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Conférence à l’Université de Mannheim sur les leçons de la bataille de Verdun

J’ai donné hier soir à l’Université de Mannheim une conférence sur « Les leçons de Verdun, 100 ans après ». Cette conférence s’intégrait dans le programme de la Semaine française de Mannheim-Heidelberg. La salle de l’Université était pleine de participants allemands et français, étudiants ou non, venus débattre et échanger sur ce qui fut sans doute la plus terrible bataille de l’histoire et sur la place qu’elle occupe à ce jour dans notre mémoire collective, en France comme en Allemagne. J’avais mis beaucoup de moi-même, de mes souvenirs personnels, de mon regard de père aussi dans l’écriture de ce discours. J’avais souhaité également y parler de la construction de l’Europe et de l’écriture du droit international comme réponse à Verdun et à la guerre. Pareil sujet ne pouvait laisser lointain, insensible ou général. Il fallait fendre l’armure et y livrer une part d’unité, je crois. C’est ce que j’ai tenté de faire. Vous trouverez plus bas le texte de mon discours. Du fond du cœur, je remercie Caroline Mary-Franssen, professeure à l’Université de Mannheim, de m’avoir donné la chance d’une telle intervention. J’ai beaucoup aimé cette soirée, riche en émotions, images et idées, qui aura confirmé, s’il en était besoin, la force du lien franco-allemand et la beauté du projet européen pour la paix et pour le droit.

 

Les leçons de Verdun, 100 ans après

Mannheim, le 20 octobre 2016

Chère Caroline Mary-Franssen,

Mesdames et messieurs, chers amis allemands et français,

Permettez-moi avant toute chose de vous remercier de m’avoir invité ce soir à l’occasion de la Semaine française de Mannheim-Heidelberg. C’est toujours un bonheur de revenir chaque année, en cette fin de mois d’octobre, parler et échanger sur les thèmes qui nous rassemblent. Ce discours que je m’apprête à donner est le troisième dans le cadre de la Semaine française, dont je suis désormais devenu, avec plaisir, un habitué. Avant même d’embrasser la vie parlementaire en 2012, il m’était arrivé déjà de venir assister à l’un ou l’autre des évènements de la Semaine française. J’ai le souvenir d’interventions passionnantes, engageantes, appelant à la profondeur de l’âme, à la générosité de l’esprit, au recul historique. J’ai le souvenir de conférences d’où l’on sort touché, bouleversé, interpellé par une idée, si ce n’est convaincu par elle. J’ai connu ces émotions ici. C’est pour cela que j’aime retrouver Mannheim ce soir, Heidelberg demain, deux villes qui me parlent au cœur, qui évoquent ce coin d’Allemagne que j’aime, qui me rappellent finalement pourquoi, depuis mes jeunes années, ce pays m’a attiré. Par le mouvement des idées, par la beauté des paysages et des monuments, par la trace d’une université légendaire, par l’art de vivre tout simplement, l’Europe est là, partout autour de nous. Le meilleur de l’Europe, celle que l’on tient trop souvent pour acquise, celle qu’il nous faut toujours défendre et protéger, notre bien le plus précieux.

Vous m’avez demandé de parler de Verdun. Je vous en remercie. Verdun, l’une des batailles les plus tragiques de l’histoire du monde. Verdun, où des centaines de milliers de vies et de destins ont été fauchés. Verdun, lieu de mémoire et de réconciliation, dont nous commémorons en cette année 2016 le centenaire. Le 29 mai dernier, je me suis rendu à Verdun, invité comme Président du groupe d’amitié France-Allemagne à l’Assemblée nationale à prendre part aux cérémonies du souvenir, en présence du Président François Hollande et de la Chancelière Angela Merkel. J’y suis allé avec mon épouse et nos 3 enfants, jeunes, trop jeunes pour saisir l’émotion du moment et l’histoire terrible de ce lieu. J’avais souhaité pourtant qu’ils soient présents pour qu’un jour, plus tard, je puisse leur raconter à eux, petits binationaux, enfants au sang mêlé, qu’ils avaient foulé en un moment symbolique cette terre où l’Europe était tombée et de laquelle des hommes courageux, visionnaires et justes, épris de paix, l’avaient relevée. Nous étions dans les tribunes, près de l’ossuaire de Douaumont, dominant la pelouse couverte de croix blanches, qu’arpentaient des milliers de jeunes Français et Allemands exécutant la chorégraphie de Volker Schlöndorff. Parmi ces jeunes se trouvait ma propre sœur, professeure d’histoire au Collège Anne-Frank de Plescop, dans le Morbihan, accompagnée par ses élèves.

A Verdun, nous avions rendez-vous avec le souvenir. J’avais rendez-vous aussi avec mes souvenirs. Lorsque j’étais enfant, dans mon petit village breton, ma grand-mère avait un voisin, mutilé de la guerre de 1914-1918. Il n’avait qu’une jambe. Son handicap impressionnait le garçonnet que j’étais. La douceur de son expression, derrière une moustache broussailleuse, me touchait tout autant. Il ne parlait presque pas. Lorsqu’il exprimait quelque chose, c’était le plus souvent en breton. Pas loin de 80 années nous séparaient. Cet homme était un rescapé de Verdun. Il en était revenu mutilé, brisé à jamais. Ses rêves, ses illusions, son avenir s’étaient fracassé sur les terres de Meuse, lui l’enfant de Quimerc’h que la guerre avait entraîné loin de son village, de sa famille et de sa vie. Il était revenu vivant quand bien d’autres étaient restés là-bas pour l’éternité. Un monument aux morts avait été érigé dans le village, comme dans tant de communes de France. Lorsqu’il passait à proximité, il y lisait les noms de ses amis, destins interrompus parmi des millions d’autres, mais dont le souvenir lui rappelait les visages familiers, les fermes de son enfance, les conversations d’avant, les amitiés que la guerre n’aurait jamais dû perdre. Cet homme ne parlait pas, par pudeur, par souffrance. Lorsque, plus tard, je lirais Dorgelès et ses Croix de Bois, ce serait toujours sa silhouette, son expression, son silence que je verrais.

Le silence, sans doute est-ce ce qui frappe le plus à Verdun aujourd’hui. Le silence et les arbres, poussés sur le champ de bataille. Dans les sous-bois, l’on distingue le relief sculpté à jamais par le déluge de feu et d’acier. La nature a repris ses droits sur le paysage lunaire, où se mêlaient la boue, le sang, les restes humains. 300 jours et 300 nuits de combats, 60 millions d’obus, plus de 300.000 morts, plus de 400.000 blessés. Ils étaient français, ils étaient allemands. Ils venaient de partout. Je pense à ceux qui venaient de très loin, du Maghreb, d’Afrique et d’Asie. Ils avaient en commun leur courage et leur jeunesse, ils ont eu en commun leur souffrance et leur sacrifice. Ils étaient nés au détour d’un siècle, ils sont morts au début de l’autre, au terme d’une trop courte vie. Cent années ont passé. De survivants de Verdun, il ne reste plus aucun. Le temps a fait son œuvre, mais les écrits et les images demeurent. La guerre a livré le nom des vainqueurs et des vaincus. L’histoire est connue, y compris les erreurs et humiliations qui conduiraient inexorablement le monde vers le conflit d’après. A Verdun, dans le respect de la mémoire nationale, il faut désormais vouloir honorer tous ceux qui sont tombés, de quelque côté qu’ils se trouvaient. Nous le leur devons. Ce sont les nationalismes et les impérialismes qui ont précipité le monde dans la guerre de 1914-1918. Et c’est au lendemain de cette guerre que les premiers espoirs d’un ordre européen différent, juste et paisible, ont été nourris.

Souvenons-nous en effet d’Aristide Briand et de Gustav Stresemann, qui signèrent à Locarno cet accord au terme duquel la France et l’Allemagne renonçaient pour toujours à se faire la guerre. Souvenons-nous de la rencontre en juillet 1936 à Douaumont, près de l’ossuaire, des anciens combattants de toutes les Nations, unis par la volonté de maintenir coûte que coûte la paix, alors même que les canons s’apprêtaient à tonner et mener le monde au bord de l’abime. Les premiers appels étaient là, forts et visionnaires, même s’il aura fallu une autre guerre, terrible et tragique, pour que l’Europe, enfin, se mette en marche. Français et Allemands, qui nous sommes fait la guerre si souvent au cours de l’histoire, nous avons aujourd’hui Verdun en héritage. La réconciliation franco-allemande évoque immanquablement cette ville, comme un symbole. Je sais ce que Verdun signifiait pour le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer. Ils l’avaient exprimé à Reims en 1962. Verdun, c’est en 1984 François Mitterrand et Helmut Kohl, la main dans la main, devant le catafalque recouvert de nos deux drapeaux. François Mitterrand et Helmut Kohl, pères fondateurs non de l’Europe, mais de l’Union européenne, acteurs plus tard de la réunification de notre continent. Verdun, c’était aussi le 29 mai dernier François Hollande et Angela Merkel, dirigeants d’aujourd’hui, confrontés à de nouveaux défis et unis pourtant par la même volonté européenne contre le retour menaçant des nationalismes.

L’Europe est notre patrimoine. Elle est notre avenir. Et elle est fragile, comme l’est la démocratie qu’elle incarne si bien dans le monde incertain de ce début de XXIème siècle. L’Europe est fragile parce qu’en oubliant de protéger, elle a perdu peu à peu le soutien citoyen. Or, la première mission de l’Europe, c’est la protection et la sécurité. Le marché, que je défends, n’incarne pas l’Europe. Il n’est pas une finalité. Il est un moyen, certes important, mais il ne peut avoir raison de tout, l’emporter sur tout, exclure tout, à commencer par la solidarité. En ces temps de Brexit, réfléchissons à ce que la liberté de circulation nous a apportés. Elle nous a permis, Français en Allemagne, d’y faire nos vies, à égalité de devoirs et de droits avec nos amis, partenaires, parents allemands. Elle permet à nos enfants d’étudier au-delà des frontières, brassant avec bonheur les cultures et les langues, nos richesses communes. Egalité, solidarité, partage, ce sont des valeurs européennes puisées au plus profond de nos traditions nationales et nourries du souvenir d’époques tragiques durant lesquelles elles avaient été effacées. C’est ce que la guerre de 1914-1918 et singulièrement la bataille de Verdun nous rappellent. Protection, solidarité, c’est aujourd’hui lutter contre la guerre à nos portes, en Ukraine et en Syrie. C’est accueillir, comme a su si bien le faire l’Allemagne, les réfugiés qui fuient la peur, la misère et la mort. C’est combattre le terrorisme, sans ne rien céder de l’Etat de droit et de nos libertés.

C’est en partageant toujours davantage que nous rendons la guerre impossible. Aux sociétés d’initiatives et de responsabilité, qui seules peuvent mettre l’économie en mouvement, il faut adosser la solidarité nécessaire, que la redistribution des richesses par les transferts sociaux permet. Cette solidarité doit prendre la forme à terme d’une mutualisation de nos dettes nationales, tout simplement parce que nous unit en Europe une communauté de destins. Si la solidarité européenne doit avoir ses légitimes exigences, elle ne peut reposer sur de seules logiques punitives. Je pense ici à nos amis grecs, que l’on ne saurait condamner à 50 années de malheur si les preuves étaient apportées des progrès de leur redressement économique. Alors que l’Europe, le dos au mur, a montré qu’elle pouvait répondre aux crises, elle doit aussi les anticiper car c’est dans l’anticipation que la protection s’exerce le mieux. Ainsi, anticiper la crise morale et la vague menaçante des populismes, c’est s’attaquer dès maintenant au chômage des jeunes par un effort inédit de formation. C’est savoir jusqu’où ne pas aller dans l’ouverture peut-être imprudente du commerce international, en défendant nos préférences collectives face à la cupidité d’intérêts particuliers et à l’effacement du citoyen par quelques multinationales dénuées de conscience morale. C’est œuvrer pour décarboner l’économie et sauver la planète des dérèglements climatiques. C’est, pour résumer, actualiser le combat pour le progrès et le mener sans relâche.

L’autre leçon de Verdun, c’est la volonté de nous lier par le droit. En un siècle, le droit international a tant progressé. Nous avons élaboré des conventions et déclarations protégeant les droits de l’homme et les libertés fondamentales. La Convention et la Cour européenne des droits de l’homme, dans le système du Conseil de l’Europe, nous protègent. Chacun d’entre nous peut invoquer la Convention contre l’arbitraire et l’injustice. Ce combat des droits n’est cependant jamais achevé, parce que les périls se réinventent toujours. Il en faut, des citoyens, juristes ou non, pour mettre le doigt sur ce qu’il faut changer ou améliorer. Je veux rendre hommage au rôle décisif de ces nouveaux acteurs de la vie internationale que sont les organisations non-gouvernementales. Heureusement qu’elles sont là, symbolisant l’irruption bienvenue des citoyens dans ces domaines diplomatiques et politiques desquels ils étaient auparavant soigneusement tenus à l’écart. Sans les organisations internationales, aurions-nous créé la Cour pénale internationale il y a près de 20 ans pour pourchasser et punir les coupables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ? C’est la prise de conscience collective de l’horreur et des responsabilités dans des tragédies insupportables qui y a conduit. Des batailles comme celle de Verdun ont marqué la mémoire de générations pour que l’on veuille écrire par le droit la volonté de les proscrire à jamais.

Cent ans après Verdun, y sommes-nous toujours parvenus ? Non, malheureusement. Le drame d’Alep nous rappelle cruellement que le pire reste possible. Le pire, c’est lorsque le déluge de feu s’abat sur des victimes innocentes, prises au piège de la folie meurtrière. Un clan entend conserver le pouvoir à tout prix. Une puissance, à la recherche de sa grandeur passée, lui prête cyniquement main forte. Des milliers de victimes sont recensées : enfants, femmes et vieillards, notamment. Médicaments, nourriture, eau, tout manque. La communauté internationale s’indigne, sans pouvoir parvenir à forcer un cessez-le-feu. C’est là que le droit reste à ce jour impuissant et que la crainte d’internationaliser le conflit semble devoir l’emporter, excluant toute intervention, au risque que l’inaction puisse s’apparenter à une lâcheté collective. J’ai le souvenir de Srebrenica, durant la guerre en Bosnie il y a un peu plus de 20 ans. Savions-nous ce qui allait s’y dérouler ? Oui, confusément. Et nous avions pourtant laissé faire, détournant le regard. Plus de 8.000 hommes et adolescents avaient été exécutés. Alep est-il un nouveau Srebrenica ? Sans doute, et c’est tragique. Si chacun se défie de la guerre, parce que nous en connaissons le prix, il n’est pas possible de rester insensible au drame qui se joue et qui appelle de la communauté internationale mobilisation, action dans le cadre du droit, action au nom du droit.

Combattre le nationalisme, le chauvinisme et les atavismes requiert une cause qui rassemble : l’Europe par le droit, une cause qu’il faut sans cesse réinventer, mettre en mouvement, valider dans le cœur des peuples. Voilà la leçon que je tire de Verdun, un siècle après. Je vois le visage de mes enfants, leur sourire, leur innocence, leur attente de l’avenir. Et je repense souvent aussi à l’expression de ce vieil homme que j’observais, attentif et bienveillant, dans mon petit village breton. La guerre lui avait pris son avenir. Jeune Français né en fin de XIXème siècle, marqué dans sa chair par le malheur, il avait traversé le XXème siècle comme par procuration, en vie certes, mais à côté de la vie aussi. Je ne veux pas que le chaos d’un monde sans droit, que l’obscurantisme religieux, que la folie terroriste ou que l’impérialisme d’un voisin envahissant prive les enfants du XXIème siècle de leur avenir. Français et Allemands, nous devons être plus que jamais à l’avant-garde du progrès européen, de la paix par le droit, des combats de liberté et de justice, du développement économique partagé. Notre histoire commune, douloureuse et glorieuse, nous confère cette responsabilité-là. Assumons-la. Regardons l’avenir avec confiance et volonté. C’est la volonté et donc l’action qui construisent la confiance. Je veux y croire. Verdun cent ans après, c’est un puissant message de vie, c’est une espérance qui nous entraîne, qui nous dépasse, qui nous oblige : l’Europe. L’Europe que nous voulons, l’Europe que nous ferons.

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