant les volontés, parce qu’il était moins une, parce qu’il y avait un monde à sauver et que ce monde était le nôtre.

De 2020, il ne faudra rien oublier, ni des causes, ni des conséquences. Nous le devons aux générations futures. Il faut retrouver le sens du progrès et de l’intérêt général, le réhabiliter, le partager. Le laissez-faire ne construit pas l’avenir. Il faut vouloir entendre les souffrances de nos sociétés et savoir y répondre. Il n’y a plus de place pour une parole confisquée, pour cet écart sidérant entre ceux qui sauraient (ou pensent savoir) et tous les autres, condamnés à subir, sauf à s’exposer aux complotismes de toute sorte, délirants aujourd’hui, mais peut-être majoritaires demain. Faisons de l’année 2021 un tournant autant que 2020 aura été une souffrance. Plus que jamais, c’est le moment d’imaginer, d’oser, d’agir. De donner corps, par la preuve et dans les actes, à la solidarité et à la justice, chez nous et ailleurs, librement, par la démocratie et le multilatéralisme. Il faut regarder loin, plus loin que l’horizon, un peu comme cette promesse de ciel bleu que recherchaient peut-être mes enfants dans le gris de novembre sur notre plage bigoudène. Je veux y croire et y contribuer. Et tant d’autres certainement aussi. Puisse 2021 incarner une espérance partagée, un esprit de conquête, un autre chemin. Depuis la Bretagne, à vous tous, chers amis, Bloavez Mad, bonne et heureuse année 2021 !