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Mois : octobre 2021

La normalisation et les défis de notre temps

Devant le siège d’Austrian Standards à Vienne le 12 octobre

Il y a quelques mois, j’ai rejoint le monde de la normalisation. J’occupe à Bruxelles la fonction de directeur au sein de la structure commune au CEN (Comité européen de normalisation) et au CENELEC (Comité européen de normalisation électrotechnique). Mes responsabilités couvrent la gouvernance, les affaires juridiques, la stratégie et les relations avec les 34 organisations nationales membres. Il existe 3 organisations européennes de normalisation : le CEN, le CENELEC et l’ETSI (European Telecommunications Standards Institute). Le monde de la normalisation est relativement méconnu du grand public et cela peut paraître surprenant au regard de son impact tant la normalisation est finalement tout autour de nous. La page au format A4, c’est une norme. Le format des cartes de crédit et documents d’identité, c’est une autre norme. Des normes, il y en a dans tous les domaines, pour les marchandises et les services. Certaines sont récentes, d’autres très anciennes. Ces normes peuvent être nationales, européennes ou internationales. Cela fait des décennies que la normalisation est à l’œuvre et on le sait assez peu. En Autriche, où je me suis rendu en début de semaine, cette année 2021 est celle du centenaire d’Austrian Standards, l’organisation nationale de normalisation.

Pourquoi normaliser ? Pour améliorer la qualité et la sécurité d’un produit ou d’un service, pour encourager la productivité et l’innovation dans l’économie, pour créer de la valeur et de l’emploi, pour diffuser le progrès et en assurer le partage, pour asseoir la compréhension et la confiance des consommateurs et des citoyens que nous sommes tous. J’ai choisi de rejoindre le monde de la normalisation car je le crois plus que jamais essentiel pour répondre aux périls et défis de notre temps. C’est l’identification d’un besoin qui entraine la définition d’une norme, non par les pouvoirs publics, mais par tous les acteurs économiques concernés eux-mêmes. Je crois aussi en la méthode : c’est au consensus et en lien étroit avec la société civile (organisations de protection de l’environnement, des consommateurs et de protection des travailleurs) que les normes voient le jour. Ce travail est considérable et continu. Chaque jour, des milliers d’experts de la normalisation se réunissent, échangent, écrivent, co-construisent dans nos capitales, à l’échelle européenne ou à celle du monde. Une norme européenne, lorsqu’elle voit le jour, vient ainsi se substituer aux normes nationales et le marché unique en bénéficie. C’est du progrès concret, tangible, mesurable et réel.

J’ai été un législateur, j’ai travaillé au contact d’exécutifs nationaux et internationaux durant des années. J’ai depuis longtemps la conviction que la loi et le pouvoir réglementaire n’ont pas réponse à tout et que beaucoup repose aussi sur la responsabilité des entreprises et autres acteurs de l’économie de marché, société civile incluse. La normalisation en est l’une des expressions. L’objectif de neutralité carbone pour 2050 requiert un effort considérable de normalisation et donc l’appropriation par les entreprises de cet objectif pour lequel elles possèdent une bonne part des réponses. Dans des domaines aussi divers que l’isolation thermique des bâtiments, la construction et l’équipement, la production d’énergies vertes, l’agriculture, les transports ou la qualité et la performance environnementale, il y a un champ considérable de domaines à explorer et investir par la normalisation au bénéfice de la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat. Il en est de même de la digitalisation de l’économie et de notre société pour en accélérer le mouvement et le sécuriser, pour en assurer la diffusion sur chaque territoire et au bénéfice de tous. Cette dimension concrète, seule une action de normalisation, utilement articulée avec les autorités publiques, peut y conduire.

Lorsque j’ai pris mes fonctions dans le courant de l’été, une expression m’a surpris. Je la cite en anglais car elle est moins spontanée en français : « Welcome to the standardization family ! ». Il y a en effet un réel sens de communauté au sein du monde de la normalisation. J’y rencontre des femmes et hommes passionnés, qui en ont fait non seulement leur carrière, mais au fond l’une des causes aussi de leur vie. Je l’ai vu durant les trois jours que j’ai passés à Vienne pour la célébration des 30 ans de l’Accord de Vienne entre le CEN et l’ISO (International Organization for Standardization) et la session du comité présidentiel du CEN et du CENELEC. C’est affaire d’engagement, de conviction, d’enthousiasme aussi. Il s’agit de fédérer des gens et des organisations, des histoires industrielles et des projets. Je le ressens également avec les nombreux jeunes talents avec lesquels je travaille à Bruxelles. J’ai une génération de plus qu’eux, un parcours de juriste là où les ingénieurs sont plus nombreux. J’apprends d’eux autant que j’essaie de transmettre de mon propre itinéraire dans l’industrie, puis dans la vie publique, nourri par la solidarité, le progrès partagé et la liberté. Il y a tant à faire, tant à entreprendre pour construire un avenir meilleur et la normalisation européenne, par son travail, prend toute sa part de l’effort à venir.

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Défendre la primauté du droit européen

Photo: Yury Rymko de Pixabay

L’Union européenne est une communauté de droit, une communauté de valeurs, une communauté de destins. Y adhérer n’est pas simple et c’est tant mieux. Pour entrer, il y a des critères à respecter, des engagements à prendre. Ils ne valent pas seulement pour le jour de l’examen, ils valent aussi et surtout pour l’après. Adhérer à l’Union, c’est en accepter le fonctionnement, les règles et l’ordre juridique. C’est se conformer aux principes fondateurs, à l’architecture institutionnelle et à toutes les dispositions des Traités. La primauté du droit européen sur le droit national fait partie de ces obligations qui lient tout Etat membre. Respecter la primauté n’est pas une suggestion, c’est un devoir et il ne souffre aucune exception. Si demain un Etat membre décide d’inverser la perspective et considère qu’il appliquera désormais le droit européen seulement lorsqu’il sera en accord avec lui et que cela lui profitera, alors s’en sera fini de l’Union européenne. La primauté du droit européen et le rôle éminent de la Cour de Justice de l’Union européenne s’imposent. Aucun Etat membre n’est forcé d’adhérer à l’Union européenne. Si on le fait, on ne saurait dès lors opposer à l’ordre juridique que l’on a choisi librement et souverainement de rejoindre une norme ultérieure issue du droit national.

Hier, jeudi 7 octobre, le tribunal constitutionnel polonais a jugé incompatible avec la Constitution du pays une partie des Traités européens. Ce faisant, elle a affirmé que si primauté il y a, elle est celle du droit polonais. Appelons un chat un chat : c’est une agression à l’égard de l’ordre juridique de l’Union européenne et de l’Union elle-même. A ce jugement, la présidente du tribunal a ajouté ses commentaires, dénonçant pêle-mêle « l’ingérence de la Cour de Justice de l’Union européenne dans le système juridique polonais » et assurant que « des organes européens agissent au-delà de leur compétences », propos bruyamment acclamés dans la foulée par le gouvernement polonais, tout à sa bataille de plusieurs années contre l’indépendance de la justice et la capacité des juges polonais d’appliquer le droit européen. C’est précisément de cette réforme judiciaire controversée, à l’encontre de la séparation des pouvoir, que ce jugement traite. Tant d’efforts pour mettre le tribunal constitutionnel sous coupe réglée devait nécessairement y conduire. Exit donc la primauté du droit européen en Pologne. Et après, business as usual ? Un versement de 57 milliards d’Euros au titre du plan de relance, payés par les pays et citoyens qui, eux, respectent la règle du jeu ?

Il est temps d’arrêter la comédie. On ne peut faire un gigantesque bras d’honneur à l’Union européenne comme hier à Varsovie et lui demander cependant de passer à la caisse au nom de la solidarité qui serait due à la Pologne, comme s’il n’existait plus pour elle que des droits et aucun devoir. C’est insupportable. Il est de la responsabilité des institutions européennes et des autres Etats membres de défendre la primauté du droit de l’Union et de le faire savoir à la Pologne de la manière la plus directe, en refusant de lui verser le moindre Euro. L’Union européenne ne peut se montrer indécise ou faible face à ce qui est une attaque frontale et préparée à l’égard même de sa raison d’être. La Commission doit tenir bon et sentir derrière elle le soutien résolu du Parlement européen et du Conseil. Elle a eu raison le mois passé de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne pour que des amendes quotidiennes soient infligées à la Pologne jusqu’au retrait des réformes judiciaires au centre du jugement du tribunal constitutionnel hier. Dans le bras de fer engagé avec le gouvernement polonais, parce qu’il porte sur des questions essentielles de droits et de valeurs, il est indispensable que l’Union européenne se défende et mobilise toutes les voies de droit possibles.

La Pologne est au cœur de l’Europe. Elle a toute sa place dans l’Union, à condition cependant de la respecter. Aucun pays candidat ne serait admis dans l’Union européenne si sa législation permettait sous couvert d’une chambre disciplinaire un contrôle politique effectif sur les juges, leurs nominations, leur avancement et leur carrière. Que dire alors d’un Etat membre qui s’autorise un tel pas en arrière en matière d’Etat de droit ? Il est difficile de prétendre durablement rester membre de l’Union européenne en mettant ainsi la justice au pas, en ignorant les arrêts et ordonnances provisoires de la Cour de Justice de l’Union et en rejetant désormais la primauté du droit européen. In fine, sans même quitter l’Union, le jugement d’hier a déjà un triste parfum de sortie car il exprime le rejet des règles les plus fondamentales.  Dans un pays où l’appartenance à l’Union européenne est soutenue par quelque 80% de la population, cette situation est surréaliste et politiquement confondante. Personne ne souhaite de mal à la Pologne, tout le monde la veut dans l’Union, à la hauteur de sa grande et belle histoire. Mais pas au prix de la déconstruction de l’œuvre communautaire et d’une épreuve de force insensée au regard de ce que fut le choix du peuple polonais de rejoindre l’Union en 2003.

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