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Grand-père Viking

Dans les dunes de Bréhal, 6 octobre 2025

En début de semaine, je suis allé dans la Manche. J’avais un rendez-vous à Coutances pour parler d’avenir et de transition énergétique, pas loin de l’océan. J’étais parti tôt le matin de Honfleur et je me suis aperçu, à mesure que je roulais vers ma destination, que j’y arriverais un peu en avance. J’ai alors fait le détour auquel je rêvais depuis bien longtemps vers un village : Bréhal. Lorsque j’étais enfant, j’avais vu sur ce qui était alors la 1ère chaîne de l’ORTF un feuilleton – on ne disait pas encore série – qui s’appelait Grand-père Viking. Ce feuilleton m’avait beaucoup marqué et quelque 50 années plus tard, il n’a jamais quitté ma mémoire. Je me souviens encore de certaines scènes et de la mélodie du générique. C’était l’histoire d’un jeune homme revenant à Bréhal sur les traces de son enfance, 10 ans après la disparition en mer de son grand-père, l’homme qu’il avait adoré, à la forte personnalité, qui avait entrepris de faire de ses vacances un bonheur permanent, une découverte de tous les instants pour le détourner de la vie parisienne qui était la sienne le reste de l’année. Il y avait la mer, le bateau, le village et les deux étranges copains de son grand-père, un acrobate nommé Zita et un autre personnage haut en couleur appelé le Mexicain, qui habitaient une cabane dans les dunes de Bréhal.

Plus personne sans doute ne se souvient de Grand-père Viking. Le jeune homme, qui s’appelait Guillaume, avait vécu dans le souvenir de son grand-père, sans connaître les circonstances de sa disparition en mer. Son grand-père lui avait donné la passion de l’océan et il s’apprêtait à embarquer sur la Jeanne d’Arc, qui était alors le mythique navire-école de la marine nationale. Son voyage à Bréhal, juste avant de s’en aller autour du monde, était comme un pèlerinage, une quête de sens, un remerciement éperdu. A Bréhal, Guillaume retrouvait Zita et le Mexicain, et perçait peu à peu par l’échange avec eux la vérité derrière la mort de cet homme qui avait tant bercé et construit sa vie d’enfant. Le feuilleton montrait Guillaume enfant, puis adolescent, par des flashbacks d’une grande beauté vers les souvenirs d’avant. J’avais aux alentours de 10 ans et Grand-père Viking avait touché en moi une corde sensible. Il n’y avait pas beaucoup d’action, mais une richesse de dialogues, un charme, une force qui résonnaient en moi. Ce feuilleton m’avait pris au cœur. C’est, je crois, la première fois que je mesurais, sans pouvoir encore y coller de vrais mots, le sens de la transmission et de sentiments aussi profonds que la paix, la gratitude et l’amour par-delà le chagrin et le mystère de la mort.

Grand-père Viking est resté dans ma mémoire pour tout cela, pour cette dimension initiatique qui m’avait bouleversé et même emporté. Un livre aurait pu y conduire, un feuilleton l’a fait. Sans doute y avait-il aussi une autre raison, plus personnelle, plus intime qui expliquait l’émotion ressentie alors. Je n’ai pas connu mes grands-pères et Grand-père Viking offrait une réalité insoupçonnée pour l’enfant que j’étais sur ce qu’un lien d’affection avec un grand-père pouvait être. Je n’en avais pas conscience. Une grand-mère adorée occupait une grande place dans ma vie. Tout d’un coup, je découvrais ce qu’un grand-père aurait pu être également. Cela m’avait ébranlé et porté vers des tas de regrets, une peine naissante, un manque de souvenirs et de visages. Une nuit, je fis même le rêve étrange que nous allions voir mon grand-père maternel, que j’allais faire sa connaissance. Il avait un peu des traits d’Armand, le grand-père de Guillaume, et surtout il était joyeux. Ce n’était qu’un rêve, qui ne revint pas. J’ai mesuré alors combien, du haut de mes 10 ou 11 ans, j’aurais aimé connaître Jean-Yvon Gloaguen et Jean Le Borgn’, si les malheurs de la vie ne les avaient pas frappés. Je suis sûr que j’aurais tant appris d’eux et qu’ils auraient été mes grands-pères viking (ou plutôt mes grands-pères celtiques).

Mon père est décédé lorsque mes trois enfants étaient très jeunes. Seul Marcos, mon fils aîné, conserve quelques souvenirs de lui. Qu’ils ne se soient pas longtemps connus, eux et lui, est pour moi un grand regret. Je leur parle souvent de leur grand-père. Il s’appelait Armand, comme le grand-père de Guillaume. Ils l’appelaient Papi. Papi avait son style, sa personnalité, ses passions. Je crois qu’ils se seraient bien entendus, tous les quatre. J’aime le lien unique que mes enfants possèdent avec leur grand-père maternel, prestement nommé Ayo dans leurs jeunes années parce que « Abuelo » (grand-père en espagnol) était par trop imprononçable. Ayo s’appelle désormais ainsi pour toujours. Entre un grand-père et un petit-fils ou une petite-fille, on peut se dire bien des choses, partager des moments qui resteront à jamais et qui doivent échapper aux parents. C’est comme un secret, un jardin caché. Ces souvenirs sont intemporels. On les emporte avec soi, on les raconte et on les transmet aussi. Ayo est au cœur de leurs jeunes années, comme une référence, une ancre, un modèle. Il le restera toutes leurs vies. Cette richesse-là est une chance inestimable. C’est comme une étoffe, épaisse et généreuse, qui enveloppe une histoire personnelle, qui la protège et la sécurise sur les chemins de la vie.

Hier matin, quelques retraités se livraient à la pêche à pied sur la plage de Bréhal. Ils étaient solidement équipés et bien protégés du vent frais. Je ne l’étais pas. Ils devaient se demander ce que pouvait bien fabriquer ce type cravaté et en costume au milieu des dunes, perdu dans ses rêves. Je dépareillais dans le paysage. Peut-être aurais-je dû leur raconter ce que je faisais là. Après tout, Grand-père Viking, c’était leur époque aussi et le tournage avait mobilisé des habitants du village, leurs parents ou leurs grands-parents éventuellement. C’était mon pèlerinage, mais je l’aurais bien partagé. J’étais ému d’être là. De la plage, on apercevait les Iles Chausey et quelques bateaux dans le lointain. Grand-père Viking était une fiction et tout semblait pourtant si réel, si juste, tant de temps après. La force de ce récit, de ce feuilleton d’il y a si longtemps a nourri mon imaginaire de l’enfance à aujourd’hui. Cela valait la peine d’arriver un peu trop tôt à Coutances et d’avoir le temps de ce détour qui n’était pas planifié, pas pensé et qui n’en était finalement que plus merveilleux encore. C’était comme un rendez-vous avec moi-même, là-bas, face à la mer. Dans les dunes, j’essayais d’imaginer la cabane de Zita et du Mexicain. Il faudra que je revienne à Bréhal. Pas seul cette fois-ci, accompagné, et pour raconter.

Un souvenir de Grand-père Viking

2 commentaires

  1. Merci pour votre article touchant et intéressant. A Saint-Martin de Bréhal, beaucoup se souviennent de Grand Père Viking, ce feuilleton complètement kitch années 70…

    Je me suis permis de relayer votre blog sur le groupe FaceBook de Saint-Martin de Bréhal, qui compte près de 20.000 membres !

    voir https://www.facebook.com/groups/5252672985

    Bien cordialement,

    Jean-Charles BOSSARD, Administrateur du groupe FB Saint-Martin de Bréhal

  2. Cher Monsieur Bossard, votre message me touche beaucoup. Je suis heureux que la mémoire de Grand-père Viking demeure à Bréhal. Un immense merci d’avoir relayé mon article sur la page Facebook de Saint-Martin de Bréhal, que j’ai découvert et dont je vais devenir un lecteur assidu. Je reviendrai à Bréhal. Bien cordialement à vous.

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