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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Entendre les Français

Une élection présidentielle s’achève. Le Président Emmanuel Macron a été réélu ce soir pour un second mandat avec près de 59% des voix. C’est une victoire nette et claire. Elle me réjouit à titre personnel. Je l’espérais. Jamais dans l’histoire de notre pays depuis la première élection au suffrage universel du Président de la République en 1965, un Président sortant n’avait été réélu hors période de cohabitation. Au regard des crises terribles traversées depuis 2017, et notamment de la pandémie et de la guerre en Europe, ce moment de notre histoire politique est particulier. Gagner une élection, et plus encore une réélection, est d’abord l’expression d’une reconnaissance. L’électorat, pour une part, a adhéré au bilan et au projet d’Emmanuel Macron. La vérité, cependant, oblige à ajouter qu’une autre part de l’électorat a voté pour Emmanuel Macron, non pour le soutenir, mais pour s’opposer à l’élection possible de Marine Le Pen à la Présidence de la République. Et c’est la somme de ces deux mouvements, de soutien et de barrage, qui a conduit aux quelque 59% de ce soir. Cette réalité-là de l’élection et de son résultat ne peut être ignorée, relativisée ou oubliée. Elle est une photographie difficile en ce mois d’avril 2022 de l’archipel qu’est devenu notre pays.

Ce matin, à 7 heures 59, j’étais le premier électeur à me présenter au bureau 5 de la commune d’Ergué-Gabéric, dans le Finistère. Je n’avais jamais glissé un bulletin de vote dans une urne vide. Il faut un début à tout. 10 heures de route m’attendaient ensuite pour rentrer en Belgique. Sur le chemin, entre les journaux de France Info, j’ai eu le sentiment de passer par tous les états : l’espoir bien sûr, mais aussi la crainte et le doute. Je connaissais certains des résultats, encourageants, des bureaux de vote des Français établis en Amérique du nord et en Amérique latine. Je n’ignorais rien aussi des gains spectaculaires de Marine Le Pen aux Antilles, en Guyane et à Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai eu peur, oui, que notre pays se donne in extremis à l’extrême-droite, malgré le premier tour, malgré un débat dont le Président était, à mes yeux, sorti d’évidence largement vainqueur. Ce qui m’ébranlait, à mesure que ma voiture avalait les kilomètres, c’était le souvenir de rencontres et d’échanges ces dernières semaines, en direct ou sur les réseaux sociaux, avec des amis, par-delà nos choix politiques différents, qui énuméraient, en toute sincérité, les raisons pour lesquelles ils ne pourraient pas ou ne pourraient plus voter pour le candidat que je soutenais.

Je viens d’un monde populaire, de la gauche de gouvernement. C’est une histoire personnelle, familiale et politique que je revendique et dont je suis fier. Je me souviens de victoires, de défaites aussi, et surtout de cartes électorales. Dans la Bretagne de mon enfance, je savais où se construisaient les majorités. Lorsque je prends ces mêmes cartes aujourd’hui, les places fortes de la gauche d’autrefois sont celles qui, pour l’essentiel, soutiennent désormais Marine Le Pen et la place parfois devant. Moins que dans d’autres régions de France certes, mais avec suffisamment de force cependant pour que l’on sache comprendre que l’extrême-droite a conquis le vote ouvrier, rural, périphérique, comme pour partie celui des classes moyennes aussi. Alors que le vote pour Emmanuel Macron s’inscrit dans une dynamique urbaine, mobile, aisée et européenne. Usée par les crises, la société française est abimée par les inégalités de destin, l’injustice sociale, le sentiment de déclassement, la peur lancinante du lendemain. Moins que de colère, c’est d’abord d’abandon dont il s’agit. C’est une réalité que l’élection présidentielle a mise rudement, crument en lumière et qu’il faut voir si l’on veut, par-delà le scrutin et son résultat, que ce rendez-vous démocratique d’avril ait un sens pour tous les Français.

Ce soir, dans son discours au Champ de Mars, Emmanuel Macron a indiqué que ce succès l’oblige. C’est vrai. C’est cette phrase que je veux retenir avant tout. Le second quinquennat doit être différent du premier. Parce que l’état de la France n’est plus le même, tant par ses succès – le recul du chômage – que par ses périls, parce que nous ne sommes pas au bout, bien au contraire, des difficultés internationales, depuis la guerre de Poutine à la crise climatique et environnementale qui s’aggrave. Sans doute même touchons-nous la fin d’une époque, celle d’une mondialisation heureuse ou présentée comme telle. L’époque qui s’ouvre, entre incertitude et tragédie, réhabilite la volonté politique, la souveraineté, l’économie réelle, l’expression de choix clairs et assumés, la défense des valeurs républicaines et de la démocratie. Elle requiert aussi, cette même époque, d’expliquer, d’écouter, de fédérer, de convaincre et d’accepter de se laisser convaincre. La société française a besoin de concorde et de participation. Elle attend d’être protégée autant que libérée. Il faut à cette fin une action gouvernementale moins lointaine et verticale, un travail de réforme appuyé sur les collectivités locales, la société civile, les organisations syndicales et patronales, le dialogue social.

La société a besoin que l’on prenne soin d’elle, de ses souffrances et de ses espoirs. Comme la jeunesse ou plutôt les jeunesses françaises, dont l’abstention en ce mois d’avril ne peut que sonner comme une urgente inquiétude. C’est la responsabilité qui incombe désormais au Président de la République réélu. Il faut réformer, et il faut aussi changer. Au premier tour, les candidats de LR, du PS, du PCF et d’EELV totalisaient ensemble 12% des suffrages, un score famélique. Mais leurs partis dirigent l’immense majorité des communes, départements et régions de notre pays. On ne gouvernera pas sans eux ou contre eux. On doit gouverner avec eux. Il ne peut y avoir un pouvoir national et des pouvoirs locaux agissant en parallèle. Par-delà les différences, une logique de responsabilité et peut-être de coalition – de projets, voire même de gouvernement – doit prévaloir. 2022 ne sera pas la répétition de 2017, le résultat de ce soir nous l’apprend. Il faut vouloir entendre les Français et apporter par la preuve, dans la réalité des faits, les progrès, les mesures et les paroles qu’ils attendent. Ce sera le signe, alors, que le message de l’élection présidentielle aura résonné justement, utilement, repoussant loin les idées et les politiques de haine. C’est l’action publique, plus que jamais, qui ressuscitera l’espoir.

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L’air de Pâques

C’est aujourd’hui le dimanche de Pâques. Je le vis seul à Bruxelles. Ma famille est en Espagne, au cœur de Grenade, là où sont organisées ces belles processions impressionnantes de ferveur et d’émotion. Je n’ai pu l’y accompagner cette année – trop de travail au bureau – et je le regrette bien. Dans quelques jours cependant, je retrouverai le Finistère et la Bretagne pour un petit séjour. Je m’en réjouis. J’ai toujours aimé Pâques. Pas vraiment pour les œufs, encore que je ne les boude pas, pas vraiment pour la dimension religieuse non plus. J’aime Pâques parce cette fête sonne pour moi comme l’arrivée du printemps. Aussi loin que je puisse me souvenir, dans mon enfance bretonne, j’ai toujours goûté ce moment où l’air devenait plus léger et le ciel plus clair. Comme si l’hiver, la grisaille, les tempêtes et les jours courts étaient enfin derrière nous. Pâques avait un avant-goût d’été, comme un timide lever de rideau. Chaque année, avec Pâques, j’avais l’impression que le printemps arrivait un matin, que les fenêtres s’ouvraient et que cet air léger et joyeux se faufilait partout. Nous allions voir la mer, l’Atlantique, la Manche. Le bleu profond de l’océan, l’herbe drue des champs, le vert délicat des premières feuilles confirmaient le départ de l’hiver. Le vent n’était plus frais. L’été viendrait bientôt.

Mes souvenirs de Pâques, c’était le sport, les sorties à vélo, les copains, deux semaines de vacances. Il y avait les grands rendez-vous, comme aujourd’hui avec Paris-Roubaix. Avec mon père, nous regardions passionnément cette course d’un autre âge à la télévision, autant les coureurs héroïques sur les pavés de l’Enfer du Nord, dans la poussière ou dans la boue, que les milliers de spectateurs qui les encourageaient, massés le long des chemins et des routes. A défaut de fréquenter l’église, Paris-Roubaix était quelque part notre communion à nous. Et il y avait parfois aussi, de temps à autre, une élection autour de Pâques. La ferveur sportive pouvait ainsi devenir politique. Je me souviens de Pâques 1981, à quelques semaines du 10 mai, les affiches pour François Mitterrand collées la nuit sur les poteaux et les transformateurs de notre commune avec mes parents, mon petit seau de colle, mon pinceau, les ruses déployées pour ne pas tomber nez à nez avec les colleurs concurrents. Premiers émois de militant, au temps de l’adolescence. Je chéris ces souvenirs comme une étape sur le chemin de ma vie. Et sans doute aussi parce qu’à Pâques 1981 comme plus tard à Pâques 1988, mon candidat était plein d’allant et qu’il s’imposerait quelques semaines plus tard.

Nous sommes à Pâques 2022. Je suis allé ce matin acheter mon journal. Dans les rues de mon quartier de Bruxelles, j’ai ressenti cet air léger, cette même envie d’optimisme comme chaque année, comme autrefois. Sur mon chemin pourtant, il y avait l’Ambassade d’Ukraine, toutes les fleurs fraîches ou un peu desséchées déposées par celles et ceux, nombreux, que le destin de ce grand pays d’Europe bouleverse et révolte. Et puis, quelques minutes plus tard, chez le marchand de journaux, des titres rudes et inquiétants rappelant combien Pâques 2022 est un moment incertain et dangereux pour la démocratie, la paix et le monde libre. Et si la bascule heureuse des mois d’avril était cette année un ticket pour le pire ? Il y a la guerre, la dictature, la folie de quelques-uns et ses conséquences pour des millions. Pâques ne devrait pas être tragique et pourtant le drame est là. Combien de morts la guerre de Poutine a-t-elle fait déjà ? Peut-être plus de 30 000. Chez nous, les premiers enfants ukrainiens apprennent à vivre l’exil, fuyant l’horreur et la peur, privés de leur histoire, de leur avenir, de leur innocence, de leur jeunesse. Là-bas, chacun se prépare à l’attaque russe dans le Donbass, peut-être appuyée, terrifiante perspective, par l’emploi de l’arme nucléaire. La paix est loin et l’esprit de Pâques aussi.

La paix est un combat. Elle est également un état d’esprit. Comme la démocratie. Rien ne se construit en montant les uns contre les autres, en pratiquant la haine pour nier la diversité des destins et des idées. Marine Le Pen avance vers le second tour de l’élection présidentielle, dissimulant à grand mal – ou n’essayant plus guère – un agenda profondément inégalitaire, liberticide et xénophobe. Un jour le voile est interdit, le lendemain il ne l’est plus. A des millions de gens, Français autant que moi, on dit qu’en vérité ils ne le sont pas, même s’ils sont nés sur le territoire de la République, parce que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents venaient de loin, du sud, et qu’ils ne seraient donc pas « de souche ». On leur instruit de tout oublier de ce qu’ils sont, de leur culture et de leur foi. A ceux qui arrivent, on promet d’enlever le droit à l’école, à la santé, au travail. Certains, parlant d’eux, invoquent une « submersion ». Rien n’est plus inhumain, plus glauque, plus insensé. La France, ce n’est pas cela. C’est même tout l’inverse de cela. N’est-il pas temps pour le sursaut et la révolte ? L’air de Pâques, c’est l’espérance et le rassemblement. Mener le combat de l’égalité, de la solidarité et de la paix, c’est y être fidèle. Passionnément. Tant se joue maintenant et n’attend que nous.

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Nous tous, libres et égaux en droit !

Matin d’élection à Hattonchatel (Meuse)

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle sont connus. Comme en 2017, Emmanuel Macron et Marine Le Pen se retrouveront au second tour, dans un match que nous aurions tort de voir ou de vivre comme une revanche. Le monde a changé et notre pays avec lui. 2017, c’était il y a beaucoup plus que 5 ans, presque une éternité. Il y a eu la pandémie et la crise économique. Il y a désormais la guerre. Le monde est plus incertain, plus dangereux chaque jour. Face à cela, la France et l’Europe ont réagi. Le « quoi qu’il en coûte » a fait passer l’endettement de notre pays de 100% à 120% du PIB, mais il a surtout sauvé des millions de personnes et de familles d’un désastre social et humain absolu. En ces temps où le procès en « ultra-libéralisme » ou « mondialisme » est volontiers dressé, cette décision prise par le Président Emmanuel Macron, assumée par lui devant les Français et les Européens, sans aucun précédent dans l’histoire récente de notre pays, vaut toutes les réponses aux critiques entendues ici et là sur le déficit social prêté au quinquennat qui s’achève. La République a été pleinement au rendez-vous. Il n’est jamais inutile de le rappeler, et en ce soir de premier tour de l’élection présidentielle encore davantage. 

2017 n’est en effet pas 2022. Les résultats du premier tour nous l’apprennent. Marine Le Pen peut gagner au second tour le 24 avril. Le pire est possible. Autant nommer les choses plutôt que d’habiller d’inutiles pudeurs la vaine sémantique des soirs d’élection, selon laquelle chacun a toujours plus ou moins gagné. La vérité est que jamais l’extrême-droite n’a été aussi proche de conquérir le pouvoir. Marine Le Pen n’est pas Jean-Marie Le Pen, c’est vrai. Mais son image, opportunément adoucie, ne doit pas faire illusion. Le Rassemblement National n’est guère autre chose que le Front National ripoliné, une génération après. Derrière l’expression de campagne sur le pouvoir d’achat, l’examen du projet présidentiel de Marine Le Pen révèle en réalité les mêmes choix que ceux de son père durant des décennies : le rejet systématique de l’étranger, la xénophobie au cœur de toutes les politiques publiques et le combat assumé contre le principe constitutionnel d’égalité. Quelle sera en effet la première mesure annoncée par Marine Le Pen si elle est élue le 24 avril ? Pas une mesure sur le pouvoir d’achat ou sur le prix de l’énergie, non : un référendum sur l’immigration et l’identité nationale pour inscrire la discrimination dans la Constitution de notre pays.

L’égalité est une passion française. Elle nous vient de la Révolution de 1789, des Lumières, de tant de combats glorieux menés passionnément au nom de l’universalité. Libres et égaux en droit, nous ne le serons plus puisque la « priorité nationale » aura effacé par référendum les droits inaliénables et sacrés de chaque être humain, « sans distinction de race, de religion et de croyance », comme le proclame le préambule de la Constitution de 1946. C’en sera fini de l’égalité d’accès à l’emploi, aux services publics, à la santé, aux droits sociaux, à l’école publique. La rupture avec les principes démocratiques de la République sera immense. Peut-on laisser la haine de l’autre s’écrire demain dans notre loi fondamentale ? Peut-on accepter la mise au ban de l’Union européenne que la discrimination entrainera pour la France ? Ne pas appliquer le droit européen, refuser l’accès aux prestations sociales, écarter les jugements de la Cour européenne des droits de l’homme, rétablir la peine de mort, quoi qu’en dise Marine Le Pen, ce sera quitter l’Union. Ce sera aussi isoler la France, rompre le lien franco-allemand, précipiter notre pays vers d’autres alliances avec ce que le monde compte de dictateurs et autres autocrates hallucinés, à commencer par Vladimir Poutine.

Ce qui s’engage à compter de ce soir, c’est un combat pour l’âme de notre pays. Il n’y a pas de place pour la xénophobie dans la loi. Le destin de la France ne peut être le chaos. S’isoler, c’est s’effondrer. C’est mettre l’économie à l’arrêt. Où seront l’emploi, l’action sociale, les retraites lorsque viendront la récession, les fermetures de frontières, la multiplication des conflits avec nos anciens alliés, nos bailleurs, les institutions européennes et internationales ? Les premiers à souffrir seront les plus humbles d’entre nous, ceux qui ont le moins, ceux que Marine Le Pen prétend défendre et dont, au fond, elle se moque. Peut-on accepter d’être traité différemment en fonction de sa vie, de son histoire, de ce que l’on est, humainement, personnellement, intimement ? La réalité de l’extrême-droite, c’est cela. C’est pour cela qu’il faut la combattre, unis, par-delà nos choix de premier tour, parce qu’il en va désormais de l’avenir de la France. Une autre élection commence. Le choix est entre la République ou l’aventure. Il faut rassembler les millions de Françaises et de Français qui croient en la promesse de la République, en son message d’émancipation, en son devoir de protection, en l’égalité. Et voter le 24 avril, de toutes les forces de la France, pour Emmanuel Macron.

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Le stage de ma vie

Rangeant mes photos et souvenirs, j’ai retrouvé avec bonheur il y a peu un cliché de moi, hilare, entouré de dossiers empilés, multicolores et menaçant à l’évidence de s’effondrer. Cette photo aura 30 ans ce printemps. Elle a été prise dans le bureau que j’occupais à la Cour de Justice des Communautés européennes, comme on appelait alors la Cour, dressée sur le plateau de Kirchberg à Luxembourg. C’est un temps bien lointain désormais, lorsque les Communautés européennes ne comptaient que 12 Etats membres et que la Cour, au sein de laquelle j’avais obtenu un stage au retour de ma vie américaine, était une institution de taille modeste, où chacun connaissait chacun. Avec le recul, ce stage fut le stage de ma vie. Il s’étira sur l’année 1992, moment charnière pour l’Europe, puisque les processus de ratification du Traité de Maastricht avançaient et que les Communautés européennes deviendraient bientôt l’Union européenne. Pour le jeune juriste que j’étais, trois années après mon diplôme au Collège d’Europe, ce moment fut comme un Graal. J’avais étudié des centaines d’arrêts de la Cour, écrit une thèse de Master en droit social européen, exploré toutes les règles de procédure conduisant à Luxembourg, mais je n’avais jamais passé la porte de la Cour.

Je me revois encore, conduisant ma vieille 2 CV de Quimper au Grand-Duché, avec dans mon coffre une valise hors d’âge, quelques livres, une couette et un oreiller. C’était tout ce que je possédais. J’avais emmené avec moi aussi les notes prises à Bruges, des fois que, face à un possible et coupable trou de mémoire, il me faudrait revisiter la jurisprudence de la Cour à la hâte. La vérité est que je n’en eus jamais besoin. Ce n’est pas tant la jurisprudence qu’il me fallut travailler, mais l’analyse des jugements des tribunaux français dans le cadre des renvois préjudiciels. Et ces dossiers multicolores qui apparaissent sur la photo étaient de vieilles affaires remontant parfois jusqu’aux années 1960, portant le plus souvent sur la politique agricole commune, des histoires de blé ou de lait. Je devais m’y plonger, les relire, les classer, les expliquer au bénéfice des cabinets de juge et autres praticiens du droit qui, plus tard, viendraient les découvrir. Nous n’étions qu’une dizaine de stagiaires, regroupés au sein de la direction de la recherche et de la documentation de la Cour. Vite, je devins dans notre petit groupe « le roi des dec’nats » (décisions nationales), alignant les dossiers les uns après les autres, mû par une énergie que le travail, jour après jour, au contact des Juges, renforçait.

La Cour était studieuse, mais joyeuse et bon enfant aussi. Le plus impressionnant était de rencontrer les membres de la Cour, ces Juges et Avocats-Généraux prestigieux dont j’avais souvent lu les écrits à l’âge des études. Il n’était pas rare de les croiser et d’échanger avec eux. Je me souviens ainsi de moments partagés, parfois en tête à tête, avec les plus hautes sommités du droit européen. Je mesure la chance immense que cela fut pour moi. Il m’arrivait de temps en temps, lorsque les « dec’nats » se faisaient moins nombreuses, de me glisser tout au fond de l’une des salles de la Cour pour assister aux audiences.  J’étais fasciné par l’interaction des Juges et des avocats, les questions, les réponses, imaginant la suite dans le huis-clos du délibéré. Je ressentais comme un émerveillement, mettant de la vie, des visages, des histoires sur l’expression souvent aride des arrêts que j’avais lus durant des années et lirais toujours longtemps après. Par un hasard de circonstances, je fis la connaissance du Président portugais du Tribunal de Première Instance, Jose Luis da Cruz Vilaça. Jose Luis est depuis devenu un ami cher, mon mentor en droit européen. Tout intimidé, je lui demandais, par-delà le droit, ce que c’était de juger. Ses réponses, ses analyses, son attention m’ont beaucoup marqué.

Le stage d’une vie, c’est au fond d’avoir pu apprendre en accéléré. Ce fut comme une révélation. J’avais étudié le droit pendant 8 ans à l’Université de Nantes, à Sciences-Po Paris et à Bruges, accumulant une connaissance académique formidable, mais fondamentalement abstraite aussi. Cette année passée à la Cour a mis une réalité derrière les manuels et la jurisprudence, une aventure humaine avant toute chose. La Cour de Justice, devenue désormais Cour de Justice de l’Union européenne, ne fonctionne pas en pilote automatique. Elle dépend d’abord de ces femmes et hommes de talent qui la composent et qui donnent vie et dynamisme à sa jurisprudence. Il y eut ainsi de grandes époques dans l’histoire de la Cour et parfois aussi des époques moins exaltantes. Le charisme, le courage, la volonté et une part de circonstances y ont contribué et le font toujours. Quand je rentrais dans une salle d’audience, je ne pouvais m’empêcher de penser, m’asseyant timidement au dernier rang, que c’était peut-être là, dans ces quelques mètres carrés, qu’était née la jurisprudence sur l’effet direct du droit européen ou celle sur sa primauté. Il y avait dans mon esprit et mon envie d’apprendre une galerie de textes et de portraits qui tapissaient ma découverte de la Cour.

On entend tant de choses sur les cours européennes, volontiers brocardées au nom de la sempiternelle critique du « gouvernement des juges » ou critiquées pour des jurisprudences forcément « ultra-libérales ». Je n’avais jamais adhéré un instant à cette critique et ce stage à Luxembourg ne fit que renforcer ma conviction sur l’apport fondamental des juges européens à l’aventure de l’intégration, loin de quelque complot que ce soit contre les Etats membres, les citoyens d’Europe ou la démocratie. En tenant son rôle, en interprétant comme elle le devait le droit européen, la Cour de Justice a écrit un grand bout de l’histoire de notre aventure commune, de notre communauté de destins, et elle continue de le faire. L’indépendance des juges est fondatrice, leur inventivité et leur professionnalisme aussi. Il ne leur appartient pas d’écrire la loi, mais de l’interpréter, de dire le droit, comme il le faut, justement, avec le recul que la matière juridictionnelle requiert, avec profondeur et prospective aussi. Aucune jurisprudence n’est réactive, épidermique, improvisée, impensée. Au contraire, chaque jurisprudence est construite, pesée et validée dans un délibéré dont seuls les juges connaitront l’histoire. Jamais davantage qu’à Luxembourg, je n’ai autant ressenti cela, aimé le droit, sa force et son apport à notre société.

Il m’est arrivé parfois de tenter d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’étais resté à Luxembourg. J’en avais envie, mais en cette année 1992, il y avait à la Cour trop de francophones et le souci, que je comprenais, était de restreindre le recrutement de juristes dont le français était la langue maternelle. J’en fus un peu victime. J’aurais aimé rester à la Cour, rejoindre comme référendaire le cabinet d’un juge. Ma vie aurait été certainement différente aujourd’hui. J’ai conservé de mon stage la conviction qu’il faut défendre la Cour et plus largement toutes les cours internationales. Dans mes années de député, longtemps après, je l’ai fait autant que j’ai pu. A la tribune de l’Assemblée nationale, dans l’Hémicycle de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, en sillonnant l’Europe et les universités. J’ai fait venir à l’Assemblée nationale mon ami Jose Luis da Cruz Vilaça et le Président de la Cour Koen Lenaerts, qui fut mon professeur de contentieux européen au Collège d’Europe. J’ai plaidé, comme député, la cause de la justice européenne, qu’elle soit celle de l’Union à Luxembourg ou celle de la Convention européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Je l’ai fait avec conviction quant au rôle fondamental du juge et à la complémentarité des ordres juridiques pour la construction de la paix par le droit.

Lorsque ma route passe par le Grand-Duché, je fais souvent le détour par le Kirchberg. La Cour d’il y a 30 ans a bien changé. Le Palais a fait peau neuve. Des tours immenses se dressent désormais dans un paysage auquel je trouvais à l’origine comme un esprit de village. Le temps a passé, mais l’idéal demeure et c’est cela, plus que tout, qui compte pour moi. J’ai gardé l’âme de la Cour. Je suis un stagiaire devenu quinquagénaire, heureux d’avoir eu cette chance immense de connaître la Cour de Justice de l’intérieur et d’avoir valorisé cette expérience dans la suite de mon parcours de vie. Je revois les visages amis, les copains d’alors, que je retrouve parfois du côté de Bruxelles, les bringues mémorables dans le Grund et autres lieux joyeux de Luxembourg – les juristes ne sont pas toujours austères – mon petit studio à la campagne, du côté de Septfontaines, parce que j’avais envie d’arbres, de champs et de vaches après mes deux années américaines et que je voulais respirer le soir face à la nature en pensant au droit. Il y eut dans ce stage une réelle dimension initiatique, une part d’humanité et de découverte restée unique dans mon souvenir. C’est à la Cour et à Luxembourg que j’ai pris toute la mesure de ma passion pour le droit et l’Europe, celle qui m’étreint toujours aujourd’hui.

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