C’était il y a une semaine, sur les hauteurs du Champ du Feu, dans le Bas-Rhin, entre Alsace et Vosges. Nous avions délaissé le champ couvert de neige sur lequel, durant une bonne heure, nos luges avaient glissé. Nous nous enfoncions dans le sous-bois du Hohwald, profitant des petites pentes, rusant avec les montées. Le silence était total et la nature magnifique. Le soleil se faufilait entre les arbres, un petit mois avant l’arrivée espérée des premières feuilles. Le moment était magique. J’aurais voulu qu’il dure longtemps, comme ces instants qui, à un moment ou l’autre de l’année, réconcilient profondément avec la nature. J’observais mes enfants. Ils avançaient déterminés, heureux, à la recherche de l’endroit où s’arrêter pour construire leur bonhomme de neige. Il s’appellerait Marcel, puis devint en cours de construction Marcela. Les adeptes de la culture woke me pardonneront, s’ils le peuvent, de ne savoir nommer la version genrée du bonhomme. Ce n’était, Dieu merci, pas une bonne femme. Les rires de mes enfants à mesure que Marcela prenait forme étaient touchants. Il y avait dans ce moment toute la force de leur innocence, mais aussi quelque chose de profond, de volontaire, d’étrange : la résistance, comme un déni, au choc des premières images de la guerre en Ukraine qui, le matin même et la veille, les avaient si profondément marqués.
Mes enfants sont encore jeunes. Ils ont 10, 8 et 7 ans. Leur vie s’écoule doucement entre la maison de Bruxelles et leur école, entre l’Espagne de los abuelos et la Bretagne de leur Mamie. Comme tout papa tardif, je crois que je les protège intensément, peut-être un peu de trop. Je revois à travers eux ma propre enfance bretonne et il m’arrive souvent de regretter qu’ils ne bénéficient pas de cette quiétude simple qui fut la mienne à leur âge. Après deux années de Covid, de restrictions et de souffrances liées à la difficulté de voyager, à la maladie et à la mort qui menaçaient vient maintenant la guerre. Pas la guerre lointaine, virtuelle, mais la guerre à nos portes, la guerre chez nous, en Europe. Or, comment parler de la guerre aux enfants, apaiser leurs craintes, les rassurer et ne pas leur mentir aussi ? Depuis quelques jours, je me posais la question. Je redoutais qu’elle ne vienne. Je voyais les angoisses de mon petit Pablo qui, plusieurs fois par jour, courait vers moi, les larmes aux yeux, pour me demander si la Russie avait envahi l’Ukraine, jusqu’à ce matin du 24 février quand, au réveil, il me fallut lui répondre que, oui, malheureusement, les bombes et les obus russes avaient commencé à tomber et les armes de l’envahisseur à parler contre les citoyens d’un pays libre. Tout cela n’avait aucun sens pour eux et pourtant l’histoire venait de nous rattraper le plus rudement et tragiquement aussi.
La guerre et la violence ne font pas partie de leurs vies comme des nôtres. C’est l’Europe qui nous a permis de vivre en paix. Mais mes enfants savent, parce que nous le leur avons raconté, ce que fut la vie des leurs, des nôtres il y a de cela trois générations. Il y eut la seconde Guerre Mondiale, la disparition de mon grand-père maternel à l’âge de 27 ans, laissant ma maman orpheline, les 5 années de Stalag de mon grand-père paternel, la Résistance et le prix payé par ma famille, comme tant d’autres, pour des faits de courage et d’amour passionné de la liberté. L’histoire de mon grand-oncle Henri Le Borgn’, jeune gendarme résistant fusillé par les Nazis, dont le nom fut donné l’an passé à la promotion de l’Ecole de la Gendarmerie nationale de Dijon, avait bouleversé Pablo. Mais il y eut aussi en Espagne les victimes dans notre famille de la Guerre Civile, abattues au nom d’une haine sans limite, laissant pour longtemps un sentiment de cruelle injustice et un terrible goût de cendre. A trois générations, ce sont nos souvenirs qui parlent, ou plutôt ceux des nôtres qui ne sont plus aujourd’hui et desquels nous avions tout appris, de l’héroïsme comme des souffrances de ces époques lointaines. Mais là, en Ukraine, c’est maintenant et c’est tout près de nous. A l’Ecole européenne où vont mes enfants, certaines mamans ou papas d’amis sont ukrainiens ou russes. Que penser, que dire, que faire ?
Comment surtout trouver les mots ? Nous nous y efforçons, sans, au fond, ne rien cacher. Voir l’Ukraine sur une carte, détailler les couleurs d’un drapeau, parler d’histoire, d’un pays autrefois menaçant et qui n’existe plus : cela commence par cela. Avec mon épouse, nous avons choisi de ne pas esquiver les questions, d’expliquer tant bien que mal d’où vient cette guerre, qui elle oppose et quelles valeurs elle menace, le tout, autant que faire se peut, avec les mots et les réalités simples qui résonnent auprès de petites vies. Ce n’est pas toujours facile, ces moments d’histoire improvisés, mais je crois cependant que l’on peut – et même que l’on doit – parler de liberté aux enfants, justement, doucement, en prenant en compte leur curiosité, leurs craintes et leur besoin d’être protégés, rassurés. Je tiens aussi, avec eux, à distinguer la Russie de Poutine et Poutine du peuple russe. La folie d’un homme n’est pas collective. Parler, parler toujours, calmer, dissiper les antagonismes et l’animosité qui, peut-être, viendront se faufiler au nom de l’injustice ressentie. Il faut savoir écouter, entendre les craintes et les peurs, y répondre sans mentir. Je ne veux pas qu’ils aient peur. Même si nous avons peur. Et si j’ai peur aussi. J’explique autant que possible les photos aperçues sur les réseaux sociaux, comme celles, terribles, de ces enfants cachés dans le métro de Kiev pour échapper aux bombes.
Parler de la guerre, c’est aussi et surtout parler de la paix. Faire la guerre n’est pas fatal. Il faut tout faire pour l’éviter. Mais quand elle survient malheureusement, il faut la livrer. C’est par la force que l’on construit la paix, pas dans la défaite ou l’abandon. La paix nait d’une révolte, d’une résistance. Toute l’histoire d’Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, est là. De cela aussi, nous parlons. Avec la paix vient la nécessité du pardon, aussi difficile soit-il. Mes enfants m’avaient suivi, petits, à Verdun, pour les 100 ans de l’une des pires batailles de l’histoire. Ils étaient au printemps de l’an passé au Mémorial d’Ypres et à celui de Bastogne. Ils connaissent mon attachement à l’Allemagne, au peuple allemand, malgré l’histoire et surtout en raison de l’histoire, la grande histoire, notre histoire aussi. La guerre en Ukraine est celle de Poutine, pas celle du peuple russe. Demain, l’Ukraine et la Russie devront vivre en paix. Comme l’Allemagne et la France ont su le faire, comme la société espagnole écartelée par la guerre civile et son souvenir a su le faire aussi. Le pardon est nécessaire, il se prépare même. Parce que l’on n’est pas seul, que l’on n’est même jamais seul et que dans une guerre comme dans la vie, il y a des alliés, des amis avec qui construire. De tout cela, dans ces circonstances terribles qui mettent l’Europe et le monde en péril, j’essaie aussi de parler pour redonner sens et construire l’espoir.
Mieux vaut partager que cacher, expliquer plutôt que déguiser la vérité. Apaiser est un tâtonnement. Combien de temps durera cette guerre, nul malheureusement ne le sait. Il faudra tenir et rassurer. L’école nous a alertés cette semaine : les enfants ont peur, la guerre est partout dans leurs échanges. Ce matin, toute l’Ecole européenne avait tenu à manifester pour l’Ukraine, les Ukrainiens et la liberté. Les enfants étaient habillés tous en blanc. J’étais fier de les conduire. Un petit pull blanc, un blouson, une chemise disaient un premier message, un message que chacun comprend : celui de la solidarité et de la paix. Le soir, lorsque vient le sommeil, je passe voir mes enfants, caresser un visage et s’il faut encore rassurer, je le fais. Ne renoncer à rien, croire en demain malgré tout, parce que l’humanité est forte et qu’elle a su s’en sortir, voilà ce qu’il faut affirmer, doucement, avec les mots qu’il faut. Dans le silence de la nuit, je regarde leurs visages endormis, apaisés. Je me dis que ces crises et ces drames forgeront une vie, mais que cette jeune génération-là aurait tant gagné à ne pas les connaître. Et qu’il reste un monde meilleur à inventer, celui qu’ils se donneront et pour lequel, à leur tour, ils lutteront de toute leur âme. Quelque part, là-bas, dans la forêt du Hohwald, Marcela a certainement fondu, mais l’esprit de ce matin-là, dans la neige, demeurera pour Marcos, Pablo, Mariana et leur amie Alina. Il a le goût de l’espérance. Il l’appelle aussi.
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Le stage de ma vie
Rangeant mes photos et souvenirs, j’ai retrouvé avec bonheur il y a peu un cliché de moi, hilare, entouré de dossiers empilés, multicolores et menaçant à l’évidence de s’effondrer. Cette photo aura 30 ans ce printemps. Elle a été prise dans le bureau que j’occupais à la Cour de Justice des Communautés européennes, comme on appelait alors la Cour, dressée sur le plateau de Kirchberg à Luxembourg. C’est un temps bien lointain désormais, lorsque les Communautés européennes ne comptaient que 12 Etats membres et que la Cour, au sein de laquelle j’avais obtenu un stage au retour de ma vie américaine, était une institution de taille modeste, où chacun connaissait chacun. Avec le recul, ce stage fut le stage de ma vie. Il s’étira sur l’année 1992, moment charnière pour l’Europe, puisque les processus de ratification du Traité de Maastricht avançaient et que les Communautés européennes deviendraient bientôt l’Union européenne. Pour le jeune juriste que j’étais, trois années après mon diplôme au Collège d’Europe, ce moment fut comme un Graal. J’avais étudié des centaines d’arrêts de la Cour, écrit une thèse de Master en droit social européen, exploré toutes les règles de procédure conduisant à Luxembourg, mais je n’avais jamais passé la porte de la Cour.
Je me revois encore, conduisant ma vieille 2 CV de Quimper au Grand-Duché, avec dans mon coffre une valise hors d’âge, quelques livres, une couette et un oreiller. C’était tout ce que je possédais. J’avais emmené avec moi aussi les notes prises à Bruges, des fois que, face à un possible et coupable trou de mémoire, il me faudrait revisiter la jurisprudence de la Cour à la hâte. La vérité est que je n’en eus jamais besoin. Ce n’est pas tant la jurisprudence qu’il me fallut travailler, mais l’analyse des jugements des tribunaux français dans le cadre des renvois préjudiciels. Et ces dossiers multicolores qui apparaissent sur la photo étaient de vieilles affaires remontant parfois jusqu’aux années 1960, portant le plus souvent sur la politique agricole commune, des histoires de blé ou de lait. Je devais m’y plonger, les relire, les classer, les expliquer au bénéfice des cabinets de juge et autres praticiens du droit qui, plus tard, viendraient les découvrir. Nous n’étions qu’une dizaine de stagiaires, regroupés au sein de la direction de la recherche et de la documentation de la Cour. Vite, je devins dans notre petit groupe « le roi des dec’nats » (décisions nationales), alignant les dossiers les uns après les autres, mû par une énergie que le travail, jour après jour, au contact des Juges, renforçait.
La Cour était studieuse, mais joyeuse et bon enfant aussi. Le plus impressionnant était de rencontrer les membres de la Cour, ces Juges et Avocats-Généraux prestigieux dont j’avais souvent lu les écrits à l’âge des études. Il n’était pas rare de les croiser et d’échanger avec eux. Je me souviens ainsi de moments partagés, parfois en tête à tête, avec les plus hautes sommités du droit européen. Je mesure la chance immense que cela fut pour moi. Il m’arrivait de temps en temps, lorsque les « dec’nats » se faisaient moins nombreuses, de me glisser tout au fond de l’une des salles de la Cour pour assister aux audiences. J’étais fasciné par l’interaction des Juges et des avocats, les questions, les réponses, imaginant la suite dans le huis-clos du délibéré. Je ressentais comme un émerveillement, mettant de la vie, des visages, des histoires sur l’expression souvent aride des arrêts que j’avais lus durant des années et lirais toujours longtemps après. Par un hasard de circonstances, je fis la connaissance du Président portugais du Tribunal de Première Instance, Jose Luis da Cruz Vilaça. Jose Luis est depuis devenu un ami cher, mon mentor en droit européen. Tout intimidé, je lui demandais, par-delà le droit, ce que c’était de juger. Ses réponses, ses analyses, son attention m’ont beaucoup marqué.
Le stage d’une vie, c’est au fond d’avoir pu apprendre en accéléré. Ce fut comme une révélation. J’avais étudié le droit pendant 8 ans à l’Université de Nantes, à Sciences-Po Paris et à Bruges, accumulant une connaissance académique formidable, mais fondamentalement abstraite aussi. Cette année passée à la Cour a mis une réalité derrière les manuels et la jurisprudence, une aventure humaine avant toute chose. La Cour de Justice, devenue désormais Cour de Justice de l’Union européenne, ne fonctionne pas en pilote automatique. Elle dépend d’abord de ces femmes et hommes de talent qui la composent et qui donnent vie et dynamisme à sa jurisprudence. Il y eut ainsi de grandes époques dans l’histoire de la Cour et parfois aussi des époques moins exaltantes. Le charisme, le courage, la volonté et une part de circonstances y ont contribué et le font toujours. Quand je rentrais dans une salle d’audience, je ne pouvais m’empêcher de penser, m’asseyant timidement au dernier rang, que c’était peut-être là, dans ces quelques mètres carrés, qu’était née la jurisprudence sur l’effet direct du droit européen ou celle sur sa primauté. Il y avait dans mon esprit et mon envie d’apprendre une galerie de textes et de portraits qui tapissaient ma découverte de la Cour.
On entend tant de choses sur les cours européennes, volontiers brocardées au nom de la sempiternelle critique du « gouvernement des juges » ou critiquées pour des jurisprudences forcément « ultra-libérales ». Je n’avais jamais adhéré un instant à cette critique et ce stage à Luxembourg ne fit que renforcer ma conviction sur l’apport fondamental des juges européens à l’aventure de l’intégration, loin de quelque complot que ce soit contre les Etats membres, les citoyens d’Europe ou la démocratie. En tenant son rôle, en interprétant comme elle le devait le droit européen, la Cour de Justice a écrit un grand bout de l’histoire de notre aventure commune, de notre communauté de destins, et elle continue de le faire. L’indépendance des juges est fondatrice, leur inventivité et leur professionnalisme aussi. Il ne leur appartient pas d’écrire la loi, mais de l’interpréter, de dire le droit, comme il le faut, justement, avec le recul que la matière juridictionnelle requiert, avec profondeur et prospective aussi. Aucune jurisprudence n’est réactive, épidermique, improvisée, impensée. Au contraire, chaque jurisprudence est construite, pesée et validée dans un délibéré dont seuls les juges connaitront l’histoire. Jamais davantage qu’à Luxembourg, je n’ai autant ressenti cela, aimé le droit, sa force et son apport à notre société.
Il m’est arrivé parfois de tenter d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’étais resté à Luxembourg. J’en avais envie, mais en cette année 1992, il y avait à la Cour trop de francophones et le souci, que je comprenais, était de restreindre le recrutement de juristes dont le français était la langue maternelle. J’en fus un peu victime. J’aurais aimé rester à la Cour, rejoindre comme référendaire le cabinet d’un juge. Ma vie aurait été certainement différente aujourd’hui. J’ai conservé de mon stage la conviction qu’il faut défendre la Cour et plus largement toutes les cours internationales. Dans mes années de député, longtemps après, je l’ai fait autant que j’ai pu. A la tribune de l’Assemblée nationale, dans l’Hémicycle de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, en sillonnant l’Europe et les universités. J’ai fait venir à l’Assemblée nationale mon ami Jose Luis da Cruz Vilaça et le Président de la Cour Koen Lenaerts, qui fut mon professeur de contentieux européen au Collège d’Europe. J’ai plaidé, comme député, la cause de la justice européenne, qu’elle soit celle de l’Union à Luxembourg ou celle de la Convention européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Je l’ai fait avec conviction quant au rôle fondamental du juge et à la complémentarité des ordres juridiques pour la construction de la paix par le droit.
Lorsque ma route passe par le Grand-Duché, je fais souvent le détour par le Kirchberg. La Cour d’il y a 30 ans a bien changé. Le Palais a fait peau neuve. Des tours immenses se dressent désormais dans un paysage auquel je trouvais à l’origine comme un esprit de village. Le temps a passé, mais l’idéal demeure et c’est cela, plus que tout, qui compte pour moi. J’ai gardé l’âme de la Cour. Je suis un stagiaire devenu quinquagénaire, heureux d’avoir eu cette chance immense de connaître la Cour de Justice de l’intérieur et d’avoir valorisé cette expérience dans la suite de mon parcours de vie. Je revois les visages amis, les copains d’alors, que je retrouve parfois du côté de Bruxelles, les bringues mémorables dans le Grund et autres lieux joyeux de Luxembourg – les juristes ne sont pas toujours austères – mon petit studio à la campagne, du côté de Septfontaines, parce que j’avais envie d’arbres, de champs et de vaches après mes deux années américaines et que je voulais respirer le soir face à la nature en pensant au droit. Il y eut dans ce stage une réelle dimension initiatique, une part d’humanité et de découverte restée unique dans mon souvenir. C’est à la Cour et à Luxembourg que j’ai pris toute la mesure de ma passion pour le droit et l’Europe, celle qui m’étreint toujours aujourd’hui.
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