
Avi Assouly était mon ami. Sa soudaine disparition le 14 février m’a beaucoup peiné. Avi était tellement plein de vie qu’il m’est difficile d’imaginer qu’il n’en est plus, de cette vie qu’il embrassait avec passion et tant de bonté. J’ai encore le sentiment qu’un message m’arrivera bientôt qui commencera par le même « Salut, frérot, tu as vu le dernier match de l’OM ! ». La réalité, malheureusement, est tristement rude. Avi est passé de l’autre côté du miroir et nous sommes nombreux à le pleurer. Il me manque comme à tant d’autres. Depuis deux semaines, je suis retourné souvent sur sa page Facebook, là où il nous racontait des tas de trucs, à commencer par les matchs de l’OM vécus depuis les hauteurs du Vélodrome, photos et commentaires détaillés à l’appui, comme au temps où il était derrière le micro de France Bleu Provence. Lisant Avi live les soirs de matchs, j’avais l’impression de l’entendre. Derrière ses mots, il y avait sa voix, unique, inimitable, chaleureuse, irrésistible. Avi affichait un enthousiasme contagieux. Dans notre époque morose, glauque et rageuse, il était un rayon de soleil bienvenu. Contre lui, les pisse-vinaigres et autres passe-murailles tristounes comme un jour sans pain ne pouvaient rien. KO technique assuré pour eux et joie sans limite pour nous. Tout cela, c’était Avi.
Avi et moi nous sommes connus dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale. Il était assis derrière moi. L’Hémicycle est un lieu solennel et nous étions bien sûr toute ouïe pour les orateurs successifs, sérieux comme des papes et concentrés comme jamais lorsque venait notre tour de parler. Mais il faut reconnaître aussi que les séances étaient parfois longues, surtout la nuit, et que le bavardage, comme des élèves dissipés au fond des salles de classe – le radiateur en moins – était sans doute pardonnable dans ces conditions. C’est comme cela que j’ai engagé l’échange avec Avi et que nous l’avons poursuivi des années. On a causé, puis on a souri, puis on a ri, beaucoup. Un humour potache s’est ainsi installé en haut et au centre de l’Hémicycle. A 3 heures du matin, après des heures de débats, cela faisait tellement de bien. Le président de séance nous regardait, parfois sévèrement et sans doute plus souvent avec envie. Il devait observer les mêmes 3 ou 4 député(e)s hilares depuis la solitude de son perchoir. Avi avait un don hallucinant pour raconter des histoires à voix basse et avec un vocabulaire fleuri. Je dois avouer – il y a désormais prescription – qu’il m’est arrivé de devoir filer par la sortie de secours derrière nos bancs pour libérer un fou-rire que je ne parvenais plus à maîtriser.
Avi était authentique et fidèle. Le fondu de foot que je suis était un bon client. Et comme en plus j’aime l’OM, nous étions destinés à devenir copains. Il m’avait tout appris de la science du catenaccio, l’air navré et faussement grognon, car ce n’était pas le foot qu’il aimait. Le foot d’Avi, ce n’était pas un but et le verrou, c’était des buts, des tas de buts, de la joie, de l’intuition. Il me racontait ses grands matchs, ceux que j’avais vus, plus jeune, à la télévision. Ces matchs avaient parfois 20 ans et plus, mais l’émotion qui accompagnait ses paroles me donnaient le frisson. J’avais presque l’impression d’être assis à côté de lui dans la tribune de presse. Il y avait aussi son Panthéon personnel de l’OM et du ballon rond : Basile, Chris, Abedi, Pixie, Fabrizio, Zizou et quelques autres. Et bien sûr Tapie, le boss, pour qui il avait une admiration et une reconnaissance éternelle. Avi m’avait raconté Furiani, le 5 mai 1992, les jours de coma, les mois de souffrance, le sentiment, la certitude même que Tapie lui avait sauvé la vie. Il avait des anecdotes à la pelle sur le boss, ses appels, les voyages en avion avec lui, la passion dévorante d’un club et d’une ville. J’adorais ces moments-là. Lorsqu’Avi quitta l’Assemblée au printemps 2014, j’en fus atterré. Je pris une photo de sa dernière intervention en séance en nous jurant de nous retrouver.
Je mettrai du temps à utiliser le passé pour parler d’Avi. Je crois que l’on ne rencontre pas beaucoup de gens comme lui dans une vie. Nous étions proches par l’amitié, proches aussi politiquement. Nous siégions ensemble à la commission des affaires étrangères. Son regard sur les affaires internationales m’était précieux. J’ai quitté la politique en 2018. On se donnait des nouvelles. On se lisait l’un l’autre sur les réseaux sociaux. Il m’avait parlé de son retour aux législatives de 2022 et m’encourageait à revenir avec un tel entrain que l’idée avait fini par me traverser l’esprit. On parlait aussi de business, d’investissements, de livres. Et de foot. La dernière fois que j’ai vu Avi, c’était à Louvain-la-Neuve, en Belgique il y a deux ans. Nous avions déjeuné ensemble, Avi et toute ma famille. Mon fils Pablo avait des yeux ronds comme des soucoupes en l’entendant parler de foot. Le surnom de Pablo est Api. Avi et Api étaient ainsi destinés à être amis. Avi lui avait fait promettre de garder du temps pour l’OM quand nous viendrions à Marseille. J’allais appeler Avi en ces jours de février pour lui dire que le voyage familial à Marseille était enfin programmé pour le mois de mai. A Pablo, j’ai dû expliquer le départ d’Avi et ma grande peine. Ce fut aussi la sienne, tant cet échange sur le foot avec Avi l’avait touché.
Nous irons au Vélodrome et notre pensée sera pour Avi. Lorsque nous marcherons sur les collines de Pagnol, ce sera le cas aussi. A Avi, j’avais en effet confessé une bien malheureuse carence : j’aime Marseille, mais je n’y suis jamais allé. Il m’avait dit avec un grand sourire que c’était certes fâcheux, mais qu’il n’était jamais trop tard pour corriger cela. Ce sont les livres et les films qui m’ont fait aimer Marseille (et le foot aussi), au point de devenir incollable sur l’œuvre de Pagnol. Avi s’était amusé de cela : un petit gars du Finistère, devenu député des Français d’Allemagne et d’Europe centrale, établi en Belgique avec sa famille espagnole, connaissait tout de Cigalon, de La Fille du puisatier ou de Marius, Fanny et César. C’est donc que Marseille est universelle, avait-il dit. Bien sûr que oui, avais-je ajouté. Et Avi faisait partie de ces Marseillais qui ne pouvaient que la faire aimer. De lui, je garderai ces discussions heureuses, ces fous-rires, ces déconnades comme il aimait les nommer. Je les garderai avec une immense affection et une infinie reconnaissance. J’ai eu cette grande chance de connaître Avi et son souvenir m’habitera longtemps. Je pense à son épouse Martine, à ses enfants Céline, Eva et Yoni, à ses petits-enfants, à toute sa famille. Je veux leur dire ma sincère amitié et combien leur chagrin est aussi le mien.

Nationale 7
Je suis un enfant des années 1970. J’ai le souvenir des petits transistors qui grésillaient. Il y en avait plusieurs chez nous. Je me souviens de l’un d’entre eux, tout orange, sur lequel mon père avait écouté en direct la finale de la Coupe du monde de football de 1974. Nous étions dans un parc à Tours. Il ne fallait pas le déranger. C’était juillet, j’avais 9 ans et ma sœur 7 ans. Ces petits transistors ont marqué mes premières années. On ne captait pas toujours bien la station de radio, les chansons ou les informations. Il fallait tendre l’oreille, jouer sur la mollette, parfois même déplier une petite antenne. J’aimais les transistors l’été lorsqu’ils donnaient les nouvelles de « la route du Tour ». Et souvent aussi l’état des bouchons sur une route dont on parlait tout le temps, mais que je ne connaissais pas : la Nationale 7. De temps en temps, chez l’une ou l’autre de mes grands-mères, je voyais à la télévision des images en noir et blanc de cette route. C’étaient de longues files de voitures, les unes après les autres, avançant au pas ou n’avançant pas du tout. Sur les toits, il y avait souvent des valises. Les gens roulaient vers les vacances et ils étaient nombreux. Pour nous, en Bretagne, c’était exotique. Ils allaient dans le Midi, une destination lointaine, vaguement incertaine pour moi, et que je devinais chaude.
C’est comme cela que la Nationale 7 est entrée dans ma vie, sans que jamais nous ne l’empruntions. Je ne suis allé sur la Nationale 7 que longtemps après, à l’âge adulte. Elle était désormais reléguée. Les vacanciers lui avaient préféré les autoroutes construites dans l’intervalle. J’ai emprunté la Nationale 7 sur quelques dizaines de kilomètres, jamais davantage. Il n’y avait plus de bouchons, mais les platanes étaient encore là, l’esprit des vacances aussi et la chanson de Trénet également. Ce devait être merveilleux de rouler vers le sud, de Paris vers Menton, ou vers Sète aussi. Et inversement tellement déprimant d’en revenir, vers le nord, les vacances finies. Jusqu’à hier, j’avais toujours roulé seul sur la Nationale 7. Je n’avais eu personne à qui confier cette émotion guère explicable, venue de si loin, de ces jeunes années et des souvenirs de nos petits transistors grésillant sous le soleil de l’été. Mais hier, revenant de Savoie avec ma famille, je me suis aperçu que nous étions tout près de la Nationale 7. Je n’y avais pas pensé plus tôt. Je l’ai prise et, peu à peu, j’ai commencé à partager ces images lointaines, à mesure que nous avancions entre les villages, les collines et les grands arbres. Pour mes enfants, arrachés aux DVD qui trompent la monotonie de l’autoroute, mes histoires étaient peut-être étranges.
J’avais retenu des chambres dans un petit motel à proximité de Pouilly-sur-Loire. Il s’appelle le Motel Les Broussailles. Je le recommande volontiers : confortable, accueillant et subtilement rénové. Où dîner ? A la réception du motel, il me fut proposé un petit relais à l’entrée de Pouilly. La nuit était tombée. Mes jeunes skieurs, du fond de la DS, criaient famine. Va pour le petit relais. Quelques kilomètres plus loin, dans l’obscurité, je vis apparaître une vieille station-service. Ce ne pouvait être là. Mais si, c’était bien là. Nous allions dîner dans l’une des stations mythiques de la Nationale 7, celle du kilomètre 200, là où l’on faisait le plein du réservoir, celui de l’estomac aussi, et où l’on pouvait également passer la nuit. La station-service a certes été restaurée, mais elle a conservé un charme délicieusement kitsch, depuis les serviettes assorties aux rideaux vichy rouges et blancs jusqu’aux murs tapissés de vieilles affiches automobiles et aux étagères garnies de vieux bidons d’huile de vidange et de voitures miniatures. Voilà comment, après avoir raconté la Bourgogne et la Loire un peu plus tôt, je me suis retrouvé, devant les assiettes de blanquette de veau, à expliquer ce qu’étaient Castrol, Mobil ou Champion. Je ne suis pas certain d’être apparu irrésistiblement moderne, mais suffisamment authentique malgré tout pour que mes enfants s’amusent de tous les souvenirs qui me revenaient en pagaille.
Le hasard fait bien les choses, finalement. Au relais Les 200 Bornes, nous étions servis. Qui se souvient de l’émission Les routiers sont sympa ? Il faut sans doute être à tout le moins quinquagénaire pour cela. Le signe était là, face à moi, à la table du restaurant, et j’ai encore la voix de Max Meynier à l’oreille. Il y avait aussi le panonceau bleu et rouge des relais Les Routiers. Mon père adorait ces restaurants des bords de route et je nous y vois encore avec lui, ma mère, ma sœur et moi, devant une table toujours garnie d’une nourriture solidement roborative. Je crois que c’est le côté populaire de ces restaurants qui lui plaisait. De tout cela aussi, j’ai raconté hier l’histoire à ma petite équipe. En y ajoutant les souvenirs de nuits passées dans d’improbables hôtels de sous-préfecture, Au Lion d’Or ou Le Cheval Blanc le plus souvent, avec les lits qui grinçaient, et les toilettes et les douches sur le palier. C’était réellement un autre temps, mais vous savez quoi, ai-je ajouté, c’était vraiment bien. J’ai la mémoire peuplée de ces images et je me suis retrouvé, à Pouilly, à partager ces émotions, juste parce que nous avions emprunté une route mythique et que la recommandation de notre hôtel nous avait conduit par chance dans un endroit qui l’incarnait mieux que tout.
La France est tellement plus belle le long des nationales et des départementales que depuis les aires et restaurants d’autoroute. Il faut oser sortir de ces autoroutes, accepter d’aller moins vite, choisir de prendre le temps et – acte d’autorité doucement exercé – décréter que les tablettes et autres écrans ne sont définitivement pas compatibles avec les chemins de traverse. Il faut prendre le temps d’admirer la France et l’aimer comme elle vient, dans la diversité des paysages et des saisons. L’an passé, au retour des montagnes, nous étions allés à Vézelay, par les petites routes vallonnées du Morvan, vers cette colline éternelle qui m’émeut chaque fois davantage et rapproche tellement de Dieu. Nous avions cherché aussi les lieux de tournage de La Grande Vadrouille, car il ne faut pas oublier que le rire fait partie de notre patrimoine (et qu’il transcende les générations). Cette année, c’était la Loire d’avant les châteaux, le fleuve encore sauvage venu du Massif central, glissant entre les vignobles, les îles, les champs et les bois vers la mer encore lointaine. Et demain, dans quelques mois, l’années prochaine ? Nul ne le sait encore. J’essaierai de trouver. Cluny peut-être, Solutré, Bibracte, le Mont Beuvray. Une chose est sûre : nous recroiserons la Nationale 7 et l’emprunterons à nouveau avec bonheur.