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Toussaint ou Halloween

Le mois d’octobre tire à sa fin et annonce sous quelques jours une fête que je n’ai jamais vraiment goûtée : la Toussaint. Aussi longtemps que je puisse me souvenir, cette fête évoque pour moi un ciel plombé et bas, un vent frisquet et une pluie pénétrante. Je me souviens de la tournée des cimetières, comme nous l’appelions dans mon enfance finistérienne, les bras chargés de pots de chrysanthèmes et de cyclamens. Il fallait nettoyer les pierres à grande eau, en plus de celle qui tombait généreusement du ciel, avant d’y déposer soigneusement nos plantes. Une année, devant une pierre légèrement descellée, mon oncle avait glissé d’une voix sépulcrale : « on croirait voir outre-tombe ». Je n’avais pas fermé l’œil la nuit suivante. Le cimetière devenait l’espace de ces quelques jours d’octobre un étrange lieu, entre obligation, recueillement et … retrouvailles de parents ou d’amis. Je me souviens de ma famille rencontrant fortuitement quelques copains de jeunesse sur les hauteurs du cimetière. C’était curieux et réconfortant. On se donnait des nouvelles et il n’était pas rare que les discussions engagées à voix basse entre les tombes se poursuivent plus joyeusement dans la chaleur revigorante du café. Le cimetière avait été le point de ralliement, la suite se racontait forcément ailleurs.

Je ne fuis pas les cimetières. Il m’arrive de m’y arrêter. Les cimetières ont un sens, une signification pour moi. Je suis attaché aux miens, aux gens qui ont compté dans ma vie et j’ai besoin de les retrouver discrètement. J’ai parfois avec moi une petite fleur que je laisse et que le vent ou la pluie emportera quelques jours ou semaines après. Cette petite fleur porte mon émotion, un moment de méditation, un bout de prière. Elle est surtout un lien. Je n’oublie pas d’où je viens. Le respect et la gratitude sont au cœur des valeurs que m’ont transmis mes parents. Il est vrai cependant que je préfère ces moments de recueillement sous un soleil réparateur et dans la solitude à la grisaille, l’humidité et la foule de la Toussaint. Arrivé à l’âge adulte, j’ai eu la chance de découvrir d’autres traditions et cultures du 1er novembre, comme celles d’Amérique latine. Ce ne sont certes pas les mêmes latitudes ni les mêmes histoires, mais elles m’ont touché avec la représentation de la mort comme continuation de la vie et pour cette raison un regard imagé, des couleurs, de la musique, des danses, des récits et de l’humour. Je me suis aperçu que la Toussaint n’était pas forcément sinistre et déprimante, qu’elle avait force de transmission et que l’on pouvait même rire ce jour-là aussi.

Là est au fond tout le sujet. Ce moment de l’année doit-il être triste ? Je l’ai pensé à tort. Le rire et l’humour font partie de ma vie. Avant de vivre aux Etats-Unis au début des années 1990, je n’avais jamais entendu parler de Halloween. Tout d’un coup, plongé dans une géographie et une culture qui n’étaient pas les miennes, je m’étais retrouvé face à une réalité que je n’avais jamais soupçonnée : une célébration païenne marrante et grinçante, ouverte à toutes les imaginations, avec des enfants déguisés courant une bonne part de la nuit du 31 octobre pour les chasses aux bonbons. Je n’en revenais pas de toutes les citrouilles que j’apercevais partout devant les maisons, au coin des rues et jusque dans mon entreprise. J’avais été surpris, puis conquis. Voyais-je une opposition entre Halloween et la Toussaint, entre la païen et le religieux ? Sans doute un peu, mais je l’ai vite oubliée au point de trouver bien des mérites à la dinguerie orange du 31 octobre et de m’y prêter de bon cœur. Au retour de ma vie américaine, j’avais été ébahi que Halloween ait touché l’Europe. Je me souviens de mon père décorant notre maison de toiles d’araignées, de chouettes et autres attributs flippants pour amuser mes neveux. Un moment venu d’ailleurs tempérait la solennité de la Toussaint et c’était très bien.

Je suis aujourd’hui un papa qui a sculpté des citrouilles, glissant à l’intérieur de l’écorce une petite bougie pour éclairer les nuits fraiches de la fin octobre à Bruxelles. J’ai participé une année à une préparation collective de soupe orange dans la classe de mon fils Pablo, qui avait commencé par la disparition malencontreuse de notre potiron familial dans la cour de récréation. Avant les bonbons, il avait fallu chercher le potiron. Nous en rions encore en famille. Je me dis parfois que Halloween aurait dû arriver en Europe lorsque j’avais l’âge de mes enfants. Cela m’aurait fait du bien de rigoler un bon coup. On entend des tas de trucs critiques sur Halloween, que c’est un peu surfait, que ce n’est pas notre culture ou qu’il n’est pas juste de rire ainsi. Je pense tout l’inverse. Mieux vaut se marrer que de déprimer ou d’avoir peur. Et mieux vaut aussi démystifier un moment triste et peu compréhensible pour les enfants comme la Toussaint, non pour le reléguer ou pour l’ignorer, mais pour l’apaiser et le vivre autrement. J’ai l’impression d’avoir fait une étrange synthèse des citrouilles et des chrysanthèmes. Je n’ai certes plus l’âge depuis longtemps d’avoir crainte du 1er novembre, mais je suis arrivé à trouver réconfort dans la juxtaposition de l’orange des uns et du jaune des autres.    

J’écris tout cela depuis l’Ile-Tudy, à quelques mètres de l’océan. L’écho des vagues m’enveloppe. Demain soir, mes enfants feront la chasse aux bonbons. C’est ce qu’ils m’ont dit. Je ne suis pas certain que beaucoup de portes s’ouvriront. Il n’y a pas grand monde à cette époque dans nos petites rues parcourues par le vent marin. Ils auront tout de même un petit butin à se partager. Ils riront et moi avec eux. Et puis samedi 1er novembre, lorsque nous quitterons l’Ile-Tudy pour prendre la route du retour, je leur parlerai des miens, qu’ils n’ont pas connu et qui sont aussi les leurs. J’en ferai un moment de souvenir, doux et tendre. Raconter ceux qui ne sont plus là ne doit pas nécessairement être triste ou tragique. Il y avait de belles personnalités dans notre famille, des gens simples et passionnants, chaleureux, attentifs et drôles. Je me dis que mon père aurait aimé que l’on se souvienne de lui pour ses mésaventures de distrait et ma grand-mère pour l’affection sans limite qu’elle nous portait. Je dirai à mes enfants qu’ils vivent en nous et qu’ils ne sont pas si loin. Sur notre route, nous croiserons sûrement quelques cimetières fleuris. Je ne sais s’ils les verront. Moi, je les verrai. Je regarderai doucement, peut-être pour apercevoir le garçonnet que je fus. Et je n’aurai plus peur.

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