
Il y aura deux ans le 23 février, la Russie envahissait l’Ukraine. Cette guerre a fait depuis lors des centaines de milliers de morts : soldats ukrainiens, populations civiles ukrainiennes, soldats russes. Des preuves terrifiantes de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été accumulées contre la Russie. Vladimir Poutine fait l’objet depuis mars 2023 d’un mandat d’arrêt international émis par la Cour pénale internationale. Des sanctions d’une ampleur inédite visent l’économie et les autorités russes depuis les premières semaines du conflit. Elles ne sont pas sans efficacité, mais la guerre continue malgré tout et nul n’en voit aujourd’hui l’issue. Le courage des Ukrainiens est immense, tout comme le sont leurs souffrances, sur le front et dans le reste du pays. Dans l’intervalle, la Russie est passée en économie de guerre. Elle a connu de lourdes pertes humaines, mais elle tient. La contre-offensive ukrainienne de 2023 n’a guère fait bouger les lignes. L’armée ukrainienne se bat, mais elle manque de munitions et sa situation devient critique. Le soutien des nations européennes ne fait pas défaut à l’Ukraine. Les annonces sont cependant trop peu suivies d’effets immédiats. Les livraisons de munitions sont insuffisantes et les avions de chasse promis ne sont pas encore arrivés.
L’avenir de l’Ukraine est celui de l’Europe. On ne peut séparer les deux. La guerre de la Russie en Ukraine ne vise pas que ce pays. C’est bien in fine toute l’Europe que Poutine menace. C’est notre liberté, ce sont nos démocraties et nos valeurs qu’il combat. Si demain la Russie l’emportait en Ukraine, elle irait plus loin. Pensons aux Polonais, aux Lituaniens, aux Lettons, aux Estoniens, aux Finlandais, qui se savent plus que tout menacés par l’expansionnisme russe. Poutine ne s’arrêtera pas. Une guerre plus large est possible, elle est même probable si l’Ukraine devait tomber. Il nous faut, Européens, oser imaginer le pire et nous y préparer. Poutine voudrait nous faire renoncer à la défense de l’Ukraine, jouant sur nos peurs, sur la fatigue de nos opinions publiques, sur nos économies minées par l’envolée des prix de l’énergie et celle de l’inflation. La Russie manipule l’information via les réseaux sociaux et ses armées de trolls. Elle soutient chez nous les partis extrémistes, à droite et à gauche, flattant le pacifisme des uns, le nationalisme des autres. Elle crée le chaos alimentaire à l’échelle du monde, détruisant l’agriculture ukrainienne, bloquant le commerce de grains par la Mer Noire. Le régime de Poutine joue du cynisme et du crime pour alimenter la peur et nous faire renoncer.
Il faut soutenir l’Ukraine. L’Ukraine doit l’emporter, pour elle-même bien sûr, pour ces millions de femmes et d’hommes qui aspirent à vivre librement, loin d’un régime de terreur, et pour l’avenir de l’Europe et la stabilité du monde aussi. Il n’existe personne de censé que la guerre fascine, mais désirer ardemment la paix ne peut conduire non plus à accepter l’asservissement de pays amis, si ce n’est même le nôtre. Il est temps pour l’Europe d’assumer son propre destin en termes de sécurité et de défense. Aux Etats-Unis, Donald Trump peut retrouver la Maison Blanche dans quelques mois et mettre en pratique l’abandon de la clause de solidarité au cœur de l’Alliance atlantique. Il en a fait bruyamment l’annonce il y a quelques jours. A Washington, les élus républicains qui lui sont soumis refusent au Congrès le vote d’un nouveau volet d’aide militaire à l’Ukraine. La probabilité que nous nous retrouvions seuls face à Poutine n’a ainsi jamais été aussi grande. C’est pour cela qu’il est urgent de renforcer la défense européenne, par la modernisation des armées nationales, au-delà des 2% de PIB, et par un programme européen d’investissement dans les industries de défense, en application d’une stratégie européenne qu’il nous faut définir.
L’Europe a su montrer sa force et son imagination dans l’adversité, sur l’économie, sur la finance, sur la santé. C’est le moment pour elle de le montrer sur la défense. Il lui faut affirmer une autonomie stratégique en agissant résolument pour la création d’une communauté européenne de sécurité et de défense, incluant le Royaume-Uni, nation européenne et puissance nucléaire. Cette autonomie stratégique est un choix majeur de souveraineté que l’Europe doit faire, en lançant un emprunt européen dédié pour financer l’aide militaire à l’Ukraine et le développement de nos industries de défense. Nous devons montrer à Poutine que nous sommes capables de nous protéger et de l’affronter. Cela veut dire aussi pour nous, Français, imaginer l’évolution possible de notre doctrine de dissuasion nucléaire pour protéger directement les Etats européens, en sus de notre territoire national. Ce sont des questions profondes, lourdes, troublantes pour qui aime la paix et pourtant nécessaires pour qui veut vivre libre. Le temps d’avant le 22 février 2022 ne reviendra plus. Il faut résister à la tentation du déni, en pensant naïvement que nous présenter désarmés, désunis et faibles devant l’agresseur nous vaudrait peut-être sa magnanimité. Poutine ne connaît que la force.
Aucune paix durable ne naîtra de l’abandon de l’Ukraine et des Ukrainiens à l’expansionnisme russe. Le soutien militaire à l’Ukraine est un devoir. Aucune paix durable ne naîtra non plus de l’illusion que l’allié américain saura, une fois ses élections passées, revenir à de meilleurs sentiments. Le monde a changé. Avec ou sans l’OTAN, l’autonomie stratégique européenne s’impose désormais comme une exigence. Cela mérite un débat citoyen, un choix européen fort parce qu’assumé. Les élections des 6-9 juin au Parlement européen nous en offrent l’opportunité. La sécurité et la défense de l’Europe doivent être au centre de la campagne électorale. Jamais sans doute le scrutin européen n’aura revêtu un tel enjeu. Il faudra aux listes et à leurs leaders présenter leurs choix, loin des tentations de la petite politique, des faux débats et des silences tactiques. Pleurer la mort de Navalny sans mentionner la responsabilité du régime de Poutine n’est pas très digne, omettre l’absence de soutien à son action dans le vote d’une résolution au Parlement européen ne l’est pas davantage. L’Europe mérite mieux que les petites lâchetés et des débats biaisés. Il faut poser les cartes sur la table, sans faux-fuyants, clairement, et agir pour la souveraineté de l’Europe, pour sa liberté et son destin.
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10, villa Gagliardini
Il y a quelques jours, je suis monté dans un train pour Lyon, l’épaule en vrac et les jambes flageolantes, la faute à une rude infiltration pratiquée la veille pour soulager une tendinite tenace et douloureuse. Je n’étais guère vaillant et je me disais que le déplacement que je m’apprêtais à faire n’était sans doute pas une très bonne idée dans l’état de déglingue avancée qui était le mien. Il fallait pourtant que je me rende à ces réunions lyonnaises prévues depuis des semaines. Le travail, les contrats, la conquête n’attendent pas. Dans mon sac à dos, il y avait heureusement comme toujours un livre à lire, un récit dans lequel m’immerger et m’évader, pour oublier et peut-être guérir – au moins par l’esprit – mes misères du moment. Et ce livre-là, je me réjouissais de l’ouvrir. Je le gardais même précieusement pour ce trajet à travers la France. C’était 10, villa Gagliardini, le dernier livre de Marie Sizun. Je suis depuis longtemps un lecteur attentif, passionné de l’œuvre de Marie Sizun. J’aime son art personnel du récit, mais aussi la douceur et la finesse de sa plume. Lire Marie Sizun, c’est entrer dans un monde unique de mots et aussi de couleurs, captivant et si profondément subtil dans l’expression des sens et des émotions. Je voulais être emporté par son récit. Je le fus, bien au-delà de ce que j’imaginais.
Il y avait dans le Paris autrefois populaire des ensembles d’immeubles appelés « villas ». Des immeubles de briques rouges, vieux certainement d’un bon siècle aujourd’hui, où s’écrivit le destin de bien des familles et des générations. Les « villas » existent encore, mais leur histoire est ancienne, intime et sûrement oubliée. C’est dans un petit appartement du 10, villa Gagliardini, au bout du XXème arrondissement, que vécut Marie Sizun jusqu’à l’adolescence, et c’est là qu’elle entraine le lecteur. Cet appartement, écrit-elle, « il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique ». C’est son histoire, son refuge, le témoin, le lieu et au fond, quelque part aussi, l’acteur des premières années d’une vie, d’imaginaire et de joie, d’interrogations et de peines. « C’est un être vivant, fraternel, jumeau », poursuit-elle. « Il est moi comme je suis lui, comme on peut aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi ». Une chambre, une petite cuisine, un petit vestibule, un petit coin. Un espace spartiate, occupé avec sa « petite maman » durant les années de guerre, puis à trois avec le retour du père de captivité, à quatre avec l’arrivée du petit frère, de nouveau à trois après le départ du père et finalement encore à quatre avec la naissance de la petite sœur.
Il y a dans le livre de Marie Sizun toute la mélancolie d’une enfance particulière, un récit d’une formidable sincérité sur le combat pour s’affirmer, être soi, par-delà les difficultés de la vie, familiales et financières. L’appartement en est le théâtre avec ses murs gris bleus, les dessins collés à hauteur de petite fille, arrachés par le père et prestement remplacés lorsqu’il partira. Il y a la place que l’on essaie de trouver lorsque la chambre se peuple de plus d’enfants, l’intimité à gagner quand vient l’adolescence, la table poussée vers la fenêtre pour lire au temps du lycée. Il y a l’évier dans lequel on fait sa toilette, ce « sink » du cours d’anglais qui n’était pas un « wash basin » (terrible anecdote), décrivant une réalité sociale autant qu’une humiliation. Il y a les essais de tapisserie, l’imagination assurée, la réalisation un peu moins. Et il y a la maman, l’héroïne, fragile et touchante, femme-enfant d’une beauté que l’on devine et que sa petite va bientôt protéger, aider et aimer tellement. Marie Sizun nous raconte son quartier vu de l’enfance, le cinéma où sa maman l’entrainait, les visites de la tante Alice (voir Les sœurs aux yeux bleus), bienveillante et sévère, aux mains toujours froides. Et la réalité d’un Paris d’après-guerre que traversent les classes sociales, le mépris d’en haut, celui qui fait mal et qui marque à vie.
Le récit de Marie Sizun m’a touché. Je suis sensible au narratif de l’enfance. Mais ce que j’ai ressenti à mesure que je tournais les pages et qu’avançait mon train vers Lyon, c’est même beaucoup plus que cela, c’est une reconnaissance infinie envers l’auteure d’avoir offert au lecteur que je suis cette histoire en forme de témoignage personnel. Car la lecture de 10, villa Gagliardini m’a rappelé les miens et leur vie. Dans les mêmes années en effet, ma maman grandissait avec sa mère, jeune veuve de guerre, et son frère dans une maisonnette de garde-barrière, au cœur du Finistère rural. Cette toute petite maison était leur havre, leur cocon contre la cruauté de la vie et du destin. La maison n’avait pas davantage de « wash basin » que l’appartement de la villa Gagliardini. Et elle n’avait pas de petit coin. Il y faisait bon pourtant, avec le peu qu’il y avait, parce que l’affection malgré les tourments était le meilleur rempart. Et comme pour Marie Sizun, il y aurait l’école, l’école publique, l’école laïque, celle qui permet d’apprendre, de s’élever, de se réaliser et de vivre. Ce n’était pas Paris, c’était la campagne. Le chemin de l’école était long à pied, le matin comme le soir, mais il était le chemin de la vie. Le récit de Marie Sizun a ce petit quelque chose d’universel qui m’a ramené vers ce bout d’histoire.
En descendant du train à Lyon, je n’avais pas fini ma lecture. Captivé, je l’étais. Mon épaule ne comptait plus. Je voulais savourer les pages, prendre le temps de la lecture et de ma propre émotion. J’ai repris le livre la nuit à l’hôtel, entre de nombreux oreillers. Puis le lendemain encore. Je n’avais pas envie de tourner la dernière page. Parce que j’étais captivé par le récit et parce que j’en redoutais la fin aussi. Que serait-elle ? Celle de l’appartement que l’on quitte, comme un nid laissé vide parce que le temps de l’envol est venu. Lorsque ma grand-mère a quitté sa maisonnette, j’avais 5 ans et j’ai le souvenir que la petite maison devenue vide était soudainement très grande. Comme l’appartement de la villa Gagliardini, au moment où Marie Sizun le regarde une dernière fois avant de refermer la porte sur une époque, puis d’en rêver longtemps et peut-être toujours encore. Je repasse parfois devant la maisonnette. Je me suis arrêté un jour devant la porte et j’ai parlé avec le monsieur qui l’avait rachetée. J’aurais peut-être dû lui demander la permission d’entrer. Le livre de Marie Sizun m’a bouleversé, parce que son histoire m’a parlé au cœur et, j’imagine, à celui de bien d’autres lecteurs aussi. Ce n’est pas facile de partager le récit vrai d’une enfance et c’est pourtant si précieux car c’est bien d’espoir dont se nourrit une vie.
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