Il y a très longtemps, à l’âge de l’enfance, j’ai voulu être journaliste. J’y ai songé longtemps, à ce rêve. Il aurait pu devenir réalité. Au sortir de Sciences-Po, j’avais passé et réussi le concours du Centre de Formation des Journalistes à Paris. C’était à l’été 1987. C’est si loin désormais. Je me souviens encore de mon grand oral final dans les locaux du CFJ, rue du Louvre. Le président du jury était l’ancien directeur d’un grand journal parisien. Il m’avait demandé pourquoi je voulais devenir journaliste. Du haut de mes 22 ans, je lui avais répondu que je voulais faire de la télévision. Il avait eu un petit rire, m’expliquant qu’un gars comme moi, avec ses origines provinciales, serait bien mieux à la tête d’une rédaction dans un quotidien local. J’avais accusé le coup, ramené à ma condition, à une forme de plafond de verre dont il m’était dit qu’il serait inconvenant de vouloir le briser. Sans doute avais-je souri en retour, poliment – et tristement aussi – sans que rien de mon trouble ne paraisse cependant dans l’échange. Je fus admis au CFJ, mais je renonçai une petite semaine avant le début de la scolarité. Cette remarque avait introduit le doute dans mon esprit. Je pris le chemin de Bruges et du Collège d’Europe, porte ouverte vers une autre aventure de vie. Et je ne devins jamais journaliste.
Je suis provincial. J’aime la Bretagne, ma région natale. Je l’écris souvent sur ce blog. J’aime aussi aller à la découverte du monde, des gens, de réalités et d’expériences qui ne sont pas les miennes. La curiosité et l’écoute de l’autre sont des valeurs, des traits de caractère, une manière d’être que mes parents m’ont inculquées. Tout cela est resté, au fil de la vie qui avançait. Je l’ai vécu dans le monde de l’entreprise, puis dans la vie publique. J’aime les gens. J’ai besoin de m’arrêter, d’écouter et, au fond, de témoigner. C’est dire les choses, raconter des parcours de vie, des misères et des colères, des joies et de l’espoir aussi. C’est prendre le temps d’écrire, de mettre des mots sur l’émotion, sur ce qui s’est dit ou qui ne s’est pas dit, sur un regard, sur un silence. Je me suis aperçu ces dernières années que ma vocation lointaine de journaliste n’avait jamais totalement disparu. Dans mon activité de conseil, j’ai eu la chance de parcourir des territoires ruraux et de nombreuses petites villes, des coins attachants, mais terriblement perdus et relégués aussi. J’ai touché du doigt une réalité humaine et sociale de notre pays que je ne soupçonnais pas, la France telle qu’elle est, loin de tous les clichés, qu’ils soient ceux de la « start up nation » ou de la débine généralisée. J’en ai été profondément marqué.
Parler de la France n’est pas la raconter. Parler, c’est facile. Raconter, c’est tout autre chose. Bousculé par les crises, les bouleversements économiques, la désindustrialisation, l’évolution de la société et du monde, notre pays est devenu un archipel, difficile à appréhender. Rares sont les livres que j’ai pu lire qui expriment ce que j’ai entendu et ressenti sur ma route ces dernière années. Je ne sais trop pourquoi. A tel point qu’il m’arrive d’avoir envie de tout plaquer pour repartir à l’aventure, retrouver ces échanges simples et libres qui me manquent et qui m’ont tant touché, et écrire à mon tour. Ferais-je mieux ? Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que nous avons besoin d’une plongée au cœur de notre pays, sans juger, sans conclusion hâtive et encore moins pré-écrite. Il faut prendre le temps, un soir dans un café, un matin sur un marché, dans une kermesse, à la sortie d’une école, en un mot s’immerger. Et le faire en traçant un sillon long et profond. Aucun tableau Excel ne livrera cette réalité-là. Le parisianisme, les certitudes confites, l’indifférence et l’insensibilité prospèrent dans des analyses froides et désincarnées, comme s’il n’existait aucune réalité humaine derrière les mots, comme si l’on pouvait détacher la France des Français et raconter la France sans eux.
Il n’est pas interdit d’avoir des émotions et de les livrer. J’ai traversé des petites villes où tout était à vendre, des commerces aux maisons. Et où le principal objectif des quelques jeunes qui restaient était – pardonnez l’expression – de foutre le camp. Il était question d’usines fermées et de faillites. Dans l’espace rural, le désespoir est celui d’agriculteurs qui ne s’en sortent plus, entre les banques, les coopératives et un travail sans fin. Un regard embué, un témoignage sur ce qui était et qui n’est plus, le sentiment d’abandon, l’oubli des rêves et les petits bonheurs remisés au rang des souvenirs me prennent aux tripes. La fatigue d’une vie, la peur de l’avenir, l’angoisse climatique, les colères trop longtemps refoulées ou la perte de l’espoir se lisent sur un visage ou par les mots employés. Il faut entendre les millions de personnes qui sont convaincues de ne compter pour rien, où qu’elles se trouvent sur l’échelle de la vie. Tout cela tapisse le conflit ouvert par la réforme des retraites aujourd’hui et celui des gilets jaunes hier. Un mouvement social n’est jamais anodin. Il y a des signes qu’il faut vouloir voir. Opposer la foule et le peuple est vain. Et ce n’est pas aux élections qu’il faut penser, mais d’abord et avant tout à notre capacité à faire encore nation demain.
Je crois en la France. Je l’ai écrit sur ce blog l’été passé. La France n’est pas un pays foutu. Mais la France, elle doit aussi être écoutée et entendue. La société française a changé, elle est devenue plus individualiste. Faut-il en prendre acte, s’en accommoder, voire l’encourager ? Je pense que non. L’individualisme est une plaie. Notre pays a besoin de retrouver de la cohésion, du liant, des lieux de rencontre, une vie associative et syndicale renforcée. Il a besoin de corps intermédiaires vibrants et reconnus, d’action publique locale valorisée. Il lui faut de la démocratie participative, de la médiation, de l’engagement, de l’intelligence collective, un dialogue vrai et fécond. La France n’est pas une collection de destins, séparés par la mondialisation, heureuse ou malheureuse selon chacun. Ou par la part de l’effort à accomplir. Raconter notre pays, c’est d’abord le reconnaître, dans ses doutes et ses souffrances, sa générosité et sa capacité de dépassement. Et c’est aussi lui être utile, pour retrouver ce qui nous manque aujourd’hui – l’attention aux autres, à tous les autres – le sens de l’effort pour chacun en fonction de ses moyens et la certitude qu’il existe pour la France un destin commun et que ce destin est pour chacune et chacun d’entre nous.
2 commentaires
Placer le Conseil de l’Europe au cœur de la construction européenne
Les 16 et 17 mai prochains se tiendra à Reykjavik le 4ème Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe. Ce sera un moment important, essentiel même, pour l’avenir de l’Europe. Le précédent Sommet remonte à près de 20 ans. C’était à Varsovie en 2005. Depuis lors, le monde a changé et l’Europe avec lui. L’agression russe en Ukraine en février 2022 a fait basculer notre continent vers un avenir périlleux. Il y a un an, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe prenait la saine décision d’exclure la Russie de l’organisation. Le Conseil de l’Europe y a certes perdu un Etat membre, mais elle a préservé, ce faisant, tout son sens, sa force et sa pleine vocation pour le dialogue politique et la paix par le droit. Il le fallait. Cela fait plusieurs années en effet que la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme sont mis à mal en Europe. J’avais pu m’en apercevoir lors de mes missions de rapporteur de l’Assemblée parlementaire sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Je pense en particulier à la prolifération du discours de haine, à l’intimidation dans le débat public, à la recrudescence de la xénophobie et du racisme, ou encore à la volonté de réduire l’expression critique et libre.
C’est au Conseil de l’Europe que j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie publique. J’ai à l’égard de cette organisation un attachement profond, teinté de reconnaissance pour ce que nous tous, Européens, lui devons. Je reste plus que jamais convaincu de sa valeur ajoutée. Au mois de mars dernier, j’ai préparé une petite note à l’attention des autorités françaises sur ce que pourrait être idéalement l’avenir du Conseil de l’Europe. En vue du Sommet de Reykjavik, j’y ai glissé des idées et des propositions nourries par mon expérience passée de parlementaire, puis de candidat de la France au mandat de Commissaire aux droits de l’homme. Les défis pour le Conseil de l’Europe sont nombreux et ils sont très actuels. Le premier est de tenir bon, plus que jamais, sur l’universalité des droits de l’homme. L’universalité des droits de l’homme est la clé de tout le reste. Le second défi est de promouvoir les valeurs qui rassemblent les 46 Etats membres et les plus de 700 millions de citoyens protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. Le troisième est de tracer un engagement de long terme, un long sillon, acté solennellement par les Etats parties et doté à cette fin des moyens nécessaires, y compris budgétaires.
Le premier cercle de la construction européenne
Ce sont la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme qui rassemblent fondamentalement les Européens. Le Conseil de l’Europe est in fine le premier cercle de la construction européenne. Il est déjà, peu ou prou, cette Communauté politique européenne que certains Etats membres de l’Union européenne souhaiteraient voir émerger dans la foulée de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Construire une organisation redondante ou parallèle au Conseil de l’Europe n’aurait pas grand sens. C’est à partir du Conseil de l’Europe qu’il faut agir et fonder cette Communauté, politiquement et juridiquement. Le Conseil de l’Europe est une organisation passionnante, mais compliquée de prime abord. Il y a le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire et la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi, outre le Congrès des Pouvoirs locaux, la Conférence des OING et la Commissaire aux droits de l’homme, toute une constellation d’organes de suivi (Commission de Venise, ECRI, CPT, GRECO, Moneyval) travaillant souvent en silos. Cette situation est regrettable en termes d’efficacité, d’impact et de lisibilité des actions entreprises. Il convient de rationnaliser la gouvernance du Conseil de l’Europe par la collaboration et la complémentarité entre ses différentes institutions et organes.
Cela requiert de mieux assurer le suivi par le Comité des Ministres des résolutions et recommandations de l’Assemblée parlementaire ou de coordonner l’action de l’Assemblée parlementaire avec celle du Comité des Ministres sur le respect des obligations des Etats membres. Ou, autre exemple, de renforcer le lien entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Commissaire aux droits de l’homme par le biais de la tierce intervention. Ce sont là quelques éléments illustratifs de la complexité du cadre institutionnel du Conseil de l’Europe. Il en résulte une capacité limitée d’anticipation et un risque de dispersion. L’Assemblée parlementaire s’intéresse peu aux quelque 200 conventions thématiques et le Comité des Ministres ne sollicite guère la diplomatie parlementaire. Se pose aussi la question du déficit de leadership. Le Conseil de l’Europe est insuffisamment présent dans le débat public. Cela doit changer. Il faut pouvoir élire à sa tête un(e) Secrétaire-Général(e) au profil politique, à la stature d’ancien chef d’Etat ou de gouvernement, prêt(e) à peser dans le débat, dans la relation avec les Etats membres et avec les autres organisations européennes et internationales. Son mandat pourrait être porté de 5 ans à 6 ans, sans possibilité de réélection.
Agir en lien avec les défis de notre temps
Le Conseil de l’Europe a eu tendance au fil du temps à s’écarter sans grand résultat de son « cœur de métier » (démocratie, Etat de droit, droits de l’homme). Ceci doit cesser au bénéfice d’un recentrage stratégique autour de sa valeur ajoutée, en lien avec les défis essentiels de notre époque : intelligence artificielle, transition digitale, cybercriminalité, bioéthique, crise climatique, terrorisme, intégrismes, droits des femmes, droits de l’enfant, droits des migrants et réfugiés, droits des minorités, droits LGTBI. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme doit recevoir les moyens de son action. Elle est le joyau du Conseil de l’Europe. La protection qu’elle apporte aux citoyens et l’œuvre jurisprudentielle hardie qu’elle a développée sont d’une valeur inestimable. Il faut sécuriser l’avenir de la Cour et la qualité de ses travaux. Sans doute faut-il aussi oser aborder la question de l’hétérogénéité de niveau entre juges et revoir – pour la protéger – la procédure d’élection par l’Assemblée parlementaire, pour rendre transparent l’appel à candidature dans les Etats membres et publique l’audition des candidats devant la commission sur l’élection des juges. C’est une question de crédibilité à terme de la Cour et d’acceptabilité de la jurisprudence.
La mise en œuvre des arrêts de la Cour requiert un engagement renouvelé. Cette question m’est chère comme ancien rapporteur de l’Assemblée parlementaire. Le processus d’exécution reste bien trop long, excédant parfois une dizaine d’années. Certains obstacles s’expliquent par les ressources financières limitées des Etats concernés ou une situation politique locale. Mais il y a aussi parfois la tentation pour certains Etats membres d’une épreuve de force avec le Comité des Ministres, espérant que l’argument de difficultés sociétales ou d’opposition de l’opinion publique puisse en faire fléchir certains autres, qui n’aimeraient pas que les mêmes questions leur soient posées. La mise en œuvre des arrêts de la Cour ne peut en soi reposer sur une logique prescriptive. Il s’agit dans l’échange avec l’Etat concerné de le conduire à choisir lui-même les mesures nécessaires. Pour cela, il importe de mieux mobiliser l’Assemblée parlementaire, dont le travail sur la mise en œuvre des arrêts reste insuffisamment utilisé par le Comité des Ministres. Au-delà, si la mauvaise volonté de l’Etat partie est avérée, le recours à la procédure d’infraction et à des sanctions doit être envisagé sans hésiter, comme ce fut le cas dans les affaires Mamadov pour l’Azerbaïdjan.
Pour un Traité de coopération avec l’Union européenne
Longtemps, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne se sont ignorés. A tort, car tous deux sont complémentaires et ont vocation à devenir des partenaires privilégiés. Cette situation a évolué avec le Mémorandum de 2007, qu’il faut désormais porter plus loin au regard des enjeux actuels et à venir. Il est urgent de mener à bien l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, qui fera faire à la protection des droits de l’homme en Europe un dernier pas encore nécessaire. Et il faudrait y ajouter aussi l’adhésion de l’Union à la Charte sociale européenne, au bénéfice du système de protection des droits économiques et sociaux. L’essentiel est de partir de l’esprit du rapport Juncker de 2006, de traquer tous les doublons entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, et de positionner le Conseil de l’Europe comme l’organisation de référence sur les droits de l’homme en Europe, en partenariat avec l’Union. C’est d’une nouvelle étape et d’un Traité de coopération en bonne et due forme entre les deux organisations dont il est besoin. Outre l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Charte sociale, ce Traité pourrait aussi envisager les coopérations suivantes le soutien à la consolidation de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme dans les Etats candidats à l’Union européenne, mobilisant aux fins d’évaluation et de conseil les services de la Commissaire aux droits de l’homme et les différents organes de suivi du Conseil de l’Europe, en particulier la Commission de Venise, l’ECRI et le CPT.
Voilà les quelques idées et propositions que j’ai développées le mois passé à l’attention des autorités françaises. Je crois à l’actualité du Conseil de l’Europe, à sa capacité de jouer un rôle essentiel face aux bouleversements de l’Europe et du monde, face à la crise de la démocratie, en réponse aussi aux envies de démocratie participative et de développement du débat public qui s’expriment largement en Europe. Le 4eme sommet des chefs d’Etat et de gouvernement vient pour cela à point nommé. J’espère qu’il aboutira à des décisions solides et claires, donnant à cette magnifique organisation – et aux milliers de personnes dévouées qui y travaillent chaque jour – toute la place qui lui revient au cœur de la construction européenne. Il ne faut pas opposer l’Europe de l’économie et celle des droits, l’Europe de la défense et celle des libertés. Il n’y a qu’une seule Europe et c’est la nôtre. L’Europe sera ce que nous en ferons, nous tous, citoyennes et citoyens. Je ne vais plus à Strasbourg et je regrette ces belles années passées à agir dans l’Hémicycle du Palais de l’Europe. Je n’ai pas abdiqué cependant l’idée de partager des idées et des convictions, celle peut-être de servir à nouveau. Il y a tant à faire ensemble pour l’Europe, la démocratie, la liberté et le droit.
1 commentaire