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Retour à Tauves

Hier, je suis retourné à Tauves. J’ai mis 58 ans à le faire. Je ne savais pas trop ce que j’allais trouver. Un joli village auvergnat, certainement. Mais peut-être plus aussi, quelque chose qui me toucherait, évoquerait des souvenirs lointains, enfouis, heureux, partagés. J’allais sur mes 3 ans. A cet âge-là et si longtemps après, en appeler à la mémoire est un peu vain. Et pourtant, j’ai toujours aimé que l’on me raconte ce mois d’été passé à Tauves, mes premières vacances avec mes parents. Nous avons parlé de Tauves en famille si souvent. C’était en juillet 1967, il y a une éternité. Le Général de Gaulle était à l’Elysée et mai 1968 n’avait pas encore eu lieu. Mon père conduisait une Peugeot 404 alors rutilante. Comment étions-nous arrivés à Tauves ? Le professeur de géologie qu’il était voulait crapahuter sur les pentes des volcans et une petite annonce de location dans L’Ecole libératrice, le journal syndical de mes parents, avait scellé la destination. Nous avions traversé la France sans autoroute, celle des petites villes et des bourgs. Ma sœur était restée en Bretagne avec ma grand-mère. J’étais assis au fond de la voiture avec mon ours en peluche, comptant les châteaux d’eau. Pour les châteaux, les vrais, cela viendrait plus tard. Une maisonnette nous attendait à Tauves. Et l’Auvergne aussi.

Pour nous Bretons, les quelque 850 mètres d’altitude de Tauves, c’était l’Himalaya. Des années après, mon père racontait toujours les virages et les tournants précédant l’arrivée à Tauves. On se serait cru dans une étape du Tour de France. Le village était petit et chaleureux. Nous allions à pied faire les courses. Chez le boucher, se souvient ma mère, il n’y avait pas de machine à hacher la viande et le steak destiné au bambin que j’étais était coupé et recoupé avec le plus grand soin. Nous partions vers les volcans. Mon père avait à la main son marteau de géologue. Il fallait trouver les bombes volcaniques. Comment diable expliquer cela à un enfant ? Une expression avait été inventée pour moi : « les cailloux bizarres ». On m’en avait montré un et je devais en chercher d’autres. Il paraît que je faisais bien le job. De fait, au moment de quitter Tauves à l’issue des vacances, l’arrière de la Peugeot 404 trainait presque par terre tant le coffre était lourd de ces trouvailles destinées au laboratoire du Lycée La Tour d’Auvergne de Quimper. « Les cailloux bizarres » avaient tellement envahi mon esprit que de retour, je continuais à les chercher jusque dans la cour de récréation de l’école maternelle, au point d’inquiéter mon institutrice, surprise que je vienne lui faire la savante description du moindre gravier.

A proximité de Tauves vivait une cousine pittoresque et amusante. C’était la cousine Renée. Elle avait une forte et énergique personnalité. Renée était la sage-femme de l’hôpital de Riom. Le travail au sortir des études l’avait conduite en Auvergne et elle y était restée. Elle adorait sa région d’adoption. Nous avions découvert avec elle les lacs de cratère et le sommet du Puy-de-Dôme. Elle s’amusait bien avec moi. Longtemps après, me visitant en Californie, elle m’avait lancé : « tu te souviens de Tauves ». Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Je devais bien entendu me souvenir … de ses souvenirs. J’avais été plutôt embarrassé de lui répondre que les choses étaient certes un peu lointaines, vu mon jeune âge à l’époque, mais les histoires qu’elle s’était alors empressée de raconter m’avaient immédiatement réinscrit dans le récit et je ne pouvais donc plus oublier. Il y avait le vert des montagnes, le bleu du lac Pavin et, souvenir rapporté aussi par mon père et ma mère, une journée achevée sous le déluge au Championnat de France de cyclisme disputé non loin de Tauves. Nous étions assis sur une couverture au départ de la course et planqués sous la couverture quelques heures plus tard. Un coureur breton avait gagné et nous étions très fiers. Le temps de rentrer à Tauves, il avait déjà été déclassé. Dopage…

C’est tout cela, je crois, que je suis venu chercher, 58 ans après : mon passé de petit garçon, les souvenirs rapportés, l’improbable décor derrière les photos prises par mon père et la cousine Renée. Mon père n’est plus là et la cousine non plus. A ma mère, j’avais dit il y a quelques jours : « je vais aller à Tauves ». « Tu étais si petit », m’avait-elle répondu. Près de l’église, la boucherie était toujours là et la boulangerie aussi. Je n’ai pas retrouvé la maisonnette. Je suis sans doute passé devant elle sans le savoir. J’ai marché dans les petites rues. L’une s’appelait Rue de l’Enfer. L’autre, fort heureusement, s’appelait la Rue du Paradis. A Tauves, j’avais été tellement plus proche du paradis. Ce devait être sûrement par là qu’était notre petite maison. Je suis allé à l’office de tourisme. A la dame de permanence, j’ai raconté, ému, que j’avais passé à Tauves mes premières vacances. « Aviez-vous pris beaucoup de photos », m’a-t-elle demandé. J’ai dû expliquer que les photos étaient rares dans les années 1960 et les IPhones encore davantage. Elle a souri, compatissant sans doute à mon grand âge. Je lui ai confié que ce moment avait pour moi comme une valeur de pèlerinage. Je me suis attardé. J’ai été à l’église. Je me suis arrêté près de la fontaine. Nous étions sûrement passés par là. Je devais donner la main à ma mère.

Hier, personne ne me donnait plus la main, mais l’émotion du moment me portait. L’air était doux, entre averses et arc-en-ciel. Être venu à Tauves avait un sens. Le village, quelque part, ressemblait à ce que l’on m’en avait dit. Je l’avais imaginé ainsi. Il était tranquille et accueillant. Sans doute est-ce pour cela que nous y avions été heureux. Je regardais les flancs de colline et les champs alentours. J’avais sûrement dû y courir. J’étais un enfant sage, mais qui aimait se dépenser. La preuve est que 58 ans après, je cours toujours. J’aime retrouver les repères de mon passé, celui dont je me souviens ou dont on m’a parlé. Mes parents avaient le goût de la France des campagnes et des villages. Ils me l’ont transmis et je leur suis profondément reconnaissant. Ils m’ont ancré la France au cœur. Je continue de la sillonner avec le même enchantement intime. La vie a changé, le monde et le temps aussi. Les années de Gaulle sont bien lointaines désormais, mais Tauves et tant d’autres coins chers à mon histoire demeurent. Je sors des autoroutes pour aller les retrouver, pour dénicher ces petits cailloux invisibles – pas tous « bizarres » – qui ont balisé ma vie. Ces instants-là valent tellement pour poursuivre le chemin, dans la fidélité aux miens, à leur souvenir et à ces joies simples qui restent à jamais la plus belle des inspirations.

Avec mon père, l’été de Tauves (1967)