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La route de l’Ile-Tudy

Demain, je prendrai la route de l’Ile-Tudy. Il me restera 3 ou 4 bons kilomètres d’ici à la Pointe, depuis ce croisement de Combrit que mes enfants ont baptisé, été après été, « le carrefour de Super U », devenu mythique dans leur tête et un peu aussi dans la mienne, il faut bien le dire. Le chemin aura été long, près de 2 000 kilomètres depuis la Galice, d’un Finistère à l’autre. Chaque année, ce moment où notre voiture glisse doucement vers l’Ile-Tudy est magique. Il y a dans cette ligne droite en pente douce la promesse de ciels bleus, d’une longue plage au sable fin et de couchers de soleil immenses que l’on garde au cœur ensuite durant des mois, quand l’hiver vient et le froid avec lui. Comme la récompense d’une longue attente et, en cette rude année, d’un espoir auquel nous nous rattachions de toutes nos forces : revoir l’Ile-Tudy, y retourner, y retrouver enfin le temps léger et heureux des vacances. Ce temps est venu et il a la belle saveur de la récompense. Bientôt, la voiture longera l’étang, elle croisera les premières jardinières de fleurs. A gauche, le tennis, en face la mer. Nous tournerons vers la droite, poursuivant vers la Pointe. Ce sera Pen an Truck, puis la maison, la même depuis plusieurs étés. Sur la plage, il y aura une petite foule jeune et joyeuse. Nous nous joindrons vite à elle.

Longtemps, j’ai observé l’Ile-Tudy depuis Loctudy, où je passais mes vacances au temps de l’enfance. Je regardais l’Ile-Tudy du port, entre les chalutiers, intrigué par cette Pointe de l’autre côté de la Perdrix, la balise à damiers noirs et blancs d’entrée du chenal. Les petites maisons blanches de pêcheurs serrées les unes aux autres me touchaient. Elles racontaient une histoire, des vies dures, la difficulté certainement de vivre sur ce bout de terre, le sens de la solidarité aussi. Un petit bac liait l’Ile-Tudy et Loctudy. Avec ma grand-mère, je l’avais pris parfois. Loctudy n’était alors qu’un port de pêche. Nous allions d’une cale à l’autre, quelque dix minutes d’une grande aventure. A l’Ile-Tudy, il n’y avait pas les chalutiers, les grands bateaux hauturiers et sans doute cela manquait-il à l’enfant que j’étais. Mais il y avait à la descente du bac une infinie douceur, un calme contagieux, des couleurs irrésistibles de la mer et du ciel dont je devins peu à peu accro, à mesure que venaient les années. D’un côté la ria, de l’autre la mer, sur lesquelles je lançais plus tard ma planche à voile selon les vents et la marée, tirant mes bords vers l’Ile Chevalier, visant Men Bret du côté de l’océan. Aujourd’hui, je ne monte plus trop sur la planche à voile, mais mon kayak de mer prend les mêmes destinations. On ne se refait pas.

Pourquoi l’Ile-Tudy ? Sans doute pour tout cela, pour un état d’esprit aussi, pour la gentillesse et la chaleur des gens, pour leur simplicité et leur authenticité. Après-demain, lorsque viendra notre premier matin îlien, j’irai à l’épicerie locale, au coin de l’église, acheter mon journal, mais surtout ma part de far breton. Il n’y a pas de vacances sans far. Je serai un touriste parmi d’autres, certes un peu plus habitué et plus local, à la mine réjouie, sereine et gourmande. Le premier matin, mon bonheur sera de cheminer le long de l’océan, sur le boulevard du même nom, de longer le cimetière marin, de tenter d’apercevoir les Glénan entre les draps qui sèchent, de courir dans l’air marin de la Pointe au Treustel et peut-être même plus loin, jusqu’au phare de Sainte-Marine, entre la dune et les polders. Je pousserai certainement aussi jusqu’au port, à pied ou sur mon vieux vélo, pour humer le vent dans le chenal, à la recherche aussi du calendrier des marées. Les marées basses avec les épuisettes et les seaux, les marées hautes avec les pelles et les râteaux n’ont plus de secrets pour mes enfants. Je crois que j’en ai fait de petits îliens, au moins par le cœur. La plage et l’école de voile y sont pour beaucoup. Ils se construisent à l’Ile-Tudy de beaux et grands souvenirs pour la vie.

Tout est là. Un jour, j’aimerais rester plus longtemps à l’Ile-Tudy que le seul temps des vacances, m’asseoir face à la mer, écrire, lire, photographier. Prendre le temps, beaucoup de temps, ne plus être juste le visiteur régulier que je suis, mais devenir un îlien à mon tour. J’aimerais affronter la diversité des saisons, regarder la mer changer de couleurs, voir venir le vent d’hiver et les tempêtes, agir aussi pour ce petit coin fragile que j’ai appris à aimer et dont il faudra transmettre la magie et la beauté aux générations d’après pour qu’elles le protègent à leur tour. Je serais heureux que la vie me donne cette chance. Il faudra trouver la maison, le bout de vue sur la mer ou la ria, loger la smala et les amis. Qui sait, ce moment viendra peut-être. Au fond, quand cesse-t-on d’être un vacancier pour devenir, peu à peu, un habitué, un passionné, un amoureux des lieux ? Je ne le sais pas vraiment.  Je crois bien que j’aurai tout cela à l’esprit au moment de passer « le carrefour de Super U », au volant de ma vieille auto, prêt à sortir les valises, les vélos, le kayak, les ballons et les cerfs-volants, comme chaque mois d’août, dans l’été bigouden déjà bien avancé, pour faire ma provision de couleurs, d’images, d’iode et de bonheur. Il y a comme cela quelques kilomètres qui sont des promesses.