Il y a quelques jours, prenant de Bretagne la route pour Bruxelles, j’ai eu envie de traverser les monts d’Arrée. Ces paysages de l’Himalaya breton, comme les avait nommés avec une affectueuse ironie l’écrivain Nicolas Legendre, me sont chers. Une partie de ma jeunesse s’est écrite sur ces pentes, que j’ai si longtemps parcourues et gravies à vélo, chaque fois émerveillé par la vue, les étendues sauvages, la beauté rude des paysages et les légendes qui y vivent depuis des siècles. Un gigantesque incendie, l’été dernier, avait dévoré les monts d’Arrée. Il avait fallu des jours de combat aux soldats du feu pour le maîtriser. Sur des milliers d’hectares, les plus beaux, il ne restait plus qu’un paysage noirci, quelques troncs d’arbres calcinés, une désolation absolue. Le feu, les monts d’Arrée l’avaient déjà connu par le passé, mais à une telle intensité, jamais. On peut invoquer la malchance, l’imprudence peut-être pour expliquer ce qui s’est passé, mais on doit surtout y voir l’impact de la crise climatique. Une température caniculaire, des semaines durant, avaient asséché la végétation rase de l’Arrée. La suite fut dramatique. Un an plus tard, la nature a repris peu à peu ses droits, mais les traces de l’incendie demeureront longtemps, dans les paysages et dans les cœurs. La fragilité est là, la crise climatique aussi.
J’ai été le rapporteur de la loi de ratification de l’Accord de Paris sur le climat à l’Assemblée nationale. C’était en 2016. Nous sommes en 2023. Le temps qui passe voit la crise progresser avec des épisodes météorologiques aux conséquences toujours plus terribles pour la nature et l’homme. Une prise de conscience salutaire est intervenue dans la société, résultat de formidables mobilisations collectives, et il faut s’en féliciter. Ce qui est en jeu est la préservation à terme de l’habitabilité de la Terre et c’est une course contre la montre qu’il nous faut affronter. Nous en sommes déjà à 1,2° d’augmentation de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle et nous gagnons 0,2° tous les dix ans. Or, l’objectif de l’Accord de Paris est de rester sous les 1,5° pour ne pas perdre tout contrôle sur les phénomènes climatiques. Il nous reste ainsi une dizaine d’années tout au plus pour engager l’action de manière irréversible. La tâche est immense : réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% en 2030, rompre avec les énergies fossiles et décarboner l’économie pour 2050. C’est un véritable mur qui se dresse devant nous. Nous pouvons le franchir, à condition de faire du climat au moins pour une génération la cause et le cœur de l’action publique, et fédérer à cette fin toutes les initiatives.
Il n’est plus temps en effet de parler, il est désormais tellement temps de faire. J’ai le sentiment que nous n’y sommes pas suffisamment en France. Le climat est une priorité, certes, mais parmi d’autres et parfois moins que d’autres. Ce sont pourtant des investissements colossaux qu’il faut susciter, qu’il faut entraîner et mobiliser, acteurs privés et acteurs publics ensemble, pour s’adapter aux défis du monde qui vient : sobriété énergétique, développement massif des énergies renouvelables, isolation thermique de tous les bâtiments, production, stockage, transport et distribution de l’électricité. Au fond, c’est une révolution industrielle majeure qu’il faut engager dans un temps court et qui nous est compté. Pour cela, il faut un pilotage déterminant de la puissance publique, à l’instar de que fut celui des choix économiques structurants des Trente Glorieuses, fondé sur l’idée de plan. Le marché, les entreprises, les technologies, l’innovation sont déterminants, mais pas suffisants à eux seuls. Il faut la puissance publique aussi, pour mettre en cohérence les objectifs et les moyens, peser dans la relation à l’Europe et à l’action climatique internationale. Une idée, pour ne citer qu’un exemple, doit devenir réalité : s’endetter pour l’adaptation climatique, sans opposition des Traités et politiques européennes.
Là est tout l’enjeu de demain : trouver les sous. L’endettement est devenu tabou, plus encore après le « quoi qu’il en coûte ». La dette de la France dépasse les 3.000 milliards d’Euros. Mais il y a les mauvaises dettes et les bonnes. Si s’endetter pour finir les fins de mois n’est pas de la meilleure politique, le faire pour financer des dépenses immédiates avec un retour sur le long terme l’est clairement en revanche. Le récent rapport de l’économiste Jean Pisani-Ferry sur les incidences économiques de l’action pour le climat établit le coût de l’adaptation pour la France à quelque 300 milliards d’Euros de dettes en plus en cumulé jusque 2030 et 34 milliards d’Euros d’investissements publics supplémentaires par an. C’est énorme, mais c’est jouable. Avons-nous d’ailleurs le choix, sauf à renoncer ? Le gouvernement ne peut s’abriter derrière les totems d’une politique de l’offre qui a certes fait les preuves de son succès, mais dont certains paramètres, en particulier sur l’endettement et la fiscalité, doivent pouvoir évoluer pour financer l’action climatique, car il n’existe aucune autre solution. L’endettement climatique est nécessaire, compréhensible et appréciable par les institutions financières au regard de la valeur de la parole d’un pays. Et la parole de la France, heureusement, est sûre.
Mais pour réussir, il faut aussi emporter le soutien de la population, de toute la population dans sa diversité, et notamment des catégories populaires. Il faut convaincre, s’engager, faire de l’action climatique cette cause nationale qui rassemble, et donc prendre en compte le sentiment d’injustice à l’œuvre dans la société française. Rien n’est pire que d’ignorer l’injustice, de ne pas la voir ou de l’accepter. Nous ne sommes pas égaux face à la crise climatique. Les dépenses d’énergie pèsent bien plus sur les foyers modestes. Demain, il faudra passer à la voiture électrique. Comment faire lorsqu’elle coûte deux années de salaire ? Cette vérité-là doit être affrontée en des termes et par des actes qui parlent à chacun. L’acceptabilité de l’action climatique et de l’effort demandé est à ce prix. Jamais le combat du climat ne sera gagné hors de la justice sociale. La crise des gilets jaunes nous l’a appris. Il faut placer le monde rural et périphérique ainsi que les banlieues des grandes villes au premier rang des priorités de l’adaptation. Et mettre en place une fiscalité sur le patrimoine des Français les plus aisés dont le produit sera dédié au financement de l’adaptation à la crise climatique. Ce symbole et ce signe-là sont nécessaires pour réaffirmer le sens de la solidarité nationale.
La peur de l’avenir apparaît dans chaque enquête d’opinion, et en particulier chez les plus jeunes. Eux verront la fin du siècle. Ils ont raison de juger sévèrement l’inaction, la faiblesse des moyens, les atermoiements, le déni de réalité et d’angoisse. A horizon de leur vie, si nous échouons dans les années à venir à agir décisivement pour décarboner l’économie de notre planète, cette planète que nous chérissons deviendra pour une part inhabitable, notamment en Afrique, là où se trouvera quelque 40% de la population mondiale. Derrière l’accès à l’eau et à l’alimentation se posera alors directement la question de la paix. A la jeunesse, il faut apporter la réponse qu’elle attend, ne pas moquer ses emportements et son idéalisme, tracer au contraire avec elle un chemin d’engagement pour que le climat soit pour elle une reconquête, un projet pour chacun et pour tous, créer de la richesse pour sauver la planète. C’est maintenant qu’il faut agir, pas dans un an, pas en 2027, pas en calculant. Cela commence par la volonté politique, le sens du rassemblement, celui du dépassement aussi. Un jour, dans longtemps, j’espère que mes enfants, leurs enfants, leurs petits-enfants pédaleront comme je l’ai fait sur les routes des monts d’Arrée. Parce que nous aurons réussi ensemble. Donnons-nous, donnons leur cette chance.
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La mémoire derrière les murs
C’est une maison auprès de laquelle je m’arrête tous les étés, une maison aux volets clos depuis longtemps désormais. Cette maison, je l’ai connue enfant, puis adolescent. J’y venais à vélo retrouver mon oncle et ma tante, qui y séjournaient l’été. Elle était accueillante, ouverte, joyeuse. Je m’arrêtais une heure ou deux. Quelque part, sur les chemins qui mènent aux hauteurs de l’Arrée, la maison est toujours là et mes souvenirs m’y conduisent encore. Le temps, pourtant, a fait peu à peu son œuvre. Du jardin, il ne reste rien. Des années de sauvagine ont effacé les allées tirées au cordeau, les bordures savamment entretenues. Les grands massifs d’hortensias sont devenus sauvages. Les fleurs sont encore là cependant. Parfois, de Bruxelles, je regarde la maison par Google Map. En zoomant beaucoup, la table de jardin renversée et recouverte d’herbes hautes apparaît encore. Juste devant elle, il y avait une porte, ouvrant sur l’appentis où mon oncle sculptait le bois. Des tas de petites statuettes de la Vierge, qu’il était fier de montrer. Couverte de lierre, la porte n’est plus visible. Je m’en souviens, je la passais. Je venais souvent par le jardin. Et derrière la porte aujourd’hui invisible se trouvent sans doute toujours ces petites statuettes sculptées passionnément.
L’été, il y avait un grand déjeuner, parfois même deux. Toute la famille arrivait, de Bretagne, de Paris, d’Alsace. Les voitures se garaient dans le petit champ voisin, celui par lequel je me faufile encore pour laisser cours à ma nostalgie. La table était dressée dans le jardin, la vue s’ouvrait sur nos reliefs bretons. Les déjeuners étaient copieux et animés. Ils s’étiraient volontiers. On entendait rire, plaisanter. On parlait parfois sérieusement aussi. De temps à autre, le breton revenait et supplantait le français. A la vieille église toute proche, mon oncle s’affairait aux restaurations. Il y consacrerait même un livre, écrit sur un ordinateur, lui qui s’était pris de passion pour Internet tout en bout d’existence. Je crois bien qu’il avait glissé entre les pierres multi-centenaires de la vieille église dans une petite boite en fer quelques objets de fin de XXème siècle, pour les visiteurs du XXIVème ou du XXVème. Et dans la maison, de même, entre les lattes du plancher refait, il avait veillé à ce que quelques exemplaires du Télégramme de Brest soient déposés aussi, pour les lecteurs avides des mêmes siècles à venir. Ils y sont bien sûr toujours encore, à part que la porte ne s’est plus ouverte depuis dix ans. Un jour, il a manqué quelqu’un, puis quelqu’un d’autre, puis quelqu’un d’autre encore. Et plus personne, finalement, n’est venu.
Ainsi vont les choses de la vie. Derrière les murs de la maison vivent une mémoire intacte, des meubles, une vaisselle, des photos, des archives, les livres, les souvenirs des joies et sans doute aussi des peines de plusieurs générations. Fermant les yeux, je repense aux pièces, aux endroits où nous allions, là où l’on s’asseyait et on parlait. Je revois Françoise, mon amie d’enfance, qui y passait ses étés avec ma tante, sa marraine. Je voudrais parfois pousser virtuellement la porte, celle de la façade, me glisser à l’intérieur, avancer doucement, et glisser sans doute quelques bonnes décennies en arrière aussi. Il y a dans ce qui fut le jardin quelques petites traces d’avant, une vieille bouilloire, un fait-tout dévoré par la rouille, la pierre tombale des aïeuls récupérée au cimetière du bourg. Et l’antenne de télévision, certainement emportée par l’une ou l’autre des tempêtes d’hiver. Chaque année en fin d’été, lorsque le ciel tire vers le bleu foncé, je pense à ma tante, qui m’expliquait que le mauve annoncerait l’automne, que les jours devenaient courts et qu’il faudrait partir, elle à Paris, nous à l’école à Quimper. Elle s’en allait le cœur lourd, mon oncle aussi. C’était leur maison d’été, pas vraiment celle de l’hiver. Des tas de mois passeraient avant de la revoir et de la rouvrir.
Aujourd’hui, les rires d’avant ont fait place au silence, au vent et, lorsque viennent les beaux jours, aux chants des oiseaux. Je me souviens, et quelques cousines, cousins et amis également. Mais dans dix ans, dans vingt ans, une autre génération, qui se souviendra ? Qui poussera la porte, qui entrera, non plus virtuellement mais réellement, entre ces murs qui racontent une histoire, notre histoire ? Les souvenirs sont des trésors, et peut-être d’abord ceux qui sont immatériels et ne vivent que dans nos mémoires. J’espère que d’autres que nous, un jour, ouvriront les volets, referont vivre la maison avant que la sauvagine, les éléments et le temps ne l’emportent. Il y a tant que ces murs doivent encore partager des vies passées pour poursuivre l’histoire. Là-bas, tout en haut dans l’Arrée, la maison aux souvenirs est adossée à la colline, comme l’était celle de Maxime Le Forestier à San Francisco il y a 50 ans. Elle n’est certes pas bleue, mais blanche. Mais, comme pour celle de Maxime Le Forestier, on y venait à pied, parce que la promenade était jolie, et quand la maison était ouverte, c’est vrai que l’on ne frappait pas. Ceux qui vivaient là avaient sans doute jeté la clé, l’été tout du moins, accrochant ainsi et à jamais leur maison à ma mémoire.
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