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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

C’est maintenant que tout se joue

Août 2022, sur la plage de l’Ile-Tudy, un orage de mer impressionnant

Depuis quelques jours, l’automne s’est installé. Le souvenir d’un été brûlant s’éloigne peu à peu, à mesure que les nouvelles inquiétantes de l’hiver qui vient s’imposent dans l’actualité et notre quotidien : inflation, pouvoir d’achat, crise énergétique, récession, guerre en Ukraine, huitième vague du Covid. Les mois à venir seront redoutables pour le monde et pour nous tous. Mieux vaut le dire avec les mots qu’il faut que de rosir un discours sans plus savoir pourquoi. Il faut expliquer ce qui nous attend, parler avec justesse de ces périls et surtout n’en oublier aucun. Or, la crainte que l’on peut nourrir est que le climat disparaisse à nouveau des radars et des priorités de l’action publique lorsque le froid s’installera. Rien ne serait pourtant plus dramatique tant la crise climatique est là, menaçante, profonde et déjà pour partie hors de contrôle. Du printemps à ces dernières semaines, ce sont des situations extrêmes et inédites que nous avons affrontées : températures caniculaires prolongées, sécheresses terribles, incendies gigantesques, orages d’une violence inouïe. Rien dans la mémoire humaine n’égale la somme de ces catastrophes, les unes après les autres, les unes avec les autres. Et ce pour une raison toute simple : la concentration de gaz à effets de serre continue d’augmenter.

Nous sommes prisonniers de notre addiction au pétrole, au gaz et au charbon. C’est de la combustion de ces énergies fossiles que procèdent très largement les émissions de gaz à effet de serre. La pandémie avait porté un coup d’arrêt à la hausse des émissions en 2020. Dès 2021 cependant, le mouvement est reparti et 2022 aggravera malheureusement la tendance. Sur les cinq premiers mois de 2022 en comparaison aux mêmes premiers mois en 2019, l’augmentation des émissions mondiales de CO2 est de 1,2%. Ces émissions proviennent majoritairement de la production d’électricité et des activités industrielles. Les pays concernés sont notamment les Etats-Unis, certains pays européens et l’Inde. Les sept dernières années ont été les années les plus chaudes enregistrées à ce jour et il ne fait plus grand doute que les prochaines années dépasseront à leur tour ces records. A ce rythme, c’est avant 2040 et en valeur tendancielle que le seuil de 1,5° d’augmentation de la température terrestre par rapport à l’ère préindustrielle sera atteint. Ce 1,5° d’augmentation de la température terrestre … d’ici à la fin du siècle est l’objectif de l’accord de Paris sur le climat de 2015. Cela veut dire que si rien ne change radicalement et vite, l’accord de Paris aura vécu.

Nous sommes aujourd’hui à un niveau de réchauffement de 1,1° par rapport à l’ère préindustrielle. C’est ce niveau de réchauffement qui a généré les phénomènes climatiques extrêmes de l’été passé. Une étude publiée récemment par une équipe de chercheurs sur le climat dans la revue Science a établi qu’à un niveau de réchauffement de 1,1°, la Terre risquait déjà de passer cinq seuils de rupture majeure, emportant de lourdes conséquences climatiques : la disparition des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest, le dégel du permafrost dans les régions boréales, l’extinction des coraux et l’arrêt d’une part de la circulation océanique dans le nord de l’océan Atlantique. Le dégel total du permafrost pourrait à son tour susciter un réchauffement supplémentaire entre 0,2° et 0,4° en raison du rejet des quantités de CO2 et de méthane actuellement piégées par le gel. Entre 1,5° degré et 2° d’augmentation de la température terrestre, l’autre trajectoire de l’accord de Paris, la même étude cite cinq autres seuils de rupture susceptibles d’être passés, conduisant à la disparition des glaciers de montagne ou à l’effondrement du courant océanique connu sous l’acronyme AMOC, qui joue un rôle critique de thermostat pour la Terre.

Voilà où nous en sommes. L’été 2022 nous a donné une idée des périls et bien pire est à venir si les décisions des Etats parties à l’accord de Paris n’étaient pas au niveau de leurs engagements. Si l’on veut contenir le réchauffement climatique à 1,5° d’ici à la fin du XXIème siècle, il faut pouvoir diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre pour 2030 – dans 8 ans – et atteindre coûte que coûte la neutralité carbone d’ici à 2050. Aujourd’hui, si rien ne changeait, c’est une augmentation de quelque 2,6° de la température terrestre qui attendrait la Terre en 2100. A ce niveau d’emballement, d’autres seuils de rupture seraient dépassés, conduisant à l’effondrement de la forêt amazonienne et à la disparition des puits de carbone qu’elle constitue pour la planète. L’augmentation du niveau de la mer s’établirait à plusieurs mètres, submergeant des espaces côtiers, des villes, des régions et des Etats entiers. Dépasser ces points de rupture créerait selon les climatologues une bascule irréversible, une perte de contrôle et de prévisibilité sur la régulation du climat de la Terre, quand bien même la température mondiale devait à terme se stabiliser. Cette perspective terrifiante est tristement plausible, sans prise de conscience et décisions radicales.

Le temps nous est compté. Les promesses sont insuffisantes. Il faut des actes, concrets, massifs, en rupture. L’Union européenne doit montrer le chemin, comme elle le fait depuis plus de 30 ans et chaque Etat membre en son sein doit assumer sa part de responsabilités. Etat-hôte de l’accord de Paris, la France a un devoir d’exemplarité. La condamnation du gouvernement par le Conseil d’Etat pour inaction climatique est une tache qu’il faut effacer par la preuve. Il en est de même des objectifs non-atteints en termes de déploiement des énergies renouvelables, seul pays de l’Union dans cette embarrassante situation. Le Green Deal européen nous contraint et c’est tant mieux. Il faut libérer les initiatives, simplifier les procédures, cesser de mégoter et d’avoir peur de tout, arrêter d’opposer les énergies renouvelables et le nucléaire, les unir pour nous libérer des énergies fossiles. Il faut planifier, allouer les moyens, associer les industries et la finance aux décisions, mobiliser la recherche et le développement, fixer des objectifs contraignants de baisse des émissions par secteur et par région, ne tolérer aucune exception ni traitement de faveur. C’est en étant au clair chez nous que nous agirons efficacement dans les enceintes multilatérales. Car c’est maintenant que tout se joue.

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Mes collines et les leurs

En 2021, du côté de Ménez Meur

J’ai toujours aimé le mois d’août. Dans les étés de ma jeunesse, je trouvais en août une forme de sérénité et de douceur, que le temps qui passe n’a jamais démentie. Juillet était joyeux, trépidant, énergique. La fin des classes était encore toute récente. Les transistors grésillaient des tubes de l’été et des nouvelles enthousiasmantes venues de la route du Tour de France. Il y avait du monde sur les plages et dans les terrains de camping. La vie battait son plein. A l’inverse, août était calme et tranquille. Les couleurs du ciel étaient différentes, prononcées, pleines de contrastes, et le vent toujours caressant. Dans l’air flottait l’odeur des champs et des fleurs, de la rosée du matin aux dernières lueurs du jour. C’était la seconde partie de l’été, celle qui s’achèverait par la rentrée des classes. Juillet avait été pour ma famille le temps du Pays Bigouden et des tentes plantées dans un petit verger de Loctudy, avec la mer toute proche. Août serait celui de Quimerc’h, le village de mon enfance, juché sur les premières hauteurs de l’Arrée, plus loin des vagues et des plages, une campagne de l’intérieur. Quitter le verger dans les derniers jours de juillet me faisait toujours de la peine, mais pédaler vers Quimerc’h au mois d’août était une grande aventure et quelque part une promesse aussi.

De chez nous à notre maison de Quimerc’h, il y avait 45 kilomètres, que je parcourais seul à vélo depuis mes 13 ans. J’empruntais la vieille route de Brest, délaissée par les voitures depuis l’ouverture de la voie express. Ce n’était pas plat. Je pouvais laisser libre cours à mon imagination, me rêver un instant en coureur forcément héroïque, grimper en danseuse dans mes premiers cuissards les côtes pentues après Landrévarzec, puis au sortir de Port-Launay. A Châteaulin, je passais fièrement le long de l’Aulne sur l’avenue qui accueillerait quelque temps plus tard les plus grands champions cyclistes du moment pour le traditionnel Circuit de l’Aulne. J’en serais, bien sûr, mais avant m’attendraient ces semaines heureuses à l’assaut des collines de Quimerc’h. Au bas de Pont-de-Buis se situait le Pont-Neuf. Il franchissait la Douffine, une petite rivière descendant de l’Arrée. J’avais la sensation après le Pont-Neuf d’embrasser ces collines et ces pentes dont j’avais rêvé toute l’année. C’est comme si un autre monde commençait. Je crois bien que les collines de Quimerc’h avaient dans mon imaginaire rien moins que la puissance et la magie de celles de Pagnol. Sans doute aussi parce qu’à Quimerc’h, je retrouverais oncles et tantes, cousins et cousines, une histoire, notre histoire.

Je n’ai jamais oublié mes collines. Elles ont forgé ma jeunesse et restent aujourd’hui un repère, une identité, une boussole pour le temps qui reste. L’enfance est une fabrique magistrale de souvenirs, non pour quelques années, mais pour toute une vie. J’ai fait, à l’orée de l’âge adulte et durant des années, des voyages lointains et fascinants, mais ils n’occupent dans ma mémoire qu’une part finalement secondaire. C’est dans la simplicité de mes vacances d’enfant, les jeux d’alors, les conversations amusées et tendres avec les oncles et les tantes, les histoires qui m’étaient racontées ou celles que je devinais que se trouvait le secret. Et ce secret s’appelle la transmission. Mes collines sont belles parce que des gens humbles et aimants ont su les enchanter. Aujourd’hui encore, lorsque je les arpente, je revois ces visages depuis longtemps disparus et qui ont tant compté. Il y a au détour de chemins des souvenirs qui me reviennent, des bribes d’histoire à partager pour ne pas qu’elles se perdent. Un calvaire, une chapelle, des sapins, une pente à 10% sur laquelle mon oncle cyclotouriste testait mes mollets et jarrets de futur coureur cycliste. Sur mon vélo, je partais à l’aventure, sans carte, terminant parfois dans des cours de ferme avec un furieux molosse à mes trousses.

J’écris ces lignes au bord de l’océan, dans le Sud-Finistère. Nous sommes arrivés d’Espagne il y a quelques jours. Mes enfants y ont passé un mois avec leurs grands-parents maternels. Ils ont désormais retrouvé leur mamie bretonne. Juillet, août, c’est le temps de leurs collines. Mais que sont-elles et où sont-elles ? Là où nous sommes à l’Ile-Tudy, à un ou deux mètres tout au plus au-dessus du niveau de la mer, les collines sont virtuelles. En Galice, elles étaient celles de la Zapateira et de son club de golf, perché sur les hauteurs de La Corogne. Cela fait plusieurs étés que mes enfants les arpentent. Il y a sans doute moins d’imprévu sur les greens que dans mes sprints impromptus de cours de ferme, mais le bonheur reste pourtant le même : partager. Partager avec les grands-parents, un jour, un soir, une semaine, un mois, des années. Partager et apprendre, interroger, comprendre ce qui est dit et deviner le reste, ce sont les miracles et les bonheurs longs de la transmission, ceux qui survivront à tout et accompagneront une vie, par-delà les destins. Les collines de mes enfants sont aussi nos vagues bretonnes, celles qu’ils affrontent sur les voiliers du centre nautique de l’Ile-Tudy. Tribord, babord, naviguer au près, je me fais avec eux le passeur de cette mémoire-là.

Chaque génération a ses collines d’enfance. Les pellicules Kodak et les films Super 8 de mes jeunes années rendaient tout cliché rare et précieux (et muet). Ce n’est plus le cas à l’âge des IPhones. Les images sont partout, les enregistrements aussi. J’aurais tellement aimé conserver la voix de ceux des miens qui ne sont plus. Ils me manquent, mais leurs histoires, leur bonté, leurs visages, leurs regards, leurs sourires m’accompagnent malgré tout. La transmission, c’est s’imprégner des autres. On ne le sait pas sur l’instant. On le découvre après, parfois même longtemps après, à la faveur d’une conversation, d’une anecdote partagée, d’une joie ou parfois aussi d’une peine. Enfant, je partais à l’assaut des collines, pour découvrir et apprendre. Je suis maintenant sur les collines, pour raconter et partager, à mon tour. Ainsi va la vie et c’est heureux. Et c’est juste aussi. Mes collines à moi sont encore là. Un jour, il s’y trouve un peu moins de monde, mais les souvenirs, les valeurs et les messages demeurent, ancrés à jamais. C’est le plus important. Les Bretons sont conteurs dans l’âme. Je dois en être aussi. Raconter ce qu’on m’a dit, l’écrire également. Des grandes et des petites histoires, celles qui rassemblent, qui émeuvent et qui unissent. Pour que vivent mes collines et puis demain les leurs.

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Croire en la France

Dans quelques jours, je fermerai la maison, chargerai le coffre de mon auto et prendrai la route des vacances. Un long chemin m’attendra jusqu’à la Galice, où ma famille profite déjà de l’été sous un soleil généreux. Comme chaque année, je ressentirai ce curieux sentiment mêlant la liberté, le plaisir et le soulagement de quitter le quotidien le temps de la pause estivale. En 2020 et 2021, filant vers l’Espagne, c’était la pandémie, comme tant d’autres, que je cherchais à oublier. En 2022, sans qu’elle ait disparu, la pandémie aura cédé la place à d’autres craintes, celles de la guerre de Poutine et de la crise économique et alimentaire mondiale qui s’annonce, dans un contexte d’inflation que les moins de 40 ans n’ont jamais connu. Les étés légers et insouciants du passé deviennent lointains. Nous vivons une époque difficile, faite d’incertitudes, de souffrances, de colères et de peurs. Ce n’est pas si simple de l’admettre, de le dire ou de l’écrire et pourtant il le faut. Il faut vouloir nommer les choses. Ce ressenti travaille notre société et la mine dangereusement. Le printemps électoral en France s’est joué sans réel débat, sur fond de panne et de grève citoyenne. Les terribles incendies de ce mois de juillet ont ancré plus encore l’angoisse de la crise climatique dans l’esprit des Français.

Notre peuple a besoin que l’on s’occupe de lui, qu’on le protège. Jamais l’attente de protection n’a sans doute été aussi grande. La France est devenue en ce début de XXIème siècle un archipel de réalités complexes, divergentes et différentes, des géographies aux générations. L’individualisation de la société est à l’œuvre et malmène les solidarités. La réalité d’un monde qui change est là, perçue d’abord et souvent même seulement pour ses menaces. La nostalgie du monde d’hier est là aussi, souvent rosie à la faveur des craintes d’aujourd’hui. « C’était mieux avant », cela s’entend tellement. Est-ce cependant si simple ? Je ne le crois pas. Il ne doit être question, face aux défis du moment, ni de laisser-aller, ni de laisser-faire. Ces années difficiles que nous traversons réhabilitent l’action publique, la volonté collective, le devoir d’agir ensemble, en France et au-delà. On ne s’adaptera pas au changement climatique en dépensant moins, on ne soutiendra pas l’éducation en dépensant moins, on ne soignera pas les Français en dépensant moins. Et on ne vaincra pas Poutine et tous les risques pour la paix sans un large effort pour la défense et la sécurité de notre pays. Voilà les priorités, largement partagées, pour lesquelles pèse aujourd’hui une obligation de résultat.

Dépenser plus, c’est dépenser mieux. Et il faut mettre pour cela notre économie en mouvement. La dette, dangereusement haute, n’est pas la solution. L’augmentation de la pression fiscale ne l’est pas davantage. Nous sommes avec la Suède le pays d’Europe qui possède le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé. La tentation d’aller taxer les super-profits et les rentes existe. Elle n’est pas illégitime, mais elle n’apporterait ni les volumes nécessaires, ni la réponse de long terme. Les recettes, il faut aller les chercher en travaillant plus, en augmentant le taux d’emploi. Cela ne saurait se résumer à la réforme des retraites, ni même commencer par elle. Le taux d’emploi chez nous, largement plus faible que dans le nord de l’Europe, pâtit d’abord des compétences de la population active et du poids des impôts sur les entreprises. Investir massivement dans l’éducation et la formation est nécessaire pour améliorer l’employabilité tout au long de la vie. Réduire les impôts de production frappant les entreprises l’est aussi pour favoriser l’investissement. Travailler plus, produire plus, ce sont des recettes fiscales en plus pour la transition écologique, pour l’école, pour l’université, pour la santé, pour le grand âge, pour la sécurité, pour l’égalité, pour nous désendetter.

Si nous portions le taux d’emploi en France au même niveau qu’en Allemagne – passant de 79% à 91% des personnes entre 20 et 64 ans – c’est un gain en recettes fiscales de quelque 6% de PIB que nous enregistrerions, une manne nécessaire, celle qu’il nous faut. Il n’y a aucune raison que ce qui est possible ailleurs ne le soit pas chez nous. Pour cela, il faut cependant vouloir convaincre, entraîner, mettre la société française en mouvement. La crise démocratique n’y concourt pas. Le sentiment de ne compter pour rien, d’être ignoré, malmené ou humilié est redoutable car il existe largement. Il faut l’infirmer par la preuve, en imaginant une gouvernance qui place les Français au cœur de l’action publique. La verticalité des dernières années, la méfiance à l’égard des collectivités locales, la mise à l’écart des corps intermédiaires et de la société civile ont desservi les réformes. Je garde de mon influence rocardienne la conviction qu’il n’est de réforme pérenne que négociée et expliquée. Il y a en France un déficit de débat public dont il faut prendre toute la mesure pour y remédier. Les consultations citoyennes et la démocratie participative sont essentielles pour asseoir la délibération collective, construire l’acceptabilité des choix et permettre leur appropriation par les Français.

La France n’est pas un pays foutu et les Français un peuple rétif à tout changement. Les clichés et la sinistrose ne sont pas une fatalité. Il y a chez nous une passion pour l’égalité qui remonte à loin, qui est saine et qui est juste. Il ne sert à rien de la brocarder, il faut au contraire la faire vivre, y voir un atout pour une pédagogie de l’action qui fasse du citoyen un acteur essentiel du changement. Je veux croire en la France. A l’écart de la vie publique depuis 5 ans, j’ai eu la chance par les missions que j’ai effectuées à travers notre pays, et notamment ses espaces ruraux et périphériques, de prendre la mesure des attentes, des espoirs et des rêves. Je n’oublie rien de ce que j’ai entendu, de ce qui m’était dit, de l’envie qui existe malgré tout d’imaginer l’avenir plutôt que de le subir. Ces moments-là, vrais, attachants, bouleversants, m’ont marqué. Travailler plus, créer plus, pour soi et pour nous tous, c’est possible. Il est temps de libérer l’inventivité, les énergies, la générosité. Il est temps aussi de pratiquer l’empathie dans l’action publique, de comprendre les émotions et d’en appeler à elles, de placer l’effort dans un récit national pour nous tous, à l’instar d’époques glorieuses et pourtant difficiles de notre histoire. Le progrès partagé n’est pas une illusion, il est le devoir et la promesse de la République.

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Sous la plume de Marie Sizun

A Pont l’Abbé à la fin avril 2022

C’était il n’y a pas loin de 10 ans. Je retrouvais un matin du mois d’août sur le port de l’Ile-Tudy une amie de Bruxelles, en vacances dans ce petit coin de Bretagne qui m’est cher. J’étais heureux de la revoir et curieux aussi de savoir ce qui l’avait attirée vers notre joli bout du monde. « Une amie », me dit-elle, « une ancienne collègue de l’Ecole européenne, qui habite la seule maison rose de l’Ile-Tudy. Une femme attachante, écrivaine, peintre aussi. Tu dois lire ses livres et voir ses peintures. Elle s’appelle Marie Sizun ». C’est ainsi que j’entendis parler de Marie Sizun la première fois. La maison rose, je la connaissais. Je passais souvent devant. J’ignorais que derrière ses murs et fenêtres travaillait une romancière passionnée, pleine d’idées et de projets, à la sensibilité fine et subtile dont la lecture des livres me marquerait profondément. Car sitôt la recommandation de mon amie entendue, j’entrepris de me rendre à la librairie Guillemot à Pont l’Abbé à la recherche d’un premier roman de Marie Sizun. C’était La Femme de l’Allemand, l’histoire d’une mère et de sa petite fille dans le Paris vibrionnant de l’immédiate après-guerre, entre allégresse et non-dits, amour et secrets. Cette lecture m’avait bouleversé, par l’intrigue certainement, par la pudeur affleurante plus fortement encore.

Je suis sensible depuis toujours à la force d’un récit, à son originalité, aux chemins divers qu’il emprunte. J’ai besoin d’être emporté par une histoire, d’en être surpris, d’être presque d’être envouté par elle. Il m’arrive souvent de relire un livre pour me glisser différemment dans l’histoire, comprendre comment elle s’enchaîne, comment aussi le récit et les personnages peuvent parfois s’imposer à l’auteur. En classe de quatrième, la lecture de Malataverne, le roman de Bernard Clavel, m’avait beaucoup touché. Cette lecture fut pour moi comme un point de départ. C’est cet angle particulier de lecteur qui m’a fait entrer dans l’œuvre de Marie Sizun, dont je suis devenu depuis cet échange sur le port de l’Ile-Tudy un lecteur fidèle. Je m’efforce de faire connaître son œuvre auprès d’amis que je sais attentifs à la lecture. J’ai offert il y a peu plusieurs livres de Marie Sizun à une amie immobilisée tout l’été à la suite d’un méchant accident de voiture. La libraire, m’aidant à retrouver les romans recherchés dans son rayonnage, m’avait dit : « Cette romancière est merveilleuse. J’imagine qu’elle ressemble à ses livres ». J’avais souri, sans en dire plus. Je ne sais si l’on ressemble à ses livres, mais je sais, pour connaître désormais Marie Sizun, que sa force d’âme est bien celle de ses livres.

J’ai rencontré Marie pour la première fois l’an passé. Nous échangions par Facebook. J’aime l’idée qu’une autrice parle avec ses lecteurs. Plusieurs romans après La Femme de l’Allemand, la richesse de l’œuvre de Marie Sizun m’impressionnait chaque fois davantage par la diversité des styles et la douceur récurrente et utile de ses mots. J’avais relu peu avant notre rencontre La Gouvernante suédoise et Les Sœurs aux yeux bleus, une fresque familiale impressionnante débutant en 1867 à Stockholm, passant par Saint-Petersbourg, Meudon, Paris et la côte atlantique, dont j’avais compris en cours de lecture que l’histoire était vraie et qu’elle était celle de la famille franco-suédoise de Marie Sizun. La finesse des personnages, les ressorts intimes de chacune et chacun d’entre eux, sur trois générations, pour un destin mêlé de passions, de secrets et de chagrins, éclairaient une part de vie d’un siècle à l’autre, lorsque le passé pouvait sans doute être enfoui, sans garantie cependant qu’il le reste à jamais. Cette lecture m’avait fait mieux comprendre aussi le sens d’un autre livre, Le Père de la petite, que j’avais lu précédemment, le premier roman de Marie Sizun, sorte de troisième tome, bien qu’écrit très différemment et bien avant, de La Gouvernante suédoise et Les Sœurs aux yeux bleus.

« Mais alors, la tante Alice, … », telle fut notamment l’une de mes questions pour Marie, assise à la table du dîner avec nous, dans la lumière de fin du jour à l’Ile-Tudy. « Vous m’avez vraiment bien lue », souriait-elle. C’est que j’avais envie de comprendre l’affranchissement, l’émancipation, le désir de vie par-delà tous les atavismes de l’une des figures de son livre Les Sœurs aux yeux bleus. Et de la comprendre elle, l’autrice, dont la plume et la sensibilité me touchent tant. Qu’est-ce qui donne de la force, une identité à un personnage ? Comment entre-t-on dans une histoire, comment la raconte-t-on ? Dans le courant du printemps précédent, j’avais lu à sa sortie La Maison de Bretagne, le premier roman que Marie Sizun avait consacré à l’Ile-Tudy. Mettre en vente une maison (trop) pleine de souvenirs, y trouver un mort, voir ressurgir les fantômes du passé, les liens douloureux que l’on voulait croire oubliés et finalement regarder autrement cette maison, sa vie et l’avenir, ce livre, c’est tout cela. Claire, la narratrice, n’est pas Marie, mais son cheminement au fil des pages exprime toute la sensibilité de l’autrice. Comme certainement aussi le personnage d’Yvonne, l’ilienne, la gardienne des souvenirs et des secrets, dont l’authenticité, pour le Bigouden que je suis, est criante de justesse et de vérité.

Dans un mois, je retrouverai l’Ile-Tudy. Et j’espère y retrouver Marie Sizun. Un nouveau livre est sorti depuis l’été dernier, Les petits personnages. Il est très différent des précédents. Je m’y suis glissé avec bonheur. Ce livre, à prime abord surprenant, j’ai eu au fond l’impression au moment d’en tourner la dernière page que je l’attendais. C’est un recueil de courtes nouvelles, qui fait le pont entre les vies d’autrice et de peintre de Marie Sizun. Car les petits personnages, ce sont ces petites figures, femmes et hommes, perdues dans un tableau, sur ses marges ou en son centre, dont la présence très anonyme reflète le désir d’un peintre de donner un peu de vie à un paysage qu’il juge trop statique. J’ai aimé que Marie, par ses nouvelles, sortent ces petits personnages de leur injuste anonymat, raconte une histoire, leur prête des sentiments et des rêves. Sans doute est-ce là d’ailleurs toute la force de son œuvre. Marie Sizun est une romancière des émotions, une peintre subtile et douce. Les mots et le pinceau expriment une force commune, une permanence du message. La vie est faite de rencontres dont il faut se réjouir, qui donnent à croire en l’avenir lorsqu’il est incertain. On peut faire tellement de bien par un livre ou un tableau. C’est tout le talent de Marie Sizun.

 

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