J’ai vécu hier un moment émouvant et fort, qui m’a ramené des dizaines d’années en arrière dans l’histoire de ma famille. J’étais à Dijon pour la cérémonie ponctuant la fin de la scolarité de la 27ème promotion de l’école de gendarmerie. Je ne connaissais personne parmi les 124 élèves recevant leurs galons de gendarme, mais le nom de celui qu’ils avaient choisi comme parrain m’était en revanche familier : Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, jeune sous-officier de gendarmerie de 32 ans, basé à Sellières dans le Jura, résistant, arrêté, torturé et fusillé par l’armée nazie le 2 septembre 1944 sur un quai de Bourg-en-Bresse. J’étais là, ému, aux côtés d’un autre Henri Le Borgn’, mon cousin, né près de 9 mois après la mort de son papa. Il y a désormais 77 ans que le gendarme Henri Le Borgn’ repose à Chatenay, dans un petit cimetière de l’Ain, héros de la Libération, héros pour son fils unique, pour ses deux petites-filles et ses trois arrières petits-enfants, héros pour nous, les siens. Cette histoire est tragique. Elle est belle aussi. Elle raconte le don de soi et l’exemplarité, l’amour de la patrie, la soif éperdue de liberté, au risque de la vie. Des gendarmes tombés pour faits de résistance, il y en eut 937. A travers Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, c’est eux également que l’on honorait.
Il y a 6 mois, personne d’entre nous n’aurait imaginé vivre un tel moment. Tout vint de la décision des élèves gendarmes de choisir Henri Le Borgn’ comme parrain parmi les propositions que leur fit le service historique de la défense. Puis d’un appel de l’élève gendarme Quentin Ginestar à Isabelle Le Borgn’, ma sœur, dont il ignorait alors qu’elle était agrégée d’histoire. Bonne pioche de sa part: le récit, peu à peu, s’écrivit. Ma sœur mena l’enquête auprès des derniers témoins de notre famille, cousines de mon père, rendit compte aux gendarmes, partagea avec eux les souvenirs. Et surtout, elle retrouva notre cousin Henri Le Borgn’, qui reçut à son tour une petite délégation de la promotion chez lui, au sud de Lyon. Et l’histoire de son papa Henri Le Borgn’ se fit jour. Henri était né dans notre petit village de Quimerc’h, dans le Finistère. Ses parents étaient boulangers. Son père était aussi le bedeau de l’église. A l’âge adulte, Henri était devenu gendarme, comme son frère Pierre l’était à Belle-Ile-en-Mer. Mon grand-père Jean avait repris la boulangerie de Quimerc’h. Dans le Jura, là où il avait été affecté, Henri était entré dans la résistance, rejoignant les Forces Unies de la Jeunesse (FUJ). Après son service, la nuit, il luttait avec ses camarades contre l’occupant.
A la fin du mois d’août 1944, Henri Le Borgn’ servait dans les Forces Françaises de l’intérieur (FFI) de l’Ain, l’armée secrète, groupement sud. Le 1er septembre 1944, alors que le jour se levait, rentrant au volant d’un camion d’une mission de ravitaillement en armes, munitions et vivres, Henri Le Borgn’ et les 5 autres maquisards qui l’accompagnaient tombèrent sous le feu des troupes allemandes. L’un d’entre eux fut tué, un autre parvint à s’échapper et les trois autres, dont Henri, furent capturés. Torturés à la prison de Bourg-en-Bresse, ils ne parlèrent pas. Le lendemain 2 septembre, conduits sur les bords de la Reyssouze, ils furent exécutés d’une balle dans la tête. Deux jours plus tard, Bourg-en-Bresse était libérée. Annette, l’épouse d’Henri Le Borgn’, était enceinte de quelques jours. Il l’ignorait. Au printemps 1945, alors que la guerre venait tout juste de prendre fin, naquit Henri, son fils, pupille de la Nation, qui grandit dans le souvenir glorieux du sacrifice de son papa. A titre posthume, Henri Le Borgn’ reçut la médaille militaire « pour faits exceptionnels de guerre et de résistance », la croix de guerre 1939-1945 avec étoile de vermeil, la médaille de la résistance française et la médaille de la déportation et de l’internement « pour faits de résistance ».
C’est ce héros, mon grand-oncle, que nous avons redécouvert hier à Dijon, un héros anonyme parmi d’autres, choisi par les élèves-gendarmes pour l’inspiration profonde que son souvenir suscite. Il était un Français entre des millions, venu de son Finistère lointain, homme simple et déterminé, attaché à la République, à son message universel d’émancipation et de justice, à la liberté de notre pays. L’occupation de la France lui était insupportable. L’appel du Général de Gaulle avait résonné en lui. A la honte, il avait opposé l’honneur. Et à l’application d’ordres incertains ou indignes, le gendarme avait préféré le devoir de désobéissance parce que les circonstances l’exigeaient. Toute l’histoire est là. Henri Le Borgn’ voulait vivre libre, parmi les siens. Ils vécurent libres, sans lui, fidèles à sa mémoire et à sa trace. Cette histoire me parle tant. Ma famille, comme bien d’autres, connait le prix du sacrifice. Je n’oublie pas que je suis le fils d’une pupille de la Nation. Ma maman avait un an lorsque son papa, mon grand-père, tomba au champ d’honneur. Mon père avait 9 ans lorsqu’il vit revenir son père, mon autre grand-père, usé par 5 ans de stalag. Un grand-oncle succomba des suites de tortures. Et un autre fut fusillé avec 14 autres à Quimerc’h par l’armée allemande en déroute.
C’était la guerre. Ce fut le destin d’Henri Le Borgn’, celui de son petit Henri et de sa maman Annette, le nôtre aussi. Ne jamais oublier, non pour cultiver la haine ou le ressentiment, mais pour apprendre des causes qui conduisirent à cette guerre et de ses tragiques conséquences. C’est le combat de l’Europe et du droit. C’est aussi celui de la prospérité à construire et partager ensemble. Il n’existe aucune paix sans fraternité ni solidarité. Face à l’ultime, à l’inacceptable, à l’intolérable, il y a la révolte qui gronde en beaucoup de cœurs. Elle fut celle d’Henri Le Borgn’. Elle doit être universelle. La leçon, c’est de ne jamais sacrifier ses principes ni sa vocation, c’est également se remettre en cause au long d’une vie. Tel fut hier le message aux jeunes gendarmes dont la carrière débute. Ils se souviendront d’Henri Le Borgn’, de son sacrifice et de l’idéal qu’il poursuivait. Henri, sa compagne, sa petite-fille et moi vivions intensément cet après-midi si particulier, l’œil parfois humide, fiers et émus. Et notre famille, en direct de loin par la grâce des réseaux sociaux aussi. Sachons donner sens et corps au travail de mémoire. Cette cérémonie aura célébré l’un des nôtres, mais c’est aussi et surtout une France noble et juste qu’elle aura révélé, le pays que nous aimons, celui qui nous rassemble et auquel nous nous devons.
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Un vent prudent de liberté
J’écris ces lignes depuis le dernier étage de ma maison de Bruxelles. Les vieilles demeures belges sont hautes et avoir un bureau sous les toits maintient en forme. Il faut grimper chaque jour les quatre étages pour rejoindre cette petite pièce que je me suis aménagée face à la cime des arbres. De là-haut, au milieu de mes livres, je vois venir le cycle des saisons et ces jours-ci, la promesse de l’été qui arrive. Il fait beau et même un peu chaud. J’entends le chant des oiseaux, si peu effarouchés par le calme compagnon que je dois être qu’ils s’arrêtent volontiers sur ma petite terrasse pour picorer. Et, tendant plus finement l’oreille, j’entends aussi les exclamations et rires remontant de la terrasse du café tout proche. Sans doute est-ce d’ailleurs, en cette année éprouvante, ce bruit qui est le plus réconfortant. C’est le bruit de la vie. Comme toutes les autres, la terrasse du café Chez Franz est restée vide de longs mois. En décembre, on y avait vendu des sapins de Noël. Deux ou trois semaines d’activités tout au plus, et puis plus rien. Un long hiver, sombre et gris, un long printemps aussi, comme un tunnel sans fin, avec les incertitudes et la peur taraudante. Mon petit Marcos a été contaminé au Covid en avril. Sa classe était devenue un cluster. Elle a fermé, puis toute l’école dans la foulée. Et nous avons connu l’isolement.
C’était il y a deux mois, alors que venait la troisième vague. Depuis lors, avec l’accélération de la campagne de vaccination, le temps de la reconquête arrive peu à peu, comme une libération. J’ai reçu ma seconde injection du vaccin de Pfizer le week-end passé. Elle m’a d’ailleurs laissé largement sur le flanc. Pas de risque pourtant que cela fasse de moi un antivaccin, bien au contraire : la vaccination est l’unique moyen de sortir de la pandémie. Les gestes barrières et la distanciation sociale n’ont à la pratique qu’une utilité limitée. On s’en est aperçu à l’automne dernier, lorsque le relâchement de l’été 2020 après le confinement rude du printemps avait entrainé la seconde vague de la pandémie. Je pense que la vaccination contre le Covid devrait être rendue obligatoire. C’est ce que l’Académie Nationale de Médecine a recommandé en France il y a quelques jours. Le manque de vaccins n’est désormais plus un obstacle. Les vaccins sont là et c’est plutôt de bras à vacciner que nous manquerons bientôt. Or, c’est la clé : si 30% de la population refuse le vaccin, jamais nous n’atteindrons l’immunité collective. La tragédie que traverse le monde depuis un an et demi requiert que l’on applique au Covid la même obligation que l’on a pu imposer pour la variole, la diphtérie, le tétanos, la tuberculose ou la poliomyélite.
J’attends le moment où tomberont les masques, les vrais, ceux qui nous barrent le visage depuis trop longtemps au point que l’on ne sait plus trop bien qui se trouve derrière. La semaine passée, c’est avec un masque d’enfant arborant un ours en peluche que j’ai failli arriver à un important rendez-vous à la préfecture de l’Yonne, sauvé in extremis par un vieux masque fatigué trouvé au fond d’une poche de manteau alors qu’un peu désespéré, je me préparais déjà au ridicule. Mieux vaut en rire. Des anecdotes de la sorte, nous en aurons certainement tout plein à partager après la pandémie. Encore faut-il qu’elle recule, puis disparaisse. Un vent de liberté, si légitime, accompagne ces beaux jours de printemps. Il ne peut cependant être imprudent alors que rien n’est gagné vraiment. Alors, vacciner, vacciner encore, tel doit être l’objectif pour retrouver le bonheur d’une vie sociale, le plaisir de revoir nos proches, nos parents âgés, ceux que l’on n’a plus vu parfois depuis un an, parce que voyager n’était plus possible, parce que c’était trop dangereux pour eux et pour nous. Un an sans grands-parents, c’est long. Je le vois pour mes enfants. Je pressens dans l’échange leur besoin de courir vers eux, les bras tendus, lorsque s’ouvriront enfin les portes de la voiture ou celles de l’aérogare, avec le temps prochain des vacances.
Cette liberté-là est aussi celle dont nos économies et les entreprises ont besoin. Tant bien que mal, grâce au « quoi qu’il en coûte », elles ont tenu le choc. Il faut pouvoir retrouver le chemin de la production et de la consommation, dépenser l’épargne constituée durant la pandémie, rebondir. Et là aussi, la vaccination de tous est la solution. Les économies ne pourront rester sous perfusion gouvernementale, au prix d’une dépense publique illimitée et d’un endettement qui s’envole. L’envie de repartir est là. Elle dépend du recul définitif de la pandémie et donc des décisions nécessaires pour le permettre. Nous ne retrouverons pas le monde d’avant. Ce que nous avons traversé et traversons encore exclut toute tentation d’oubli. Tant de leçons devront être tirées sur ce que le terme de résilience veut dire, sur les obligations et la responsabilité qui accompagnent l’exercice de la liberté, celle de chacune et chacun d’entre nous, celle de nous tous ensemble aussi, notre bien le plus précieux. Sans doute en parle-t-on peu aux terrasses des cafés, et c’est bien compréhensible tant l’attente de liberté est vive, mais ce sentiment tapisse malgré tout l’esprit. Personne ne souhaite revivre les incertitudes, les souffrances, les peines et les chagrins de 2020 et 2021. Il reste pour cela une ultime étape : la vaccination de tous.
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