Passer au contenu

Le temps de faire

Monts d’Arrée, juillet 2023, un an après l’incendie

Il y a quelques jours, prenant de Bretagne la route pour Bruxelles, j’ai eu envie de traverser les monts d’Arrée. Ces paysages de l’Himalaya breton, comme les avait nommés avec une affectueuse ironie l’écrivain Nicolas Legendre, me sont chers. Une partie de ma jeunesse s’est écrite sur ces pentes, que j’ai si longtemps parcourues et gravies à vélo, chaque fois émerveillé par la vue, les étendues sauvages, la beauté rude des paysages et les légendes qui y vivent depuis des siècles. Un gigantesque incendie, l’été dernier, avait dévoré les monts d’Arrée. Il avait fallu des jours de combat aux soldats du feu pour le maîtriser. Sur des milliers d’hectares, les plus beaux, il ne restait plus qu’un paysage noirci, quelques troncs d’arbres calcinés, une désolation absolue. Le feu, les monts d’Arrée l’avaient déjà connu par le passé, mais à une telle intensité, jamais. On peut invoquer la malchance, l’imprudence peut-être pour expliquer ce qui s’est passé, mais on doit surtout y voir l’impact de la crise climatique. Une température caniculaire, des semaines durant, avaient asséché la végétation rase de l’Arrée. La suite fut dramatique. Un an plus tard, la nature a repris peu à peu ses droits, mais les traces de l’incendie demeureront longtemps, dans les paysages et dans les cœurs. La fragilité est là, la crise climatique aussi.

J’ai été le rapporteur de la loi de ratification de l’Accord de Paris sur le climat à l’Assemblée nationale. C’était en 2016. Nous sommes en 2023. Le temps qui passe voit la crise progresser avec des épisodes météorologiques aux conséquences toujours plus terribles pour la nature et l’homme. Une prise de conscience salutaire est intervenue dans la société, résultat de formidables mobilisations collectives, et il faut s’en féliciter. Ce qui est en jeu est la préservation à terme de l’habitabilité de la Terre et c’est une course contre la montre qu’il nous faut affronter. Nous en sommes déjà à 1,2° d’augmentation de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle et nous gagnons 0,2° tous les dix ans. Or, l’objectif de l’Accord de Paris est de rester sous les 1,5° pour ne pas perdre tout contrôle sur les phénomènes climatiques. Il nous reste ainsi une dizaine d’années tout au plus pour engager l’action de manière irréversible. La tâche est immense : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% en 2030, rompre avec les énergies fossiles et décarboner l’économie pour 2050. C’est un véritable mur qui se dresse devant nous. Nous pouvons le franchir, à condition de faire du climat au moins pour une génération la cause et le cœur de l’action publique, et fédérer à cette fin toutes les initiatives.

Il n’est plus temps en effet de parler, il est désormais tellement temps de faire. J’ai le sentiment que nous n’y sommes pas suffisamment en France. Le climat est une priorité, certes, mais parmi d’autres et parfois moins que d’autres. Ce sont pourtant des investissements colossaux qu’il faut susciter, qu’il faut entraîner et mobiliser, acteurs privés et acteurs publics ensemble, pour s’adapter aux défis du monde qui vient : sobriété énergétique, développement massif des énergies renouvelables, isolation thermique de tous les bâtiments, production, stockage, transport et distribution de l’électricité. Au fond, c’est une révolution industrielle majeure qu’il faut engager dans un temps court et qui nous est compté. Pour cela, il faut un pilotage déterminant de la puissance publique, à l’instar de que fut celui des choix économiques structurants des Trente Glorieuses, fondé sur l’idée de plan. Le marché, les entreprises, les technologies, l’innovation sont déterminants, mais pas suffisants à eux seuls. Il faut la puissance publique aussi, pour mettre en cohérence les objectifs et les moyens, peser dans la relation à l’Europe et à l’action climatique internationale. Une idée, pour ne citer qu’un exemple, doit devenir réalité : s’endetter pour l’adaptation climatique, sans opposition des Traités et politiques européennes.

Là est tout l’enjeu de demain : trouver les sous. L’endettement est devenu tabou, plus encore après le « quoi qu’il en coûte ». La dette de la France dépasse les 3.000 milliards d’Euros. Mais il y a les mauvaises dettes et les bonnes. Si s’endetter pour finir les fins de mois n’est pas de la meilleure politique, le faire pour financer des dépenses immédiates avec un retour sur le long terme l’est clairement en revanche. Le récent rapport de l’économiste Jean Pisani-Ferry sur les incidences économiques de l’action pour le climat établit le coût de l’adaptation pour la France à quelque 300 milliards d’Euros de dettes en plus en cumulé jusque 2030 et 34 milliards d’Euros d’investissements publics supplémentaires par an. C’est énorme, mais c’est jouable. Avons-nous d’ailleurs le choix, sauf à renoncer ? Le gouvernement ne peut s’abriter derrière les totems d’une politique de l’offre qui a certes fait les preuves de son succès, mais dont certains paramètres, en particulier sur l’endettement et la fiscalité, doivent pouvoir évoluer pour financer l’action climatique, car il n’existe aucune autre solution. L’endettement climatique est nécessaire, compréhensible et appréciable par les institutions financières au regard de la valeur de la parole d’un pays. Et la parole de la France, heureusement, est sûre.

Mais pour réussir, il faut aussi emporter le soutien de la population, de toute la population dans sa diversité, et notamment des catégories populaires. Il faut convaincre, s’engager, faire de l’action climatique cette cause nationale qui rassemble, et donc prendre en compte le sentiment d’injustice à l’œuvre dans la société française. Rien n’est pire que d’ignorer l’injustice, de ne pas la voir ou de l’accepter. Nous ne sommes pas égaux face à la crise climatique. Les dépenses d’énergie pèsent bien plus sur les foyers modestes. Demain, il faudra passer à la voiture électrique. Comment faire lorsqu’elle coûte deux années de salaire ? Cette vérité-là doit être affrontée en des termes et par des actes qui parlent à chacun. L’acceptabilité de l’action climatique et de l’effort demandé est à ce prix. Jamais le combat du climat ne sera gagné hors de la justice sociale. La crise des gilets jaunes nous l’a appris. Il faut placer le monde rural et périphérique ainsi que les banlieues des grandes villes au premier rang des priorités de l’adaptation. Et mettre en place une fiscalité sur le patrimoine des Français les plus aisés dont le produit sera dédié au financement de l’adaptation à la crise climatique. Ce symbole et ce signe-là sont nécessaires pour réaffirmer le sens de la solidarité nationale.

La peur de l’avenir apparaît dans chaque enquête d’opinion, et en particulier chez les plus jeunes. Eux verront la fin du siècle. Ils ont raison de juger sévèrement l’inaction, la faiblesse des moyens, les atermoiements, le déni de réalité et d’angoisse. A horizon de leur vie, si nous échouons dans les années à venir à agir décisivement pour décarboner l’économie de notre planète, cette planète que nous chérissons deviendra pour une part inhabitable, notamment en Afrique, là où se trouvera quelque 40% de la population mondiale. Derrière l’accès à l’eau et à l’alimentation se posera alors directement la question de la paix. A la jeunesse, il faut apporter la réponse qu’elle attend, ne pas moquer ses emportements et son idéalisme, tracer au contraire avec elle un chemin d’engagement pour que le climat soit pour elle une reconquête, un projet pour chacun et pour tous, créer de la richesse pour sauver la planète. C’est maintenant qu’il faut agir, pas dans un an, pas en 2027, pas en calculant. Cela commence par la volonté politique, le sens du rassemblement, celui du dépassement aussi. Un jour, dans longtemps, j’espère que mes enfants, leurs enfants, leurs petits-enfants pédaleront comme je l’ai fait sur les routes des monts d’Arrée. Parce que nous aurons réussi ensemble. Donnons-nous, donnons leur cette chance.