
Cette photo ancienne prise le 11 novembre 2016 face aux Bouches de Kotor (Monténégro) pourra peut-être surprendre. Ce fut ma dernière commémoration officielle comme parlementaire. Je me souviens de ce moment pour cela, mais davantage encore pour le tourment qui était le mien en cette fin d’année 2016. Mon père, très souffrant, vivait ses dernières semaines et nous étions, ma mère, ma sœur et notre famille, profondément affectés par cette épreuve intime. Il fallait vivre cependant et je poursuivais tant bien que mal mes activités de député des Français de l’étranger, à Paris et en circonscription. Mais ce 11 novembre 2016, mon tourment était aussi politique. Quelques jours auparavant, Donald Trump avait été élu Président des Etats-Unis. En France, nous venions de traverser deux années terribles, marquées par les attentats terroristes de Charlie Hebdo, du Bataclan, de l’Hyper Casher et de Nice. L’état d’urgence était en place. Politiquement, la majorité parlementaire ne cessait de se désagréger. La proposition de déchéance de nationalité française présentée par François Hollande m’avait choqué. Elle allait à l’encontre des valeurs pour lesquelles je m’étais engagé dans la vie politique. Les deux minutes d’expression dans l’Hémicycle pour dire que je m’y opposerais furent les plus dures de mon mandat.
Je n’ai jamais aimé être un Cassandre. Je crois en la force du collectif, en la capacité d’agréger des parcours et des idées, parfois différentes, parfois même opposées. Ce fut l’histoire du Parti socialiste depuis son congrès d’Epinay en 1971, et davantage encore après les Assises du socialisme et l’arrivée de Michel Rocard en 1974. Ce fut également l’histoire de l’UMP, le parti de la droite française constitué par Jacques Chirac et Alain Juppé en 2002 par la réunion des gaullistes du RPR, des libéraux de DL et des démocrates-chrétiens de l’UDF. Un corps d’idées, un socle de valeurs et de principes unissait les membres, les militants et sans doute aussi une large part des électeurs. Je n’ai jamais vécu la vie politique comme un combat sans merci, une lutte contre des adversaires qu’il faudrait nécessairement haïr, battre, écraser. Je n’aime pas l’expression de clivage droite-gauche, non pas parce que je me défierais des différences – je suis un homme de gauche – mais parce que je récuse l’expression « clivage », qui sous-entend l’existence d’une frontière séparant irrémédiablement les gens. Je crois avant tout en le respect bienveillant des différences, qui sont saines et estimables, et que je crois par ailleurs dépassables pour les causes qui doivent rassembler, parmi lesquelles l’avenir du pays, de ses institutions et de la démocratie.
En politique, il faut pouvoir rester soi-même. L’union ne peut se faire à contre-emploi, en reniant ce à quoi l’on croit, parfois depuis toute une vie. Le dépassement a son sens – j’ai voté pour Emmanuel Macron – mais il ne peut être en même temps un effacement des valeurs et des principes propres à un idéal ou à un courant de pensée. Ce n’est pas ainsi que l’on fait l’union. Je ne pouvais faire mienne en 2016 la proposition de déchéance de nationalité car elle heurtait le principe d’égalité entre les citoyens qui m’est cher par-dessus tout : je ne suis pas davantage français que mes enfants binationaux et je l’avais dit dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale. Fondamentalement, je ne pense pas que l’on soit crédible à porter des propositions que l’on désapprouve personnellement, sauf à verser dans le cynisme, le calcul et l’indifférence à l’égard des électeurs. Ce n’est même pas tant que l’on ait pu prendre position quelque temps auparavant contre une proposition que l’on défendrait désormais, c’est d’abord que l’on ne peut juste pas se regarder en face et se dire avec conviction que ce changement s’inscrirait dans le sens logique des choses. Je crois qu’il y a une sincère noblesse à connaître ses lignes rouges et à ne pas les dépasser, pour protéger le débat politique et se protéger également.
J’écris tout cela aujourd’hui parce que deux évènements intervenus ces derniers jours m’ont marqué. Le premier est la disparition de l’aide médicale d’Etat (AME) votée par le Sénat dans le projet de loi sur l’immigration. Si j’étais encore député, je ne pourrais en aucune manière voter en faveur de la suppression de l’AME. Je ne crois pas que l’AME crée un quelconque appel d’air en faveur de l’immigration illégale en France. Rien n’empêche de faire évoluer la législation française sur l’immigration dans le sens voulu par le gouvernement sans toucher pour autant à l’AME. L’accès aux soins médicaux relève de l’humanité la plus élémentaire, de l’égalité entre citoyens bien sûr, mais aussi et peut-être même avant toute chose de préoccupations de santé publique. La volonté du Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin d’aller chercher par la suppression de l’AME une majorité avec la droite à l’Assemblée nationale pour faire adopter le projet de loi heurte profondément mes convictions. Je n’ai pas le souvenir que le candidat Emmanuel Macron portait un tel projet en 2017 et en 2022. Il portait même l’inverse. Je ne pense pas que l’on puisse à ce point se renier et je serai attentif comme électeur au choix de la majorité parlementaire et des députés. La politique ne peut être un situationnisme, une glissade indolore au fil de l’eau.
Le second évènement qui m’a interpelé est l’investiture de Pedro Sanchez à la Présidence du gouvernement espagnol grâce au soutien des députés indépendantistes catalans. Il fallait à Pedro Sanchez les voix des députés du parti indépendantiste catalan Junts pour gagner ce vote. Il y est parvenu, au prix de la promesse d’une loi d’amnistie à l’égard des dirigeants catalans de 2017, dont il disait quelques mois auparavant qu’il ne saurait aucunement en être question et qu’elle serait même anticonstitutionnelle. Fallait-il ainsi charger d’avis, du tout au tout, pour conserver coûte que coûte le pouvoir ? Pour un Européen de ma génération, a fortiori à gauche, la référence en Espagne reste Felipe Gonzalez et son opposition à l’accord de Pedro Sanchez avec Junts est assumée. Lorsque je faisais campagne pour le mandat de Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe au Parlement espagnol en 2018, le souci commun au PSOE et au PP de préserver le cadre institutionnel et l’esprit de la transition démocratique espagnole m’avait impressionné. Ces sujets-là requièrent en effet une concorde nationale, une volonté de dépassement. La fracturation de la société espagnole est un défi redoutable, qu’un autre choix que celui de l’alliance avec les indépendantistes aurait permis de réduire : celui du rassemblement, certes inédit, du PP et du PSOE, de 2 Espagnols sur 3, pour refonder le pacte constitutionnel.
La vie politique dans nos démocraties minées par le doute et la perte de confiance citoyenne souffre que rien ne soit clair, que tout devienne relatif et que l’on défende demain ce que l’on a combattu hier. Je reviens à cet automne 2016, à mes propres doutes. Je ne pouvais me faire à l’idée de porter dans un autre mandat, présidentiel et parlementaire, un projet actant la fin du travail, le doute face à l’innovation et à l’entreprise, le renoncement à l’Europe. Je pressentais que c’est ce vers quoi allait le Parti socialiste. J’ai fait un choix et il m’a coûté ma vie politique. J’en ai souffert, mais je ne regrette rien. Je n’ai pas changé, avec mes convictions, avec mes limites certainement aussi. Depuis l’automne 2016, je pense souvent à mon père, à ce qu’il aurait pensé ou dit. J’ai besoin de cette référence qu’il fut pour moi et qu’il demeure par-delà l’absence. Peut-être n’aurait-il pas fait tous mes choix. Ou bien peut-être que si, après tout. Sur la réforme des retraites, son regard m’aurait importé. Il était attaché à la retraite à 60 ans, mais il n’ignorait pas les réalités du monde qui vient non plus. De lui, je tiens l’attachement à l’honnêteté dans le débat d’idées et dans l’action, une forme de boussole juste et rassurante lorsque tout est complexe et rude, le souci d’expliquer, de convaincre et de se laisser convaincre. Et, plus que tout, de ne jamais cesser de chérir ce à quoi on croit, en un mot, en effet, de rester soi-même.
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Minuit moins le quart
C’était un soir de la fin octobre dans le port d’Amsterdam. Le petit bateau sur lequel je me trouvais avançait vers un quai lointain où nous devions débarquer. Dans la pénombre se détachaient plusieurs installations industrielles, entre lumières et fumées que le vent chassait. Le contraste des couleurs rendait l’instant irréel et inquiétant aussi. Je pris une photo. Elle symbolisait, au fond, tout le défi qui se pose à nos pays et au monde : lutter pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, poursuivre le développement de nos économies, lier ces efforts pour rendre le saut vers un monde décarboné juste socialement et acceptable politiquement. L’équation est redoutable. Elle est chaque année, chaque mois, chaque jour plus urgente aussi. Huit ans ont passé depuis l’Accord de Paris de 2015. Ce texte, j’ai eu l’honneur d’en être le rapporteur à l’Assemblée nationale. Je l’ai défendu, expliqué, détaillé. Il n’est certes pas idéal, mais il a entrainé une prise de conscience universelle de l’urgence d’agir pour limiter au-dessous de 2°C et si possible 1,5°C la hausse des températures par rapport à l’ère préindustrielle. Les Etats parties ont pris à cette fin l’engagement de présenter leurs efforts et de les réévaluer tous les 5 ans. Il faut les examiner, en souligner les forces et faiblesses. Ce sera le devoir de la COP 28 qui s’ouvrira à Dubaï dans quelques jours.
Nous ne sommes pas aujourd’hui à la hauteur de la crise. Les efforts des Etats parties, les Nationally Determined Contributions (NDC), sont réels, mais trop timides. Au mieux, si tous ces efforts étaient réalisés, la baisse des émissions des gaz à effet de serre ne serait, selon la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), que de 2% en 2030 par rapport à 2019. Or, il faudrait avoir baissé, non de 2%, mais de 43% ces émissions en 2030 pour rester sur la trajectoire de l’Accord de Paris et limiter à la fin du siècle la hausse des températures à 1,5°C. En cette fin d’année 2023, la réalité, sur la base des NDC transmises par les Etats parties, est que le monde se trouve sur une trajectoire conduisant à une augmentation de 2,9°C. C’est dire à quel point nous n’y sommes pas. Une augmentation pareille de la température aurait pour la planète et son habitabilité des conséquences redoutables. Dès lors, que faire à Dubaï, sinon prendre la mesure de la falaise qui se dresse devant nous et changer de braquet ? Le coût de l’action à entreprendre est immense, mais celui de la non-action le serait encore bien davantage. La COP 28 doit être l’occasion d’un bilan sans concession sur la mise en œuvre de l’Accord de Paris pour relever massivement les ambitions, lister les actions à entreprendre et déterminer comment le faire.
Il est minuit moins le quart. Tout se jouera dans les prochaines 10 années. Après, il sera trop tard. La responsabilité qui pèse sur les autorités des Etats parties est énorme, mais elle est aussi la nôtre à nous, acteurs du monde économique, financiers, leaders associatifs, simples citoyens désireux de s’engager. Je n’ai jamais adhéré aux théories de la décroissance. Ce n’est pas par la pénurie et les prohibitions que l’on sauvera la planète et cela pour une raison toute simple : dans le monde et dans nos sociétés, nous ne sommes pas égaux devant le changement climatique. La décroissance conduirait à une explosion sociale. Le combat est, à l’inverse, de travailler à la justice des choix d’adaptation et d’atténuation, à veiller qu’ils soient porteurs de progrès, de développement et d’émancipation. Ce n’est pas seulement dans nos pays industrialisés que tout se jouera, ce sera d’abord dans le monde en développement à la démographique galopante. Et tout l’enjeu pour l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine sera d’assurer, depuis nos nations riches, les transferts financiers nécessaires, d’une magnitude inégalée – on parle de 1000 milliards de dollars par an. Il faut que l’action climatique bénéficie en priorité au Sud, parce que nous sommes, au Nord, historiquement responsables de la plus grande part des émissions de gaz à effet de serre qui nourrissent le changement climatique.
L’efficacité de l’action climatique commande cette redistribution. L’action climatique, ce n’est pas chacun chez soi, la solidarité doit être la clé. C’est dire le rôle, notamment, des banques internationales de développement et le devoir aussi de mobiliser l’épargne privée. Le développement énergétique et économique de l’Afrique requiert de financer l’installation de milliers de mini-réseaux à l’échelle du continent, pour hâter la croissance et le progrès social, pour réussir également l’intégration des énergies renouvelables. Tout cela nécessite un investissement massif. Il existe des ressources dans les Etats pétroliers et auprès des majors des énergies fossiles qu’il s’agit de lever. La neutralité carbone continuera de dériver dans le temps si la volonté de sortir des énergies fossiles n’est pas actée par la COP 28 avec une démarche précise de mise en œuvre. Il y a aujourd’hui sur la planète des bombes climatiques dans les mains de certaines entreprises pétrolières et minières qui peuvent ruiner ce combat planétaire de 30 ans si la vénalité de quelques-uns continue à prévaloir sous forme d’exceptions et de délais toujours plus longs consentis de guerre lasse à de puissants lobbies. Il est aussi incohérent qu’indécent que soit produit d’ici à 2030 deux fois plus de pétrole que la quantité compatible avec les 1,5°C d’augmentation de la température terrestre.
Les COP sont devenues de gigantesques barnums où défilent des dizaines de milliers de participants. Le plus importants est que ces discussions, en marge des négociations diplomatiques, soient utiles et concrètes. Il n’est plus temps d’attendre ou de se disperser. Les COP ne peuvent devenir des foires commerciales vaines et insensibles. Des technologies doivent être présentées, la digitalisation et l’intelligence artificielle ouvrent de nouveaux horizons pour réussir la transition vers le tout électrique, pour tous, et dans la sobriété. C’est là qu’est le chemin. Mais d’une COP à l’autre, le combat, c’est tous les jours aussi qu’il doit être mené. Il s’agit de convaincre au plus près, autour de nous. Nos pays riches, qui concentrent les richesses et l’influence dans la dynamique de négociation, ont été ébranlés par la pandémie, par les guerres à leurs portes, par l’inflation récurrente, par la précarité qui s’en suit pour une large part de leurs classes moyennes. Le sentiment de déclassement alimente le vote pour les extrêmes et les extrêmes excluent l’action climatique, promettant ici de sortir de l’Accord de Paris, là de reprendre les forages. Le combat climatique n’est pas neutre, il est d’abord une cause humaniste. Affirmons-le ! Cette dimension-là ne doit jamais cesser de nous habiter face à la difficulté des temps, au découragement, aux colères aussi. Car nous n’avons qu’une seule option : réussir.
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