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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

A la mémoire du gendarme Henri Le Borgn’

Henri Le Borgn’ (1912-1944)

J’ai vécu hier un moment émouvant et fort, qui m’a ramené des dizaines d’années en arrière dans l’histoire de ma famille. J’étais à Dijon pour la cérémonie ponctuant la fin de la scolarité de la 27ème promotion de l’école de gendarmerie. Je ne connaissais personne parmi les 124 élèves recevant leurs galons de gendarme, mais le nom de celui qu’ils avaient choisi comme parrain m’était en revanche familier : Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, jeune sous-officier de gendarmerie de 32 ans, basé à Sellières dans le Jura, résistant, arrêté, torturé et fusillé par l’armée nazie le 2 septembre 1944 sur un quai de Bourg-en-Bresse. J’étais là, ému, aux côtés d’un autre Henri Le Borgn’, mon cousin, né près de 9 mois après la mort de son papa. Il y a désormais 77 ans que le gendarme Henri Le Borgn’ repose à Chatenay, dans un petit cimetière de l’Ain, héros de la Libération, héros pour son fils unique, pour ses deux petites-filles et ses trois arrières petits-enfants, héros pour nous, les siens. Cette histoire est tragique. Elle est belle aussi. Elle raconte le don de soi et l’exemplarité, l’amour de la patrie, la soif éperdue de liberté, au risque de la vie. Des gendarmes tombés pour faits de résistance, il y en eut 937. A travers Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, c’est eux également que l’on honorait.

Il y a 6 mois, personne d’entre nous n’aurait imaginé vivre un tel moment. Tout vint de la décision des élèves gendarmes de choisir Henri Le Borgn’ comme parrain parmi les propositions que leur fit le service historique de la défense. Puis d’un appel de l’élève gendarme Quentin Ginestar à Isabelle Le Borgn’, ma sœur, dont il ignorait alors qu’elle était agrégée d’histoire. Bonne pioche de sa part: le récit, peu à peu, s’écrivit. Ma sœur mena l’enquête auprès des derniers témoins de notre famille, cousines de mon père, rendit compte aux gendarmes, partagea avec eux les souvenirs. Et surtout, elle retrouva notre cousin Henri Le Borgn’, qui reçut à son tour une petite délégation de la promotion chez lui, au sud de Lyon. Et l’histoire de son papa Henri Le Borgn’ se fit jour. Henri était né dans notre petit village de Quimerc’h, dans le Finistère. Ses parents étaient boulangers. Son père était aussi le bedeau de l’église. A l’âge adulte, Henri était devenu gendarme, comme son frère Pierre l’était à Belle-Ile-en-Mer. Mon grand-père Jean avait repris la boulangerie de Quimerc’h. Dans le Jura, là où il avait été affecté, Henri était entré dans la résistance, rejoignant les Forces Unies de la Jeunesse (FUJ). Après son service, la nuit, il luttait avec ses camarades contre l’occupant.

A la fin du mois d’août 1944, Henri Le Borgn’ servait dans les Forces Françaises de l’intérieur (FFI) de l’Ain, l’armée secrète, groupement sud. Le 1er septembre 1944, alors que le jour se levait, rentrant au volant d’un camion d’une mission de ravitaillement en armes, munitions et vivres, Henri Le Borgn’ et les 5 autres maquisards qui l’accompagnaient tombèrent sous le feu des troupes allemandes. L’un d’entre eux fut tué, un autre parvint à s’échapper et les trois autres, dont Henri, furent capturés. Torturés à la prison de Bourg-en-Bresse, ils ne parlèrent pas. Le lendemain 2 septembre, conduits sur les bords de la Reyssouze, ils furent exécutés d’une balle dans la tête. Deux jours plus tard, Bourg-en-Bresse était libérée. Annette, l’épouse d’Henri Le Borgn’, était enceinte de quelques jours. Il l’ignorait. Au printemps 1945, alors que la guerre venait tout juste de prendre fin, naquit Henri, son fils, pupille de la Nation, qui grandit dans le souvenir glorieux du sacrifice de son papa. A titre posthume, Henri Le Borgn’ reçut la médaille militaire « pour faits exceptionnels de guerre et de résistance », la croix de guerre 1939-1945 avec étoile de vermeil, la médaille de la résistance française et la médaille de la déportation et de l’internement « pour faits de résistance ».

C’est ce héros, mon grand-oncle, que nous avons redécouvert hier à Dijon, un héros anonyme parmi d’autres, choisi par les élèves-gendarmes pour l’inspiration profonde que son souvenir suscite. Il était un Français entre des millions, venu de son Finistère lointain, homme simple et déterminé, attaché à la République, à son message universel d’émancipation et de justice, à la liberté de notre pays. L’occupation de la France lui était insupportable. L’appel du Général de Gaulle avait résonné en lui. A la honte, il avait opposé l’honneur. Et à l’application d’ordres incertains ou indignes, le gendarme avait préféré le devoir de désobéissance parce que les circonstances l’exigeaient. Toute l’histoire est là. Henri Le Borgn’ voulait vivre libre, parmi les siens. Ils vécurent libres, sans lui, fidèles à sa mémoire et à sa trace. Cette histoire me parle tant. Ma famille, comme bien d’autres, connait le prix du sacrifice. Je n’oublie pas que je suis le fils d’une pupille de la Nation. Ma maman avait un an lorsque son papa, mon grand-père, tomba au champ d’honneur. Mon père avait 9 ans lorsqu’il vit revenir son père, mon autre grand-père, usé par 5 ans de stalag. Un grand-oncle succomba des suites de tortures. Et un autre fut fusillé avec 14 autres à Quimerc’h par l’armée allemande en déroute.

C’était la guerre. Ce fut le destin d’Henri Le Borgn’, celui de son petit Henri et de sa maman Annette, le nôtre aussi. Ne jamais oublier, non pour cultiver la haine ou le ressentiment, mais pour apprendre des causes qui conduisirent à cette guerre et de ses tragiques conséquences. C’est le combat de l’Europe et du droit. C’est aussi celui de la prospérité à construire et partager ensemble. Il n’existe aucune paix sans fraternité ni solidarité. Face à l’ultime, à l’inacceptable, à l’intolérable, il y a la révolte qui gronde en beaucoup de cœurs. Elle fut celle d’Henri Le Borgn’. Elle doit être universelle. La leçon, c’est de ne jamais sacrifier ses principes ni sa vocation, c’est également se remettre en cause au long d’une vie. Tel fut hier le message aux jeunes gendarmes dont la carrière débute. Ils se souviendront d’Henri Le Borgn’, de son sacrifice et de l’idéal qu’il poursuivait. Henri, sa compagne, sa petite-fille et moi vivions intensément cet après-midi si particulier, l’œil parfois humide, fiers et émus. Et notre famille, en direct de loin par la grâce des réseaux sociaux aussi. Sachons donner sens et corps au travail de mémoire. Cette cérémonie aura célébré l’un des nôtres, mais c’est aussi et surtout une France noble et juste qu’elle aura révélé, le pays que nous aimons, celui qui nous rassemble et auquel nous nous devons.

Henri Le Borgn’, mon cousin, près du portrait de son père hier à l’école de gendarmerie de Dijon
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C’était Monique

Il y a quelques jours, j’ai perdu une amie. Elle s’appelait Monique. Je la connaissais depuis 30 ans. Souffrante, elle avait abordé ces derniers mois avec lucidité et un immense courage. En fin d’hiver, nous nous étions parlés par téléphone. Elle m’avait dit avoir eu une belle vie. Je la sentais fatiguée, mais la vivacité d’expression au détour des phrases lui ressemblait toujours autant. Je ne pouvais l’imaginer s’en aller, sans doute parce que, depuis notre première rencontre, je l’avais toujours connue forte, conquérante, jamais intimidée, désireuse de forcer le destin. Monique avait le verbe clair. La professeure de français qu’elle était restée dans l’âme jusque sur les bancs du Sénat savait dire les choses directement, sans noyer dans le baratin politique les passions et les causes qu’elle avait à cœur. Monique n’avait pas attendu Twitter pour savoir exprimer en quelques mots des vérités que d’autres auraient développé à l’infini. Elle parlait librement, elle agissait librement, sans calculer, portée par ses convictions. Sans doute est-ce pour cela qu’elle n’était pas une politique classique. Monique était d’abord elle-même et elle revendiquait bien haut son indépendance. Et c’est pour cela qu’elle fut pour moi durant ces 30 ans une inspiration en même temps qu’une amie chère.

Elle s’appelait Cerisier-ben Guiga. Cerisier, c’était son nom de jeune fille. En 2001, elle m’annonça, enjouée et l’œil malicieux, qu’elle venait d’acheter un appartement à Paris et que Madame Cerisier vivrait désormais Villa Poirier, sa nouvelle adresse. Avant d’ajouter sur un ton sépulcral qu’il s’agirait là de sa dernière demeure. Je me souviens du fou rire qui s’en suivit. Nous étions assis face à la mer, sur la terrasse de l’hôtel Ti al Lannec à Trébeurden. Il y avait aussi mes parents et sa sœur Edith. J’avais été touché que Monique souhaite les rencontrer. Ils appartenaient à la même génération. Et ils avaient en commun aussi d’avoir été enseignants. Nous avions échangé sur la vie, ses bonheurs, ses misères, le destin. Guiga, c’était le nom de son mari Habib, médecin avec qui elle avait vécu en Tunisie, à Grombalia, Habib qui décéda quelques jours seulement après l’élection de Monique au Sénat à l’automne 1992. De leur union étaient nés trois enfants, une belle famille. Monique savait parler des familles, de leur valeur, de leurs secrets aussi. Un soir, nous avions discuté des heures sur les familles de province, de François Mauriac à Hervé Bazin, entre Le nœud de vipères et Vipère au poing. Lorsque j’y repense, mes plus beaux souvenirs avec Monique, c’est quand nous ne parlions pas de politique.

C’est pourtant la politique qui nous avait mis l’un face à l’autre. C’était au printemps 1992, dans le salon d’un hôtel quelconque à la gare de Luxembourg. Une autre époque, sans mail, ni portable. J’avais reçu, comme adhérent de la section locale du Parti socialiste, une lettre de Monique ben Guiga, candidate à l’élection primaire pour désigner les candidats au Sénat, m’informant qu’elle serait à Luxembourg et qu’à défaut de pouvoir rencontrer la section locale du PS, elle serait heureuse de voir ceux de ses membres qui souhaiteraient la rencontrer. J’y étais allé. Je n’avais aucune idée préconçue en sa faveur ou contre elle. J’étais tout jeune dans l’organisation et j’avais tout à découvrir. C’était une fin d’après-midi. Je fus son seul visiteur et quelques jours après, son seul électeur aussi. Je pensais rester un petit quart d’heure. Deux heures après, j’étais toujours là. Et au dîner, j’étais encore là. La force de caractère, les idées, la générosité de Monique m’avaient subjugué. En la quittant, j’étais porté par l’espoir qu’elle aille au bout de sa campagne sénatoriale, jusqu’à la victoire. Quelques mois plus tard, j’étais allé à Paris le jour de l’élection pour la féliciter. J’avais découvert une politique, une belle personne, quelqu’un avec qui, au fil des années, je nouerais un lien d’affection sincère.

En politique, on n’a pas beaucoup d’amis. Monique me l’avait dit. Au début, je ne l’avais pas crue. Elle avait pourtant raison. Deux ou trois fois, elle m’avait conseillé de m’en écarter. « Est-ce vraiment ce que tu veux ? », m’avait-elle interrogé. Etrange conversation ou prémonition pour quelqu’un dont l’exemple était précisément, avec quelques autres, celui qui m’avait conduit à vouloir m’engager. Elle m’avait mis en garde contre la dureté du combat, les coups bas, l’ingratitude, autant de conseils dont j’ai pu mesurer depuis combien ils étaient fondés. Mais voyant que j’avais envie d’y aller, elle m’avait encouragé et soutenu. Ce fut le Conseil Supérieur des Français de l’Etranger, puis l’Assemblée des Français de l’étranger. Ce fut la direction de la Fédération des Français à l’Etranger du PS. Ce fut même, l’espace de quelques jours, la seconde place sur sa liste aux élections sénatoriales de 2001, avant qu’elle ne se ravise, un ticket avec le très jeune candidat que j’aurais été présentant aux yeux des grands électeurs plus de risques que d’avantages. Nous étions une équipe, une petite dizaine d’amis soudés par les combats et les passions, au PS, à Français du Monde-ADFE. Ce furent de belles années, des années de conquête, de textes écrits pour « changer la vie » dans nos communautés à l’étranger.

C’était Monique. J’ai un regret, celui de n’avoir pu être parlementaire en même temps qu’elle. Il s’en sera fallu de quelques mois. En septembre 2011, il me revint comme Premier secrétaire de la Fédération des Français à l’Etranger du PS de remercier Monique, qui s’apprêtait à quitter le Sénat, au nom de milliers de militants. Je revois la salle debout et Monique, assise au premier rang, émue, prenant la dimension de la reconnaissance de tant d’entre nous. En juin 2012, j’étais élu à l’Assemblée nationale. Ma méthode comme député fut celle que j’avais apprise de Monique : la liberté d’initiative et de ton, le concret, la solidarité, la résilience. Ne jamais lâcher, ne jamais flancher, être toujours disponible, parler clair et agir juste, être fidèle à ses idées. Monique était venue me voir à l’Assemblée nationale. Sa visite m’avait touché, j’avais vécu ce moment comme la transmission d’un relais. Nous n’avions pas le même regard sur tout. Les différences autant que le bonheur d’échanger scellaient le plaisir toujours renouvelé de nos retrouvailles. L’enseignement français, le droit des familles, l’action sociale à l’étranger, l’attention aux plus humbles, les libertés et les droits fondamentaux, l’antiracisme, ce sont autant de sujets sur lesquels j’ai tant appris de Monique.

Il reste désormais des souvenirs, une image, une trace. Pour reprendre une expression de Monique, sa disparition m’a fichu un sacré coup sur la cafetière. On peut s’y préparer, la nouvelle n’en est pas moins rude. C’est à la fois une page qui se tourne et un appel à persévérer. « Continue », me disait Monique au début mars, sans que je sache si c’était pour la vie publique ou la vie tout court. Ou les deux, peut-être. Sans doute devais-je le comprendre comme l’encouragement à ne jamais cesser d’avoir envie, envie de vivre, envie d’entreprendre, envie de se battre, envie d’aider, envie d’aimer. C’est ainsi que je le prends, mû par la fidélité et la reconnaissance, par l’émotion bien sûr aussi. Je pense aux enfants de Monique, à sa sœur Edith. Il y a tant à dire et à partager, par-delà la peine de ces tristes jours. L’histoire de Monique a façonné la mienne et celle de beaucoup d’autres. Saurons-nous la raconter ? Je l’espère. Derrière le parcours de Monique, il y a une aventure humaine que son parcours et son charisme ont nourri, fédérant tant d’entre nous, d’une latitude à l’autre, d’une génération à l’autre. Honorer la mémoire de Monique, c’est ne renoncer à rien, n’oublier aucune des causes qui nous unirent et nous animent encore. C’est continuer ensemble et longtemps.

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Le 10 mai 1981, jour de joie, jour d’histoire

Ce 10 mai 2021, le 10 mai a 40 ans. Il y avait eu bien des 10 mai avant le 10 mai 1981, mais ce 10 mai-là reste dans l’histoire comme un jour particulier. Sans doute faut-il au bas mot approcher de la cinquantaine pour s’en souvenir. C’est loin maintenant et pourtant, la force de ce jour demeure vive dans la mémoire de millions et millions de Français. Le 10 mai 1981 est synonyme de joie, de libération, d’espérance pour beaucoup d’entre eux. Il épouse le destin de François Mitterrand, homme politique d’exception, leader et candidat du Parti socialiste, élu ce jour-là Président de la République par 51,7% des voix dans un contexte de participation massive. Il y a des soirs d’élection qui marquent une vie. Le 10 mai 1981 est l’une de ces grandes dates de l’histoire républicaine, un moment de bascule que l’on perçoit sur l’instant, un jour particulier dont on sait, au fond, qu’il s’inscrira à jamais au cœur de notre mémoire, personnelle comme collective, au point de pouvoir toujours se souvenir des décennies plus tard où et avec qui l’on était ce soir-là. C’était un jour du joli mois de mai, ensoleillé et doux. La France votait, retenant son souffle. Sept ans auparavant, Valéry Giscard d’Estaing l’avait emporté d’un cheveu. Les adversaires se retrouvaient, c’était le match retour.

J’avais 16 ans, des cheveux longs et une mobylette. Cette campagne présidentielle était pour moi celle de l’éveil politique. Mes parents étaient militants socialistes. Leur histoire et celle de notre famille s’inscrivait dans la belle aventure de la gauche. En Bretagne, on se battait pour le développement de notre région et contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff. « Vivre et travailler au pays », ce slogan résonnait autant en nous que « Changer la vie ». J’avais collé mes premières affiches. Nous filions à la nuit tombée avec mon père et ma mère recouvrir de portraits de François Mitterrand les poteaux et transformateurs de notre quartier. C’était un sacré jeu de piste. Planqués derrière les talus, on voyait passer les colleurs de Chirac et du RPR, plus rarement de Giscard. Il fallait ruser. Je collais les petits bandeaux. Et de petits autocollants jaunes « François Mitterrand » sur les gouttières, le matin, sur le chemin du Lycée. « La force tranquille », « De toutes les forces de la France », le petit village derrière François Mitterrand sur l’affiche, tout cela me touchait. Il y avait même un disque 45-tours « Mitterrand Président » que l’on écoutait à l’occasion. François Mitterrand était venu en meeting à Brest. J’y étais allé avec ma mère et ma sœur. J’en étais revenu gonflé d’espoir.

Je revois les files d’électeurs devant les bureaux de vote au bourg d’Ergué-Gabéric. A gauche, « A à Le Lu » et à droite « Le Ma à Z ». Je ne sais pourquoi ces deux affichettes sont restées dans ma mémoire. Mon père, adjoint au maire, présidait l’un des bureaux. A 18 heures, j’étais venu assister au dépouillement. Je pensais que François Mitterrand allait gagner. Mon père, instruit par sa déception de 1974 (la bouteille de champagne prévue avait séjourné longtemps au frigo…), était circonspect, presque pessimiste pour se protéger et sans doute aussi mieux espérer. 58% au bourg d’Ergué, cela sentait bon. J’avais sauté sur ma mobylette, parcourant le cœur battant les quelques kilomètres qui séparaient le bourg de chez nous. 20 heures approchaient. Antenne 2, Jean-Pierre Elkabach, le compte à rebours, ce dessin lent de la tête du nouveau Président, un crane chauve, puis le visage de François Mitterrand, enfin. Je me souviens d’avoir sauté de joie, de hurler dans notre salon. Il n’y avait pas de portable. Mes parents n’étaient pas encore rentrés. Avec ma sœur, nous avions appelé notre grand-mère. Elle était si heureuse. Elle murmurait « Fanch, Fanch » (François en breton). Elle nous avait parlé de Blum, de 1936. C’était la première fois. J’étais bouleversé.

A la télévision défilaient des images de liesse. Dans la rue près de chez nous, on entendait des cris de joie. Le téléphone sonnait sans cesse. Au bourg d’Ergué, à cette heure, on entonnait « L’Internationale » dans les cafés. Mes parents apparurent dans la soirée, hilares. La nuit serait longue et belle. Il y avait du champagne, de la joie, une incroyable allégresse, comme une étrange légèreté de l’air, quelque chose qui se poursuivrait dans les jours suivants. Je me souviens des phrases du discours de François Mitterrand à Château-Chinon : « Cette victoire est d’abord celle des forces de la jeunesse, des forces du travail (…). Elle est aussi celle de ces femmes, de ces hommes, humbles militants pénétrés d’idéal qui, dans chaque commune de France, dans chaque ville, chaque village, toute leur vie, ont espéré ce jour où leur pays viendrait enfin à leur rencontre ». Ces phrases mettaient des mots sur l’émotion de ma grand-mère, sur ses souvenirs et sur ses rêves, elles me racontaient l’histoire des miens et celles de tant de Français aussi. A Paris, les gens dansaient sous l’orage à la Bastille. Michel Rocard haranguait la foule et y laissait sa voix. A la télévision apparaissaient des têtes joyeuses, toutes mouillées, anonymes, qui criaient et parfois pleuraient de joie.

C’était il y a 40 ans. Lorsque je repense au 10 mai, c’est cette allégresse que je revois. Je n’avais jamais imaginé un tel bonheur collectif, spontané et libre, comme une vague insoupçonnée quelques minutes avant, venant de très loin, sans doute de générations qui, depuis la guerre et dans le souvenir du Front Populaire, avaient espéré sans jamais pouvoir le vivre que la gauche unie accéderait aux responsabilités de la France par un autre mouvement glorieux de l’histoire. Il y avait alors l’idée dans l’électorat que la droite était légitime à gouverner et qui si la gauche devait exercer les responsabilités, ce serait nécessairement court, intense et exceptionnel. Et là, tout d’un coup, tout devenait possible. Ce qui relevait tellement du rêve au point que l’on n’osait même l’imaginer était peut-être à portée de main. Il y avait dans la joie profonde et spontanée du 10 mai l’ivresse d’un bonheur trop grand. Un mois après le 10 mai 1981, une majorité de députés socialistes s’installerait à l’Assemblée nationale pour 5 ans. Pour la première fois dans l’histoire de la France, la gauche découvrirait qu’elle aurait le temps d’agir. Le saurait-elle, le pourrait-elle ? Cette réalité, tellement nouvelle, était le meilleur des vertiges, et un vertige quand même.

Il y a dans ma mémoire du 10 mai une irrésistible nostalgie de jeunesse. Je me souviens des enthousiasmes, des espérances parfois naïves, du happening permanent que furent les premiers mois du Président Mitterrand, des envolées lyriques à l’Assemblée nationale que nous écoutions, éblouis et impressionnés, sur un petit poste de radio à l’été 1981, du discours pour l’histoire de Robert Badinter sur l’abolition de la peine de mort à l’automne. Vinrent les premières difficultés, le procès en illégitimité, la volonté farouche de défendre l’idéal, les décisions redoutées, la réalité et la fin sans doute d’une part d’illusion. Il fallait s’accommoder du réel, des contraintes et de ce temps long que la gauche n’avait jamais pratiqué, ce temps long qui était pour elle autant une chance qu’un piège. Là est sans doute l’équation redoutable posée au socialisme démocratique, à cette social-démocratie européenne devenue ma famille de pensée. Comment changer la vie, apprivoiser la durée et ne pas décevoir ? Le 10 mai est cher au Panthéon de mes souvenirs.  L’époque n’est plus la même, mais quelque chose demeure : le besoin d’espoir, d’imaginer demain, de donner sens à la société et d’agir pour elle. En nous rappelant comme François Mitterrand ce soir de mai que « (…) nous avons tant à faire ensemble et tant à dire aussi ». Cette histoire-là, la plus belle, la plus forte, elle continue.

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La vaccination est un devoir civique

Sous le soleil timide du 1er mai de Bruxelles, j’ai pris cet après-midi le chemin du centre de la Croix-Rouge de Forest, là où, depuis des mois, j’effectuais des tests PCR en quantité conséquente. C’était la condition pour continuer à passer la frontière belge, travailler et maintenir à flot ma petite entreprise. Aujourd’hui, ce n’est pas pour un test que je suis allé à Forest, mais pour le vaccin du Covid, enfin. Des mois que j’attendais cela, comme tant d’autres. Au lieu de tourner à droite en haut de l’escalier, vers les cabines de test, j’ai pris pour la première fois à gauche, vers les cabines de vaccination. Que dire, sinon que je suis soulagé. Et heureux. Et reconnaissant aussi. Je suis un quinquagénaire on ne peut plus banal, ni petit ni grand, ni maigre ni dodu. Le VTT est ma passion et me tient en forme. Le spinning le faisait aussi, mais mon club de sport n’a plus rouvert depuis octobre. Tant bien que mal en cette période compliquée, j’ai fait de l’exercice, au point souvent d’oublier l’asthme dont je souffre depuis l’enfance et que j’ai appris à dominer par le sport et la musculation pectorale. Cet asthme-là aurait cependant pu compliquer les choses si j’avais été contaminé au Covid. J’ai essayé de chasser cette crainte de mes pensées tout au long de ces mois, d’observer toutes les règles de prudence et de tenir bon.

Mon tour, aujourd’hui, était venu. C’est le bénéfice de l’âge. Le littéraire que je suis a pour les scientifiques et les chercheurs une admiration éperdue. C’est hallucinant, lorsque l’on y pense, qu’un vaccin contre le Covid, maladie nouvelle et tellement inconnue encore, ait pu être développé en l’espace d’un an seulement. Dans la tragédie que nous vivons à l’échelle du monde depuis les premiers mois de 2020, il y a dans cet exploit le meilleur du génie humain. Imaginons, avec les deuxième, troisième et quatrième vagues, ce que nos vies auraient été si nous n’avions en 2021 d’autre issue pour nous protéger qu’un confinement infini, destructeur moralement, économiquement et socialement. Certes, la campagne de vaccination entamée au cœur de l’hiver a connu des épisodes chaotiques, mais les faits sont là : des millions de personnes ont déjà été vaccinées et le chemin vers l’immunité collective est pris. Voilà pourquoi j’éprouve un profond sentiment de reconnaissance pour les femmes et hommes qui, sans relâche, ont cherché, testé, investi et produit pour que le vaccin arrive au plus vite. Je me suis dit, au retour de Forest, que je devais l’écrire. Il faut vouloir voir le meilleur au milieu d’une épreuve, nouer les fils de l’espoir et affirmer aussi un certain nombre de vérités.

Le vaccin contre le Covid, c’est un droit. Je pense que c’est aussi un devoir. Quand une maladie tue des millions de personnes, fait reculer l’espérance de vie, met l’économie à l’arrêt et entraine la paupérisation de couches entière de notre société, il faut avoir la force d’âme de penser aux autres avant de penser à soi. Cela veut dire se faire vacciner, en laissant de côté toutes les préventions, bonnes ou mauvaises, que l’on peut avoir contre la vaccination, les aiguilles, les firmes pharmaceutiques ou le capitalisme. Il n’est plus temps d’être douillet, craintif, rigide ou révolutionnaire, il est temps, tout simplement, d’être altruiste et citoyen. La vaccination est un devoir civique. Bien sûr, toute injection est un risque, mais que pèse ce risque au regard du malheur collectif que nous vivons ? Je ne comprends déjà pas les anti-vaccins en règle générale, et c’est encore moins le cas dans la crise du Covid. La liberté que je défends bec et ongle se conjugue avec l’éthique de responsabilité. Et la solidarité. C’est par la vaccination que nous vaincrons ensemble le Covid, par la construction de l’immunité collective. Il n’y a aucune autre issue pour s’en sortir. Nous nous devons les uns aux autres et c’est maintenant, dans les actes, qu’il faut que chacun le prouve.

Il n’est pas correct d’espérer des autres qu’ils fassent l’effort que l’on se refuse à faire pour soi-même, d’attendre confortablement et égoïstement l’immunité collective à laquelle on aura choisi individuellement de pas contribuer. La société n’est pas faite que de droits, et plus encore lorsqu’elle organise la prise en charge médicale sur la base de la solidarité nationale. En retour, il y a un devoir. Selon l’Institut Pasteur, il faudrait que plus de 90% des adultes soient vaccinés pour que l’on retrouve une vie enfin libérée. C’est cet objectif qu’il faut aller chercher. Ce ne sera pas simple. Qui ne rêve pas de vivre enfin sans masque, de pouvoir embrasser ses amis et ses proches, de voyager à nouveau, de retrouver une vie sociale et familiale, un travail, un avenir ? C’est la vaccination, la vaccination de tous et pour tous, qui le permettra. Ne le devons-nous pas à la mémoire des victimes du Covid, ne le devons-nous pas aux soignants héroïques qui se battent jusque l’épuisement pour sauver des vies ? Il faut convaincre, dépasser les réticences, en appeler au sens du devoir, mobiliser face au péril. Rien n’est encore gagné, a fortiori face au développement des variants, mais il est certain que tout sera perdu si l’on n’atteint pas l’immunité collective. Soyons tous à la hauteur du défi. Il le faut.

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