Passer au contenu

La xénophobie se combat, elle ne s’entretient pas

J’ai eu le privilège ce matin de faire le discours d’ouverture à Strasbourg de la conférence du Conseil de l’Europe sur l’intégration linguistique des migrants. Cette invitation est venue à la suite de mon intervention en défense des migrants à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe en janvier dernier. Les discours à charge contre les migrants, pétris de xénophobie et de misérables calculs électoraux, sont insupportables. L’Europe est un continent de migrations. Cela fait son histoire, sa richesse et sa force. C’est ce que je me suis efforcé de dire ce matin. Voici plus bas le texte intégral de mon discours. 

 

 

Pierre-Yves Le Borgn’

Conférence sur l’intégration linguistique des migrants adultes

Conseil de l’Europe

Strasbourg, le 3 juin 2014

                                                                                                    

Madame la Présidente, chère Madame Thalgott,

Mesdames et messieurs,

Je souhaite avant toute chose vous dire l’honneur que je ressens à prendre la parole devant vous à l’occasion de cette importante conférence. C’est une intervention devant l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe en janvier dernier qui explique ma présence ce matin. J’étais l’un des participants au débat de l’Assemblée sur les rapports de mes collègues Athina Kyriakidou et Tineke Strik relatifs aux migrants et à l’intégration linguistique. Vous étiez, Madame la Présidente, présente dans les tribunes et mon expression sur l’apport des migrants à nos sociétés européennes vous avait touchée. D’un premier échange épistolaire, puis d’une rencontre à Strasbourg est venue cette invitation à ouvrir votre conférence, acceptée bien sûr avec plaisir. Merci du fond du cœur.

Je suis un migrant. Et aussi un député. Avant mon entrée dans la vie parlementaire en 2012, j’ai été en effet pendant plus de 20 ans un Français travaillant à l’étranger, entre les Etats-Unis, le Luxembourg, la Belgique et l’Allemagne. La migration, c’est également l’histoire de ma famille. J’ai une épouse espagnole, rencontrée à Bruxelles dans un cours du soir de portugais – les langues, déjà ! –, et nous avons deux petits garçons, qui possèdent la nationalité de chacun de leurs deux pays. Je suis né en Bretagne il y a bientôt 50 ans. J’ai eu envie, tôt, de faire l’apprentissage du monde, sans doute parce que les frontières étaient lointaines de Quimper, ma ville, et parce que je soupçonnais, lectures et films aidant, qu’il y avait plus loin que chez moi un ailleurs qu’il serait passionnant de découvrir.

Je rêvais de voyager, juste de voyager, et je n’imaginais pas alors que l’étranger serait finalement ma vie. Je suis parti de France un matin de septembre 1988, étudiant au Collège d’Europe à Bruges, et j’y suis revenu en juin 2012, député à l’Assemblée nationale, élu par les Français de l’étranger. Citoyen français, militant de la cause européenne, je n’allais pas renoncer à mon intérêt pour le débat public en quittant mon pays. Au contraire, être loin de la France par la géographie a renforcé mon attachement à son histoire, à ses valeurs, à son message. La France est un pays de migrants, qui n’aime pas toujours le reconnaître, en période de crise économique – nous y sommes –, en période électorale aussi et nous en sortons. Le résultat funeste des élections européennes, qui place en tête dans mon pays une formation politique xénophobe, est malheureusement là pour le confirmer.

Vivre à l’étranger, connaître la crainte sourde de ne pas m’intégrer comme celle de perdre le lien avec ma propre histoire, m’a conduit à fréquenter tout au long de ces années plusieurs associations idoines. L’une d’entre elles s’appelle « Français du Monde ». Elle est et reste mon ancre. J’y ai trouvé l’entraide, les conseils, l’amitié, la chaleur humaine dont j’avais besoin. J’ai connu également, par les vertus de la solidarité internationale, d’autres associations de migrants : les Italiens, les Grecs, les Suédois, les Marocains de l’étranger. J’ai siégé durant plusieurs années au Conseil d’Administration de la confédération « Les Européens dans le Monde » et j’en garde le souvenir de réunions passionnées. Tout cela pour dire que si partir est un risque, la vie à l’étranger est aussi une chance pour le migrant, pour le pays qu’il quitte et qu’il ne cessera pourtant d’honorer et d’aimer, et bien sûr pour le pays qu’il rejoint.  

C’est parce que je regarde la migration comme une chance que je suis inquiet de l’émergence ces dernières années d’un discours délibérément hostile aux migrants, présentés comme une charge pour la puissance publique et une menace pour la cohésion sociale. J’avais été consterné par la création dans mon pays, sous la précédente mandature présidentielle, d’un Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale, comme si l’une menaçait l’autre par un lien obligé de cause à effet. Comment peut-on à ce point ignorer et détourner l’histoire des migrations, en France et en Europe, pour en arriver à une telle déraison ? L’instrumentalisation des peurs à des fins politiques me révolte et va à l’encontre des valeurs européennes autour desquelles le Conseil de l’Europe s’est construit il y a plus de 60 ans. La xénophobie se combat, elle ne s’entretient pas.

L’immigration n’est pas une charge, une menace, un péril. Je me souviens des bâtiments préfabriqués qui abritaient dans les années 1960 à Quimper les travailleurs maghrébins et leurs familles. Je passais devant sur le chemin de mon école. Ces hommes-là n’étaient pas une menace pour la France. Au contraire, ils ont contribué à son essor et nous leur devons tant. Aujourd’hui, que deviendraient sans les migrants ces secteurs de nos économies où sévit une pénurie de main d’œuvre ? Quel serait, sans les migrants, l’avenir de l’Europe menacée par le vieillissement et le recul démographique ? Qu’adviendrait-il du monde de la création si la rencontre des idées, des arts et de la diversité venait à faire retraite parce que les migrants n’en seraient plus ? Qu’aurait été la France, sans Marie Curie la polonaise, Pablo Picasso l’espagnol, Lino Ventura l’italien ou Mohamed Dib l’algérien?

Et j’ajoute, avec un peu de malice, que serait-elle sans Manuel Valls, le catalan ?

Mesdames et messieurs, parlons sans tabou : nous vivons dans des économies et sociétés ouvertes, qui ont besoin d’immigration. Se défier d’autrui, lui faire barrage, le rejeter, l’agresser, l’insulter sous couvert d’accent, de langue, de couleur de peau, de culture ou de religion est insupportable. Les choses doivent être dites. Les devoirs et les droits des migrants doivent être clairement précisés. Il faut vouloir lever tous les obstacles à l’accès à l’emploi. Il faut, partout, lutter contre la discrimination, s’inspirant du travail conduit par les institutions du Conseil de l’Europe, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, bien sûr, mais aussi la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance. Surtout, il faut partout engager le travail sur l’intégration linguistique.

C’est le thème de votre conférence et c’est la condition du succès de la migration. Je pense aux défis purement linguistiques, comme la grammaire inaccoutumée ou le vocabulaire inconnu, mais aussi et peut-être plus encore aux comportements, aux attitudes, aux valeurs d’une société communiqués d’une manière latente et insistante par la langue. Il est déjà difficile d’apprendre une langue à l’âge adulte. Cela l’est encore davantage de décoder, de comprendre et d’assimiler la complexité d’une autre culture. Voilà pourquoi, si je soutiens de toutes mes forces l’engagement en faveur de l’apprentissage de la langue du pays d’accueil, je ne peux en aucune manière me rallier à l’idée de tests obligatoires de langues, qui s’apparenteraient, pour beaucoup d’esprits étriqués et très peu innocents, à des examens d’entrée, plus ou moins sévères et nécessairement partiaux.

Dans l’histoire de nos sociétés, il s’est toujours trouvé des personnages qui essayaient de distinguer le genre humain entre un « nous » et un « vous ». Avec les nationalismes, la langue est devenue de plus en plus la source dominante de cette séparation et parfois aussi le prétexte à l’inégalité de traitement. Je conçois la langue comme un instrument d’intégration et de progrès, non de ségrégation et de relégation. Plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe se sont dotés d’instituts pour la promotion et l’enseignement de leur langue. Je pense à l’Institut français, au British Council, à l’Institut Cervantes en Espagne, à l’Institut Goethe en Allemagne, à l’Institut Adam Mickiewicz en Pologne, à l’Institut Camões au Portugal. Je connais également les formidables initiatives locales lancées dans le même but par nombre de municipalités et d’associations, que votre conférence mettra en valeur au cours de ces deux jours.

La maîtrise de la langue du pays d’accueil efface la barrière linguistique, mais cela ne garantit pas encore le succès. L’intégration se construit souvent non sur une seule génération, mais sur plusieurs. Le rôle émancipateur de l’école m’est cher. L’école ouvre la voie vers le libre-arbitre, l’esprit critique, la tolérance et la diversité culturelle. Nos maîtres sont des passeurs d’intelligence, notamment pour cette seconde génération. Il faut des moyens, et souvent ils manquent, pour des zones d’éducation prioritaires. Sans doute faut-il aller aussi vers une forme de soutien positif pour l’accès à l’université et à ce que nous connaissons en France sous l’expression de « grandes écoles ». Il faut en tout état de cause redoubler d’efforts pour créer une situation bénéfique pour la seconde génération et pour la société du pays d’accueil en introduisant un système gagnant-gagnant.

C’est par une citation du « Faust » de Goethe que la difficulté, si ce n’est la tragédie de la seconde génération, peut être résumée. Le héros de Goethe décrivait ainsi sa déchirure personnelle : « Zwei Seelen wohnen, ach! in meiner Brust ». «Deux âmes vivent en moi“. Certes, il n’était pas question de migration dans „Faust“, mais cette simple citation résume pourtant ce que peuvent être les tourments, les interrogations, les souffrances de jeunes qui, trop souvent, pensent qu’ils doivent choisir entre leurs deux identités : celle de leurs parents et celle du pays où ils sont nés. Parce qu’ils n’imaginent pas ou à tout le moins ne sont pas encouragés à penser que leur identité est plurielle et fait leur richesse personnelle comme celle des sociétés auxquelles ils sont attachés. L’identité plurielle, c’est notamment de pouvoir apprendre et parler la langue de leurs parents et de trouver le soutien nécessaire pour ce faire, y compris par et dans l’action publique.

Voilà en effet la question sur laquelle je souhaite achever mon intervention : ne pas perdre ses racines, ne rien ignorer de son histoire, ne jamais rejeter cette part de soi qui vient de loin. J’y pense souvent pour mes petits garçons. J’y ai aussi pensé pour moi-même lorsqu’en janvier dernier, je me suis exprimé à la tribune de l’Assemblée nationale en faveur de la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires. J’avais au cœur, face à l’Hémicycle, le visage et le souvenir aimant de mes quatre grands-parents, dont la langue maternelle n’était pas le français, mais le breton. Si je suis là aujourd’hui, c’est aussi pour eux et grâce à eux. Voilà pourquoi, au nom de cette identité plurielle qu’il faut reconnaître et défendre, j’ai entrepris, au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la rédaction d’un rapport sur les réseaux associatifs et culturels des 47 Etats membres à l’étranger. Je le présenterai l’an prochain.

Tout cela pour vous dire que le thème au centre de vos débats me touche beaucoup. Je les suivrai attentivement. Je vous souhaite de bons travaux. Ayons conscience que ces échanges-là, bien plus que l’on ne le pense, font avancer la réflexion, l’humanisme, le progrès et finalement la paix.  C’est pour cela que le Conseil de l’Europe existe, n’est-ce pas ? Merci pour votre invitation et pour votre attention.

Laisser un commentaire