
La photo en illustration de ce post aura bientôt 6 ans. C’est celle du temps paisible d’avant le Covid, d’avant la guerre en Ukraine, d’avant l’ébranlement redoutable du monde. Les petits personnages qui couraient vers l’océan dans la lumière du mois d’août ont bien grandi depuis lors. Ils voient venir l’adolescence. Les amoureux de la Bretagne reconnaîtront la chapelle de Saint-They et la Pointe du Van. Plus à l’ouest, on ne trouve guère sur le littoral français. Quelques bons milliers de kilomètres plus loin, ce seront les côtes canadiennes et américaines. J’aime cette pointe et ce Cap Sizun qui, tel une étrave, s’enfonce fièrement dans l’Atlantique. Sur les falaises, dans le vent, depuis ma jeunesse, j’y ai toujours ressenti un sentiment enivrant de liberté. De la Pointe du Van ou de la Pointe du Raz, j’ai voulu imaginer, longtemps avant de les découvrir, ce qu’étaient les rivages de l’autre côté, avec le sentiment que cet océan nous était commun et qu’il scellait entre nous un destin partagé. Je n’ai jamais vu l’Atlantique comme une fin, je l’ai toujours vu comme une union. C’était bien avant que je m’intéresse à la géopolitique et aux choses du monde. Ce sentiment ne m’a jamais quitté. Je devais être un petit finistérien atlantiste par intuition. J’y repense souvent depuis que le monde est devenu sombre.
J’aime passionnément la liberté. Je ne conçois pas de vie heureuse sans liberté. Je venais d’avoir 25 ans lorsque le Mur de Berlin est tombé. Ce moment m’a marqué à jamais. J’exécrais le totalitarisme communiste, les Etats prisons, la police de la pensée. J’espérais que s’instaure un âge d’or de la démocratie, qui dure longtemps, toujours peut-être. Je rejetais tout aussi vivement le fascisme, les dictatures d’extrême-droite, la haine, le racisme, la bigoterie. Je suis un démocrate par passion. Il y a de la place pour chacun dans une société de liberté. La liberté, c’est l’Etat de droit. La liberté, ce n’est pas la jungle, la loi du plus fort, celle des grandes gueules ou des brutes épaisses, de Trump ou de Poutine. Je crois à la Constitution, à la nôtre en France, et à celles des autres aussi. Je crois à la justice constitutionnelle. On n’écarte pas une Constitution en vertu des circonstances, de l’ivresse de la puissance, de l’idée qu’un succès électoral permettrait tout. Je crois aussi à la séparation des pouvoirs qui nous protège, nous les citoyens. Celui qui gouverne n’est pas celui qui fait la loi. Et celui qui juge ne gouverne ni ne légifère. Tout cela, c’est l’Etat de droit, dans lequel je glisse le droit international et le droit européen aussi. Ces convictions m’ont construit. Je n’y renoncerais à aucun prix.
Précisément, la liberté n’a pas de prix. Elle ne s’achète pas par une quelconque vassalisation. Elle se défend par la force. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faille baisser la tête, tout accepter, à commencer par le pire, par crainte de la guerre. Poutine menace l’Europe par opposition à la liberté. Il ne veut pas de la liberté. Il est un dictateur qui sait trop bien qu’une société libre, où la personne humaine serait respectée dans sa dignité, scellerait la fin de son régime. Il asservit pour se protéger, pour régner et terroriser. C’est à la liberté qu’il fait la guerre, et si tout au bout il pouvait peut-être y avoir la paix, ce serait pour lui sans la liberté, à l’exclusion de celle-ci. Pour Trump, la liberté, c’est seulement la sienne. Celle des autres, il s’en moque. C’est sa liberté de menacer, d’insulter, d’annexer, d’abandonner, de trahir. Le discours de J.D. Vance à Munich le 14 février m’a révulsé. Comment pouvons-nous accepter de nous faire faire la leçon sur la liberté d’expression ? Ce discours était une agression brutale, vulgaire et indigne à l’égard des démocraties européennes. La liberté, ce n’est pas le mercantilisme des GAFA, ce n’est pas celle de mentir et de désinformer à tout crin sur les réseaux sociaux, à l’abri de toute vérification des faits et réalités, désormais proscrite.
La période est moche. Elle l’est d’autant plus que résonne chez nous le concert des opportunistes, des populistes et des pleutres. Les médias de Bolloré annoncent, jouissifs, la victoire prochaine de Poutine et la droite extrême les suit avec jubilation. A l’extrême-gauche, l’anti-américanisme de LFI emporte tout, la liberté de l’Ukraine, celle de l’Europe, 70 années et plus de construction d’un espace de prospérité, pour un soi-disant non-alignement ne dissimulant guère la soumission à l’arbitraire et peut-être même une fascination pour lui. Le bolivarisme n’aime pas la liberté. Or, c’est la liberté, encore et toujours, qu’il faut défendre, qu’il faut promouvoir, même si c’est dur, parce que c’est dur. Je tiens aux valeurs européennes, à celles de cette communauté euro-atlantique qui unit les deux rives de l’océan et qui m’est chère parce que nous avons, envers et contre tout, la liberté, la démocratie, l’égalité, les droits de l’homme en partage. Durant des années à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai vu combien ces valeurs avaient un sens, combien elles fédéraient, par-delà les soubresauts et les tragédies de l’histoire. Je n’oublie aussi aucun de ceux qui sont tombés pour la liberté et à qui nos générations doivent des décennies de paix. Ma famille sait ce que ce sacrifice signifie.
Il n’y a pas de fatalité à l’effacement de la liberté, à l’illibéralisme. L’Europe est face à son destin. C’est son heure, c’est maintenant ou jamais. Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Trump voudra démanteler l’Europe. Ne cédons rien, ni à l’un, ni à l’autre. L’union politique de l’Europe est son plus grand atout. Il faut s’y accrocher, la développer, réarmer militairement notre continent parce que c’est par la force que l’on défend la liberté. C’est un effort massif et urgent en faveur de leurs capacités de défense auquel nos pays et nos sociétés doivent consentir. L’autonomie stratégique de l’Europe est la condition de sa survie. L’Ukraine doit en être parce que l’Ukraine, c’est l’Europe. Ce qui se joue là-bas, à Kiev, à Kharkiv, à Odessa, est notre avenir de pays et de peuples libres, notre maintien dans l’histoire. Dans le débat public, il ne faut surtout pas se taire face à tous ceux qui nous pressent de renoncer, de nous faire petits, d’oublier l’Europe et même de l’abhorrer. Il faut au contraire argumenter, convaincre, lutter. En abandonnant l’Ukraine, en s’alignant grossièrement sur le narratif de Poutine, Donald Trump a mis l’Europe en mouvement. C’est peut-être la meilleure leçon à retenir, pour nous assurément, pour lui éventuellement aussi. Il n’est jamais trop tard pour nous vouloir passionnément et fièrement libres.
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Mon autre Mamie
J’ai eu la chance d’avoir une grand-mère lumineuse qui aura accompagné ma vie durant plus de 40 ans. J’en ai eu une autre aussi, partie bien trop tôt, et dont le souvenir ne m’a jamais quitté malgré le temps qui s’est écoulé depuis ce triste 14 mars 1975, le jour de sa disparition. Je l’appelais Mamie Bourg. Sans doute l’avais-je ainsi baptisée parce que dans mes premiers mots d’enfant, elle qui vivait au bourg de Quimerc’h, je voulais la différencier de mon autre grand-mère, garde-barrière à Kerhall, à un ou deux kilomètres de là. Nous venions à Quimerc’h durant les vacances, parfois aussi en fin de semaine. Du jardin de Mamie Bourg, au-dessus de la voie de chemin de fer entre Quimper et Brest, j’apercevais la maisonnette de garde-barrière de Kerhall. Mes deux grands-mères n’avaient pas de jumelles, mais elles pouvaient s’apercevoir. Elles se rendaient visite aussi. Je me souviens encore de voir venir Mamie Bourg, le long de la voie, pour retrouver ma garde-barrière de Mamie. Le café chauffait sur le fourneau. Mamie Bourg s’appuyait sur sa canne. Le handicap dont elle souffrait depuis petite faisait partie de sa vie. Elle le surmontait avec un grand courage. Je n’avais pas le droit de courir auprès de la voie. J’attendais qu’elle arrive près des barrières pour l’embrasser.
Mamie Bourg s’appelait Marie-Jeanne. Elle était une enfant de Quimerc’h. Au décès de son papa en 1919, avec sa maman Joséphine et ses 6 frères et sœurs, elle avait quitté la ferme familiale pour venir vivre au bourg. Mon arrière-grand-mère y avait acquis un petit bar. Dans une extension du bar, Mamie Bourg, alors jeune fille, avait installé un petit salon de coiffure. Elle était formidablement habile de ses mains. C’était aussi une remarquable couturière. C’était les années 1930. Un peu plus bas que le salon de coiffure, il y avait la boulangerie Le Borgn’ et le fils du boulanger, Jean. Jeanne-Marie et Jean unirent leur destin. La jeune coiffeuse devint boulangère. Mon père Armand naquit en 1936 et son frère Georges en 1940. En 1940, la guerre avait débuté et mon grand-père était mobilisé loin de Quimerc’h. Il ne reviendrait qu’en 1945, après 5 années de stalag à Lüneburg. Notre boulangerie fut occupée par les Allemands. Il fallait continuer à faire du pain pour le village. J’ai retrouvé dans les archives familiales une lettre signée de mon arrière-grand-mère demandant la libération de son fils. En vain. Mamie Bourg traversa la guerre avec ses deux jeunes enfants, courageusement. La famille se serrait les coudes. L’entraide et la solidarité étaient fortes. La lecture de lettres très émouvantes me l’a appris.
Je n’ai jamais connu mon grand-père Jean. Un accident tragique lui prit la vie en 1962. Mamie Bourg avait à peine 50 ans. Elle vendit la boulangerie et reprit son métier de coiffeuse. Elle fit construire un salon contigu à sa nouvelle maison. C’est là que j’ai mes souvenirs. Toutes les chevelures et toutes les barbes de Quimerc’h passèrent par chez elle durant près de 15 ans. Pour le petit garçon que j’étais, le salon de coiffure était mystérieux. On y accédait par un escalier sombre, que mon oncle Georges avait décoré comme les grottes de Lascaux, avec des peintures rupestres et des stalactites et stalagmites en plâtre. C’était redoutablement original dans le Quimerc’h des années 1960. J’aimais entendre Mamie Bourg parler breton à ses clients. Je me glissais dans un petit coin pour observer et aussi pour lire les exemplaires de Miroir du Cyclisme déposés sur le banc rouge d’attente. Je préférais cela à Mode de Paris, l’autre lecture favorite du salon. Il y avait chez Mamie Bourg une profonde bienveillance, une douceur particulière et une forme d’autorité naturelle aussi. Ses clients lui parlaient avec un grand respect. Elle avait passé toute sa vie à Quimerc’h. Il y a quelques années, un Quimerchois de mon âge m’avait dit que ma grand-mère avait fait partie de leur histoire. Cela m’avait beaucoup ému.
Mamie Bourg était une très belle femme. Elle avait de longs cheveux noirs, qu’elle ramassait chaque matin dans un grand chignon. Elle était coquette et bien mise. J’adorais m’asseoir avec elle à la table de la cuisine. Elle me servait un petit verre de Pschitt ou de Reina et me parlait, me racontait le village ou les gens, partageait ses souvenirs. Je me souviens d’une expression qu’elle employait souvent, « dans le temps », pour m’expliquer le temps d’avant. De sa cuisine, on voyait la campagne tout au loin. A mon père, elle donnait des nouvelles de ses copains d’enfance. Je me souviens de l’un d’entre eux, « Jean du Cosquer », dont elle parlait souvent. C’était aussi une fine cuisinière. Un délicieux fumet s’échappait toujours de la cuisine lorsque nous venions la voir depuis Quimper le dimanche. J’ai le souvenir de son civet de lièvre et de ses confitures d’abricot. Dans le grenier de la maison, Mamie Bourg avait fait aménager pour ma sœur et moi une petite chambre. Sur le chemin de la chambre, nous passions bien vite devant une étagère remplie de bouteilles contenant des serpents. Mon père et son frère étaient tous deux professeurs de biologie. Les serpents et la grotte de Lascaux rendaient la maison particulière, mais plus encore attachante. J’étais heureux chez ma grand-mère et je l’aimais beaucoup.
Un jour de l’été 1973, elle m’avait donné 10 Francs pour acheter un livre. Elle voulait que je me fasse une petite bibliothèque chez elle. J’avais été acheter l’album de Tintin au Tibet à Pont-de-Buis. J’imaginais que je pourrais avoir mes livres de Quimerc’h et grandir avec eux dans ma petite chambre sous le toit. Je n’avais que 8 ou 9 ans. Je n’avais pas idée des misères de la vie et de l’éphémère. A l’été 1974, un petit mot punaisé sur la porte du salon de coiffure informa les clients que Mamie Bourg était souffrante. Nous le découvrîmes en lui rendant visite au retour des vacances. Ma grand-mère était fatiguée. Elle pensait à la retraite. La maladie venait. Je n’en avais pas conscience. Mamie Bourg était toujours là, face à nous, souriante malgré tout. Le 1er janvier 1975, muni du petit appareil photo reçu du Père Noël quelques jours auparavant, je fis une photo d’elle dans son fauteuil. Ce fut sa dernière photo. Ce fut aussi la dernière fois que je la vis. Deux mois après, elle nous quittait. Mon chagrin fut immense. Je ne comprenais pas ce qu’était la mort. Je me souviens de l’enterrement, des gens qui pleuraient. Et du jour où nous revînmes pour la première fois dans la maison de Mamie Bourg, vide, froide, sans elle. Ce fut longtemps pour moi comme une blessure intime.
J’ai passé à Quimerc’h bien des étés après la disparition de Mamie Bourg. Nous redonnions vie à la maison l’espace de quelques semaines. J’avais ramené chez nous l’album de Tintin car il était mon souvenir d’elle. L’adolescence venue, je grimpais au cimetière pour retrouver Mamie Bourg. Elle m’avait conduit un jour à la tombe de mon grand-père, là où elle était désormais aussi. Ses souvenirs partagés devinrent les miens et je me mis à aimer le village passionnément. J’étais de Quimerc’h. Je le reste. Avec le temps, je me suis demandé ce que, grandissant, ma relation avec Mamie Bourg aurait été si ma grand-mère avait eu le bonheur de vivre plus longtemps. J’avais une douce complicité avec elle et je crois bien que je serais venu de Quimper à vélo, puis à vélomoteur après passer avec elle des vacances sous mon toit de Quimerc’h. J’aurais continué à apprendre d’elle. Je conserve la peine de ne pas avoir eu cette chance. Les années qui passent ont hiérarchisé mes souvenirs, mais ne les ont pas effacés. Je n’ai pas oublié le regard et les mots de Mamie Bourg, le timbre de sa voix, sa démarche, ses gestes. Cela fait 50 ans aujourd’hui qu’elle n’est plus là. J’ai eu envie de rassembler ces images et de la raconter, comme un petit-fils qui n’oublie pas et qui pense toujours à elle.