Passer au contenu

Mois : février 2021

Être né quelque part

Quimerc’h, devant la maisonnette de garde-barrière où j’ai passé mes premières années

J’ai lu il y a quelques jours le livre d’Hervé Algalarrondo, Deux jeunesses françaises. Fidèle de l’Obs depuis des années, l’hebdomadaire où Algalarrondo a longtemps écrit, j’aime sa plume et sa réflexion. Son livre avec Daniel Cohn-Bendit en 2016, Et si on arrêtait les conneries, m’avait beaucoup séduit et préfigurait par plein d’aspects le dépassement politique qu’Emmanuel Macron incarnerait quelques mois plus tard par sa candidature, puis son succès à l’élection présidentielle. Dans Deux jeunesses françaises précisément, il est question d’Emmanuel Macron. Mais pas que de lui, l’on y retrouve aussi Edouard Louis, l’écrivain prodigue, celui dont le premier roman à seulement 21 ans, Pour en finir avec Eddy Bellegueule, avait bouleversé tant de lecteurs, parmi lesquels je me rangeais. Beaucoup, politiquement, oppose Emmanuel Macron et Edouard Louis. Qu’ont-ils cependant en commun, outre la passion des livres et du théâtre, et quelque part le goût de la transgression aussi ? La Picardie. Tous deux y sont nés en effet, l’un à Amiens, l’autre à Abbeville, dans des milieux sociaux certes très différents. La Picardie a façonné leur destin, leur personnalité, leurs idées et … leurs rêves d’ailleurs. Ils n’y vivent plus et n’y retournent guère. Comme si la Picardie n’était plus leur histoire.

La lecture de Deux jeunesses françaises m’a interpellé. Ce que montre Hervé Algalarrondo, c’est qu’Emmanuel Macron et Edouard Louis, chacun à sa manière et avec son parcours, se sont construits par opposition à leur région et leur milieu, au point de vouloir s’en écarter. Prendre de la distance avec les années de jeunesse, y compris géographiquement, cela arrive, mais pose aussi une question : est-on de quelque part au sens tripal du terme ou à tout le moins au sens de l’inspiration pour un parcours de vie ? Loin de moi l’idée de juger et le livre d’Hervé Algalarrondo s’en abstient également. C’est un sujet que j’ai toujours eu envie de comprendre, dans la vie publique, les arts et même l’économie. Quels petits coins, quels souvenirs parlent au cœur et portent un destin ? Où sont les racines, car il ne peut pas ne pas en exister ? Le mois passé, à l’occasion du 25ème anniversaire de la disparition de François Mitterrand, l’évocation de son itinérance personnelle et intime entre la Bourgogne, la Charente et les Landes m’était revenue davantage que ses choix politiques, dans lesquels pourtant je m’étais reconnu. Mitterrand avait une relation à la France, aux paysages de son enfance et de ses jeunes années adultes qui me touche, et peut-être même encore davantage aujourd’hui.

Je suis breton. J’aime la région d’où je viens. Elle m’a façonné, comme ma famille aussi l’a fait. A chaque étape de ma vie, heureuse ou triste, elle a été un ancre salutaire. Quand j’étais loin, elle m’accompagnait. Pas uniquement parce que ces paysages de Bretagne sont beaux et peuplaient mes rêves. Parce que je ressentais profondément, intensément que je suis de là-bas, par la culture, l’histoire, y compris l’histoire des miens, fût-elle parfois tragique. Je suis né à Quimper, j’y ai été à l’école. J’ai grandi à Ergué-Gabéric. Et pourtant, lorsque je me retourne, c’est Quimerc’h, le village où vivaient mes deux grands-mères, que je vois. Et la petite maison de garde-barrière de ma grand-mère maternelle, le long de la voie ferrée entre Quimper et Brest, où j’ai passé mes premières années. C’était une enfance simple, heureuse et aimante, une enfance protégée. De ces années-là viennent les valeurs qui me portent. Quimerc’h s’est inscrit au cœur de mon monde. Les champs, les animaux, la forêt du Cranou toute proche, l’odeur et les couleurs de la campagne tapissent toujours ma vie aujourd’hui. Il y a deux ans ans, au moment de nommer la petite entreprise que je voulais créer, j’ai choisi Kerhall Consulting. Kerhall est le lieu-dit où se trouvait la maisonnette de ma grand-mère.

Être né quelque part a pour moi tout son sens. Je sais d’où je puise mon histoire. Mais ce quelque part peut aussi ne pas être un bout d’enfance. Ce peut être l’endroit et le moment où l’on s’est éveillé ou révélé à soi-même, souvent plus tard qu’à l’âge des culottes courtes, et peut-être rudement. C’est l’histoire d’Edouard Louis, grandissant à Hallencourt dans un milieu viril et inculte alors qu’il se découvrait différent. Il n’existe pas de récit unique. Il y a une multitude d’histoires, parfois enfouies et douloureuses. Dans sa chanson éponyme en 1987, Maxime Le Forestier disait : « Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard ». Ce n’est pas faux non plus. Que sera le quelque part d’un enfant d’immigré à qui l’on fait sentir que le quartier, la ville, le pays dans lesquels il a grandi et qu’il aime sont pourtant moins les siens que ceux du copain avec lequel il aura joué et partagé toute son enfance ? Cette réalité-là existe malheureusement et elle est déstructurante. Elle est celle des identités plurielles, que notre monde mêle aujourd’hui bien plus qu’autrefois. C’est pour elle que Maxime Le Forestier ajoutait : « Être né quelque part, c’est partir quand on veut, revenir quand on part ».  

Mon histoire est simple car elle est homogène : un bout du monde, un petit village, une génération d’aînés empreints d’humanisme et de bonté. Celle de mes enfants est différente. Ils ont d’autres racines. C’est Bruxelles et la Belgique, où ils sont nés et vivent. C’est l’Andalousie et la Galice, terres de mon épouse et de ses parents, les collines d’oliviers et les rias. Et c’est mon coin de Bretagne, la maison de ma maman et celle, l’été, des vacances au bord de l’océan. Ils sont français et espagnols, ils seront belges aussi à leur majorité. Leur quelque part est multiple. J’espère qu’il le restera. C’est leur richesse. Beaucoup se joue dans la transmission et les grands-parents sont imbattables à ce compte. Manette, sa grand-mère, avait donné à Emmanuel Macron le goût éperdu de la lecture et des livres. De ma grand-mère, je garde le souvenir d’une douceur infinie dans notre maisonnette de Quimerc’h et de recommandations attendries sur le chemin de la vie. Être né quelque part est une liberté, celle de faire le miel de ses souvenirs et de ses inspirations, sans contrainte ni jugement d’autrui. C’est être soi-même et être encouragé à l’être aussi. C’est parfois un combat, mais pas pour nier une part de soi : pour gagner au contraire le droit de vivre pleinement et librement ses passions et ses rêves.

Commentaires fermés

Le long chemin de la justice climatique

Il y a deux ans, quatre organisations non-gouvernementales (Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas-Hulot) avaient recueilli plus de 2,3 millions de signatures de citoyens au bas d’une pétition, “L’affaire du siècle”, dénonçant l’inaction de l’Etat dans la lutte effective contre le réchauffement climatique. Après la pétition était intervenu le dépôt d’un recours par ces mêmes ONG devant le tribunal administratif de Paris pour carence fautive. Qu’en ferait le tribunal administratif ? De sa réponse dépendrait largement la capacité, déjà mise en œuvre dans d’autres pays, de faire avancer – ou non – la justice climatique en France. C’est peu dire que l’arrêt du tribunal administratif était donc attendu. A l’arrivée, cet arrêt, rendu public hier, offre aux ONG un timide succès.

Le tribunal administratif de Paris reconnaît une faute de l’Etat en raison de son incapacité à tenir ses engagements de réduction de gaz à effet de serre. Pour mémoire, ceux-ci sont de réduire les émissions de 40% en 2030 par rapport à au niveau de 1990 et d’atteindre la neutralité carbone pour 2050. A l’évidence, la trajectoire récente n’y conduit pas. C’est la première fois qu’une faute de cette nature est retenue à l’encontre de l’Etat et cela constitue en soi un précédent notable. Est-ce pour autant un jugement révolutionnaire ? Non, car au-delà de la condamnation de l’Etat à verser aux ONG un Euro symbolique au titre du préjudice moral résultant de sa carence fautive, le tribunal administratif de Paris laisse sans réponse à ce stade la question centrale : la réparation du préjudice écologique.

Il revient désormais aux ONG d’apporter les éléments d’évaluation de ce préjudice pour permettre sa réparation. Le tribunal administratif a prononcé en effet un supplément d’instruction à cette fin, assorti d’un délai de deux mois. Un deuxième jugement interviendra donc, plus important, plus fondateur pour la justice climatique en France que celui d’hier. La faiblesse de l’engagement de l’Etat contre le réchauffement climatique et les résultats insuffisants obtenus sont certes reconnus, mais l’Etat n’est pas non plus le seul fautif. Quelle est la part de sa carence dans la responsabilité d’une sécheresse ou d’inondations catastrophiques et quel contenu concret présentera en conséquence la réparation qu’il lui reviendra d’assumer ? C’est tout cela qui va se jouer dans les deux mois.

Rien n’est encore établi. Que peut décider le tribunal administratif de Paris? Il peut enjoindre l’Etat de prendre une série de mesures contraignantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, conformément à ses engagements. L’écart entre les résultats actuels et les engagements est grand : là où la réduction annuelle devrait être a minima de 1,5%, elle n’était que de 0,9% sur l’année mesurée la plus récente (2019). Le sujet est d’autant plus prégnant juridiquement (et in fine politiquement) qu’au cours de ces mêmes deux mois, le Conseil d’Etat se prononcera sur les réponses de l’Etat quant à sa capacité de tenir la trajectoire de réduction des émissions à l’horizon 2030, dans le cadre d’un recours pour inaction climatique présenté par la commune nordiste de Grande-Synthe.

Ces deux actions convergent et mettent l’Etat sous pression, tout comme la justice administrative. Les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre pris par la France ne sont pas indicatifs, ils sont contraignants et s’imposent. On ne peut avoir été le pays hôte de l’accord de Paris de décembre 2015, se battre à raison pour sa mise en œuvre à travers le monde et échouer paradoxalement chez soi, faute de manifester la volonté que l’on attend ailleurs des autres. C’est là que la justice climatique se glisse, en recherchant par la saisine des cours et tribunaux à forcer l’action publique, en ouvrant la voie à la réparation du préjudice écologique, y compris même au bénéfice de personnes s’estimant nommément victimes des effets du réchauffement climatique.

Tout cela, en France, est encore à venir. L’arrêt du tribunal administratif de Paris du 3 février 2021 ne fait qu’entrouvrir une porte. C’est une étape importante, mais une étape seulement. La dimension contentieuse de l’action climatique est moins commune en France qu’elle ne l’est ailleurs en Europe ou même au-delà. Elle prend cependant un relief particulier au moment où, par coïncidence de calendrier (ou pas), l’agenda législatif du printemps s’ouvre à l’examen par le Parlement du projet de loi issu des propositions de la Convention citoyenne sur le climat et au projet de référendum visant à intégrer l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique dans la Constitution. C’est dire combien les prochains mois seront déterminants pour la justice climatique en France.

Commentaires fermés