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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Être né quelque part

Quimerc’h, devant la maisonnette de garde-barrière où j’ai passé mes premières années

J’ai lu il y a quelques jours le livre d’Hervé Algalarrondo, Deux jeunesses françaises. Fidèle de l’Obs depuis des années, l’hebdomadaire où Algalarrondo a longtemps écrit, j’aime sa plume et sa réflexion. Son livre avec Daniel Cohn-Bendit en 2016, Et si on arrêtait les conneries, m’avait beaucoup séduit et préfigurait par plein d’aspects le dépassement politique qu’Emmanuel Macron incarnerait quelques mois plus tard par sa candidature, puis son succès à l’élection présidentielle. Dans Deux jeunesses françaises précisément, il est question d’Emmanuel Macron. Mais pas que de lui, l’on y retrouve aussi Edouard Louis, l’écrivain prodigue, celui dont le premier roman à seulement 21 ans, Pour en finir avec Eddy Bellegueule, avait bouleversé tant de lecteurs, parmi lesquels je me rangeais. Beaucoup, politiquement, oppose Emmanuel Macron et Edouard Louis. Qu’ont-ils cependant en commun, outre la passion des livres et du théâtre, et quelque part le goût de la transgression aussi ? La Picardie. Tous deux y sont nés en effet, l’un à Amiens, l’autre à Abbeville, dans des milieux sociaux certes très différents. La Picardie a façonné leur destin, leur personnalité, leurs idées et … leurs rêves d’ailleurs. Ils n’y vivent plus et n’y retournent guère. Comme si la Picardie n’était plus leur histoire.

La lecture de Deux jeunesses françaises m’a interpellé. Ce que montre Hervé Algalarrondo, c’est qu’Emmanuel Macron et Edouard Louis, chacun à sa manière et avec son parcours, se sont construits par opposition à leur région et leur milieu, au point de vouloir s’en écarter. Prendre de la distance avec les années de jeunesse, y compris géographiquement, cela arrive, mais pose aussi une question : est-on de quelque part au sens tripal du terme ou à tout le moins au sens de l’inspiration pour un parcours de vie ? Loin de moi l’idée de juger et le livre d’Hervé Algalarrondo s’en abstient également. C’est un sujet que j’ai toujours eu envie de comprendre, dans la vie publique, les arts et même l’économie. Quels petits coins, quels souvenirs parlent au cœur et portent un destin ? Où sont les racines, car il ne peut pas ne pas en exister ? Le mois passé, à l’occasion du 25ème anniversaire de la disparition de François Mitterrand, l’évocation de son itinérance personnelle et intime entre la Bourgogne, la Charente et les Landes m’était revenue davantage que ses choix politiques, dans lesquels pourtant je m’étais reconnu. Mitterrand avait une relation à la France, aux paysages de son enfance et de ses jeunes années adultes qui me touche, et peut-être même encore davantage aujourd’hui.

Je suis breton. J’aime la région d’où je viens. Elle m’a façonné, comme ma famille aussi l’a fait. A chaque étape de ma vie, heureuse ou triste, elle a été un ancre salutaire. Quand j’étais loin, elle m’accompagnait. Pas uniquement parce que ces paysages de Bretagne sont beaux et peuplaient mes rêves. Parce que je ressentais profondément, intensément que je suis de là-bas, par la culture, l’histoire, y compris l’histoire des miens, fût-elle parfois tragique. Je suis né à Quimper, j’y ai été à l’école. J’ai grandi à Ergué-Gabéric. Et pourtant, lorsque je me retourne, c’est Quimerc’h, le village où vivaient mes deux grands-mères, que je vois. Et la petite maison de garde-barrière de ma grand-mère maternelle, le long de la voie ferrée entre Quimper et Brest, où j’ai passé mes premières années. C’était une enfance simple, heureuse et aimante, une enfance protégée. De ces années-là viennent les valeurs qui me portent. Quimerc’h s’est inscrit au cœur de mon monde. Les champs, les animaux, la forêt du Cranou toute proche, l’odeur et les couleurs de la campagne tapissent toujours ma vie aujourd’hui. Il y a deux ans ans, au moment de nommer la petite entreprise que je voulais créer, j’ai choisi Kerhall Consulting. Kerhall est le lieu-dit où se trouvait la maisonnette de ma grand-mère.

Être né quelque part a pour moi tout son sens. Je sais d’où je puise mon histoire. Mais ce quelque part peut aussi ne pas être un bout d’enfance. Ce peut être l’endroit et le moment où l’on s’est éveillé ou révélé à soi-même, souvent plus tard qu’à l’âge des culottes courtes, et peut-être rudement. C’est l’histoire d’Edouard Louis, grandissant à Hallencourt dans un milieu viril et inculte alors qu’il se découvrait différent. Il n’existe pas de récit unique. Il y a une multitude d’histoires, parfois enfouies et douloureuses. Dans sa chanson éponyme en 1987, Maxime Le Forestier disait : « Être né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard ». Ce n’est pas faux non plus. Que sera le quelque part d’un enfant d’immigré à qui l’on fait sentir que le quartier, la ville, le pays dans lesquels il a grandi et qu’il aime sont pourtant moins les siens que ceux du copain avec lequel il aura joué et partagé toute son enfance ? Cette réalité-là existe malheureusement et elle est déstructurante. Elle est celle des identités plurielles, que notre monde mêle aujourd’hui bien plus qu’autrefois. C’est pour elle que Maxime Le Forestier ajoutait : « Être né quelque part, c’est partir quand on veut, revenir quand on part ».  

Mon histoire est simple car elle est homogène : un bout du monde, un petit village, une génération d’aînés empreints d’humanisme et de bonté. Celle de mes enfants est différente. Ils ont d’autres racines. C’est Bruxelles et la Belgique, où ils sont nés et vivent. C’est l’Andalousie et la Galice, terres de mon épouse et de ses parents, les collines d’oliviers et les rias. Et c’est mon coin de Bretagne, la maison de ma maman et celle, l’été, des vacances au bord de l’océan. Ils sont français et espagnols, ils seront belges aussi à leur majorité. Leur quelque part est multiple. J’espère qu’il le restera. C’est leur richesse. Beaucoup se joue dans la transmission et les grands-parents sont imbattables à ce compte. Manette, sa grand-mère, avait donné à Emmanuel Macron le goût éperdu de la lecture et des livres. De ma grand-mère, je garde le souvenir d’une douceur infinie dans notre maisonnette de Quimerc’h et de recommandations attendries sur le chemin de la vie. Être né quelque part est une liberté, celle de faire le miel de ses souvenirs et de ses inspirations, sans contrainte ni jugement d’autrui. C’est être soi-même et être encouragé à l’être aussi. C’est parfois un combat, mais pas pour nier une part de soi : pour gagner au contraire le droit de vivre pleinement et librement ses passions et ses rêves.

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Le long chemin de la justice climatique

Il y a deux ans, quatre organisations non-gouvernementales (Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas-Hulot) avaient recueilli plus de 2,3 millions de signatures de citoyens au bas d’une pétition, “L’affaire du siècle”, dénonçant l’inaction de l’Etat dans la lutte effective contre le réchauffement climatique. Après la pétition était intervenu le dépôt d’un recours par ces mêmes ONG devant le tribunal administratif de Paris pour carence fautive. Qu’en ferait le tribunal administratif ? De sa réponse dépendrait largement la capacité, déjà mise en œuvre dans d’autres pays, de faire avancer – ou non – la justice climatique en France. C’est peu dire que l’arrêt du tribunal administratif était donc attendu. A l’arrivée, cet arrêt, rendu public hier, offre aux ONG un timide succès.

Le tribunal administratif de Paris reconnaît une faute de l’Etat en raison de son incapacité à tenir ses engagements de réduction de gaz à effet de serre. Pour mémoire, ceux-ci sont de réduire les émissions de 40% en 2030 par rapport à au niveau de 1990 et d’atteindre la neutralité carbone pour 2050. A l’évidence, la trajectoire récente n’y conduit pas. C’est la première fois qu’une faute de cette nature est retenue à l’encontre de l’Etat et cela constitue en soi un précédent notable. Est-ce pour autant un jugement révolutionnaire ? Non, car au-delà de la condamnation de l’Etat à verser aux ONG un Euro symbolique au titre du préjudice moral résultant de sa carence fautive, le tribunal administratif de Paris laisse sans réponse à ce stade la question centrale : la réparation du préjudice écologique.

Il revient désormais aux ONG d’apporter les éléments d’évaluation de ce préjudice pour permettre sa réparation. Le tribunal administratif a prononcé en effet un supplément d’instruction à cette fin, assorti d’un délai de deux mois. Un deuxième jugement interviendra donc, plus important, plus fondateur pour la justice climatique en France que celui d’hier. La faiblesse de l’engagement de l’Etat contre le réchauffement climatique et les résultats insuffisants obtenus sont certes reconnus, mais l’Etat n’est pas non plus le seul fautif. Quelle est la part de sa carence dans la responsabilité d’une sécheresse ou d’inondations catastrophiques et quel contenu concret présentera en conséquence la réparation qu’il lui reviendra d’assumer ? C’est tout cela qui va se jouer dans les deux mois.

Rien n’est encore établi. Que peut décider le tribunal administratif de Paris? Il peut enjoindre l’Etat de prendre une série de mesures contraignantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, conformément à ses engagements. L’écart entre les résultats actuels et les engagements est grand : là où la réduction annuelle devrait être a minima de 1,5%, elle n’était que de 0,9% sur l’année mesurée la plus récente (2019). Le sujet est d’autant plus prégnant juridiquement (et in fine politiquement) qu’au cours de ces mêmes deux mois, le Conseil d’Etat se prononcera sur les réponses de l’Etat quant à sa capacité de tenir la trajectoire de réduction des émissions à l’horizon 2030, dans le cadre d’un recours pour inaction climatique présenté par la commune nordiste de Grande-Synthe.

Ces deux actions convergent et mettent l’Etat sous pression, tout comme la justice administrative. Les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre pris par la France ne sont pas indicatifs, ils sont contraignants et s’imposent. On ne peut avoir été le pays hôte de l’accord de Paris de décembre 2015, se battre à raison pour sa mise en œuvre à travers le monde et échouer paradoxalement chez soi, faute de manifester la volonté que l’on attend ailleurs des autres. C’est là que la justice climatique se glisse, en recherchant par la saisine des cours et tribunaux à forcer l’action publique, en ouvrant la voie à la réparation du préjudice écologique, y compris même au bénéfice de personnes s’estimant nommément victimes des effets du réchauffement climatique.

Tout cela, en France, est encore à venir. L’arrêt du tribunal administratif de Paris du 3 février 2021 ne fait qu’entrouvrir une porte. C’est une étape importante, mais une étape seulement. La dimension contentieuse de l’action climatique est moins commune en France qu’elle ne l’est ailleurs en Europe ou même au-delà. Elle prend cependant un relief particulier au moment où, par coïncidence de calendrier (ou pas), l’agenda législatif du printemps s’ouvre à l’examen par le Parlement du projet de loi issu des propositions de la Convention citoyenne sur le climat et au projet de référendum visant à intégrer l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique dans la Constitution. C’est dire combien les prochains mois seront déterminants pour la justice climatique en France.

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S’abandonner ou s’unir

Voilà un an que le monde affronte la plus redoutable pandémie depuis un siècle. Les victimes se comptent par millions. Aucun pays, aucune terre n’est épargnée. La souffrance est partout et la sortie du tunnel, tant espérée, semble encore lointaine. Une année a passé. Nous avons le vaccin – et c’est une réussite prodigieuse en si peu de temps – mais nous avons aussi les variants. Au risque que d’une pandémie, l’on glisse peut-être vers une autre. Que pourront les vaccins contre les variants ? Les premières appréciations semblent rassurantes. Pourvu cependant qu’elles soient justes. Car de cette pandémie, nous savons finalement bien peu encore. Les vagues se succèdent. Bientôt la troisième, et avec elle un très probable confinement. Jamais nous n’aurions imaginé à l’échelle de nos vies devoir abandonner autant de libertés face à un quelconque péril. Ne plus sortir, de plus voir ses amis et sa famille, ne plus circuler. Et avoir peur, pour les siens et pour soi. C’est dur d’être jeune en 2021, c’est dur aussi d’être âgé, et dur d’être parent. L’avenir est entre parenthèses. Là où l’on voyait souvent loin, une réalité prosaïque nous renvoie désormais à quelques semaines, à quelques mois tout au plus. Et sans doute est-ce là le plus rude.

Que faire ? Tenir bon. Avons-nous en vérité d’autre choix que celui-là, dès lors que la circulation du virus repart à la hausse, menaçant, outre les santés et les vies, les capacités et les ressources hospitalières ? Tout relâcher nous vaudrait un tsunami sanitaire. Tant d’efforts seraient alors anéantis. Aplatir autant que possible la courbe, une nouvelle fois, après le printemps, après l’automne, est une triste et récurrente perspective. Elle est cependant le seul moyen de gagner du temps pour vacciner la population et atteindre enfin l’immunité collective. Quand ? A l’été, ou plus probablement après. Couvre-feu, confinement, fermetures de frontières s’enchaînent en Europe. Dans le désordre, quoi que l’on dise, lorsque l’on vit et travaille sur plusieurs pays. J’en fais la difficile expérience. Si je ne passe pas la frontière, je ne peux plus travailler. Il n’y a plus de trains, presque plus d’avions. Alors je conduis, j’avale des kilomètres par milliers, autant que la loi et ma résistance me le permettent. Peut-être serai-je vacciné à l’approche de l’été. Je l’attends ardemment. Je perçois le vaccin comme un devoir civique. Je ne comprends pas que l’on s’y refuse et attende des autres qu’ils fassent l’effort que l’on choisit soi-même de ne pas faire.

C’est long, un an. Le temps file et ne se rattrape pas. Je l’ai mesuré aux larmes de mon petit Marcos, peu de temps après Noël. Cela faisait un an qu’avec son frère et sa sœur, il n’avait plus vu Grenade et la propriété d’oliviers des grands-parents dans laquelle, à chaque fin d’année et à Pâques, il aime tant courir et jouer. Ces rendez-vous-là dans la campagne andalouse lui manquent beaucoup. Ils sont comme des rites, des étapes sur le chemin de l’enfance. La pandémie, si elle n’affecte pas les petites vies, les touche cependant à l’âme, et certainement plus qu’il n’y paraît. Irons-nous en Espagne à Pâques ? Rien n’est moins sûr. Il faudra à tout le moins que les grands-parents aient été vaccinés. Je mesure combien cette période est terrible et déstructurante pour les enfants. Il y eut le printemps 2020, puis l’automne et désormais l’hiver. Les photos des jours heureux font sourire, mais elles ne rassurent pas. Elles soulignent ce qui était et qui n’est plus. Tous les vendredis, mes enfants reviennent de l’école avec tous leurs livres, comme si l’école devait ne pas reprendre le lundi suivant parce que sa fermeture aurait été décidée dans l’intervalle. Ils traversent comme ils le peuvent cette période sans fin, qui met au défi leur innocence.

Il faut se parler, expliquer, ne pas laisser par le silence et les non-dits la peur s’installer. Se parler en famille, se parler de famille à famille, d’amis à amis. Et de gouvernants à gouvernés, dans les deux sens. Il n’y a pas en France 66 millions de procureurs. Cette phrase était maladroite et malheureuse. Il y a en France des millions de gens perdus qui ont peur, qui s’interrogent, qui tentent de comprendre. Et qui réclament légitimement qu’on leur rende compte, clairement et justement. L’éloignement de la décision publique, son inégale explication, sa verticalité d’exécution, au risque de l’infantilisation, expliquent largement les attentes déçues, les colères et les peines. Le début compliqué de la campagne de vaccination en aura été le dernier exemple. C’est souvent la pédagogie qui manque alors qu’elle doit dans une situation aussi critique être à la base de tout. L’acceptabilité des restrictions de libertés, des calendriers de vaccination et du principe même du vaccin en dépendent. Chacun doit entendre, au-delà des difficultés et des souffrances, l’appel à la solidarité, à l’effort collectif et au devoir. Notre pays a traversé des épreuves terribles dont le souvenir peut encore être partagé. Rassemblé, il s’est relevé. Puissions-nous nous en inspirer.

J’ai fait un court saut en Bretagne ces derniers jours. Il faisait un temps maussade. Le ciel était bas et il tombait sur la campagne un crachin pénétrant. Je suis passé le long d’un petit stade que je connaissais, au cœur du centre-Finistère. Les feuilles mortes jonchaient la pelouse. Il manquait le marquage de ligne et un pauvre filet battait au vent. Il n’y avait personne. Sans doute depuis longtemps. Le moment était crépusculaire. On peut s’abandonner à la peine ou à la nostalgie, et j’en eus la brève tentation. Ou au contraire se rebeller, et il le faut. Car il n’y a pas de fatalité à ce que la vie s’écarte, s’écrive derrière des murs, s’isole et isole. Se rebeller, c’est affronter le défi qui se pose à nous, en responsabilité, parce que nous nous devons les uns aux autres, en faisant Nation. C’est se rappeler que nous avons des devoirs autant que des droits. Et que la solidarité est une exigence dans l’épreuve, qui requiert que l’on sache penser aux autres avant de commencer à penser à soi. C’est à ce prix et par l’effort que le Covid battra en retraite. Il sera temps alors de nous retrouver, quand ces jours-là viendront, et de reprendre la marche du monde, conscients de ce que nous aurons vécu et de la nécessité d’en écrire la suite autrement.

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Demain en Amérique

Image par BarBus de Pixabay

J’aime profondément les Etats-Unis. J’y ai vécu deux années au début de ma vie d’adulte et j’en garde un souvenir heureux. Cette expérience a marqué mon parcours d’après et aussi, je crois, mon regard sur l’existence. Il y a aux Etats-Unis un esprit de liberté, la conviction que tout est possible pour qui veut s’engager, inventer, entreprendre et construire. Le modeste quartier de Los Angeles où je vivais était de « classe moyenne – », composé de gens qui se battaient pour s’en sortir, souvent issus d’une immigration récente. Ils touchaient du doigt le rêve américain, attentifs à ce qu’il soit pour eux et leurs enfants la perspective d’une vie meilleure. Ce mélange de travail acharné et de volonté, malgré les difficultés et les injustices, rudes dans ma perspective d’Européen, m’impressionnait. Il est resté pour moi un marqueur de ce qu’est l’Amérique, sa chance et aussi ses périls. Souvent ces derniers mois, j’ai repensé à mes échanges d’alors avec les gens de mon quartier. Une crise peut tout emporter, des fruits d’années de travail jusqu’à la dernière des illusions, lorsque n’existe aucun filet de sécurité ou presque. D’un job dépend l’accès à la couverture sociale et à l’assurance maladie. C’est tellement important. Plus encore en temps de crise sanitaire.

J’ai appris l’Amérique par la vie. Je l’avais aussi étudiée par le droit. J’admire la démocratie américaine, l’histoire des pères fondateurs et d’un nouveau pays. A l’université, mais aussi à 11 ans, par un petit livre édité pour le bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis que j’avais reçu en cadeau, j’ai été comme instruit par ce mouvement vers la liberté. C’était la première fois que les idées des Lumières étaient appliquées avec la Déclaration d’indépendance de 1776 au caractère universel, proclamant que « tous les Hommes sont créés égaux », quand bien même il faudrait du temps encore pour vaincre l’horreur qu’était l’esclavage et l’indignité que fut la ségrégation. De toujours, j’ai associé les Etats-Unis au droit et à ses conquêtes. A Washington, après ma vie californienne, profitant de déplacements professionnels et de vacances, j’ai arpenté, passionné et recueilli, les couloirs et galeries du Capitole, les monuments qui racontent l’histoire américaine, le grand hall et la salle de la Cour suprême. Je revois encore cette devise au fronton de la Cour : « Justice, the Guardian of Liberty ». Les images du Capitole pris d’assaut le 6 janvier m’ont bouleversé. C’est la démocratie que l’on attaquait. Et c’est un Président, défait dans les urnes, qui était aux commandes.

Demain, Donald Trump sera parti, laissant son pays dans le chaos, les divisions et une crise sanitaire sans précédent. Disons-le directement : ce type est dingue. Il a érigé le narcissisme, l’intimidation, la violence, le cynisme, le déni et le mensonge comme méthode de gouvernance. Jusqu’à instrumentaliser ses soutiens fanatisés contre les parlementaires parce qu’il refusait d’avoir perdu les élections et de céder le pouvoir. Dans l’histoire américaine, cette fin de mandat crépusculaire restera une tache. Trump s’en va et, impeachment et autres procédures à son encontre aidant, il lui sera difficile de revenir. Tant mieux. Pour autant, rien ne serait pire qu’un déni qui chasse l’autre et conduise à oublier qu’en novembre dernier, près de 75 millions de citoyens lui avaient apporté leurs voix envers et contre tout. C’est dire l’immense responsabilité qui incombe désormais à Joe Biden et le rôle essentiel de ses premiers 100 jours à la Présidence pour s’attaquer efficacement à la pandémie et rassembler sincèrement les Américains. Le complotisme et les haines disent beaucoup des fractures et de la misère morale d’une société. C’est vrai aux Etats-Unis, cela l’est aussi de notre côté de l’Atlantique, pour qui se souviendra des Gilets jaunes.

Reconnaître les ruptures d’une société, non pour les instrumentaliser, mais au contraire pour y parer, est essentiel. Il faut entendre les souffrances, les comprendre et vouloir y répondre. L’atout de Joe Biden est sa longue expérience politique, mais aussi et peut-être d’abord son empathie personnelle. Elle n’est pas feinte. J’ai relu avec émotion ces derniers jours « Promise me, Dad », le livre qu’il avait écrit en 2017 sur l’épreuve que fut pour lui la disparition de son fils Beau quelques années plus tôt. Trop souvent dans la vie publique, l’expression de l’empathie est perçue comme une faiblesse ou une distraction. C’est une erreur de penser ainsi. On ne gouverne pas, on ne relève pas un pays et on le rassemble encore moins dans la distance ou l’indifférence. L’empathie est un élément essentiel du leadership. Joe Biden a pour lui une capacité de rassemblement, une connaissance inégalée des rouages, des femmes et des hommes qui comptent au Congrès, démocrates bien sûr, mais républicains aussi. Et une majorité certes ténue, mais bien réelle lui permettant d’agir si les jeux politiques devaient en disputer à la responsabilité que commande la lutte contre la crise sanitaire et pour le sauvetage de l’économie américaine.

La vie politique aux Etats-Unis est empreinte de solennité et de symboles, parfois surprenants pour d’autres cultures. Il en va ainsi notamment des prestations de serment présidentiel. La prestation de serment sur les marches du Capitole, face aux monuments de Washington et à une foule énorme, est un moment fort qui, s’il donne le ton du mandat de quatre ans qui s’ouvre, se veut aussi et surtout le signe de la concorde par la transmission paisible des pouvoirs. J’ai eu la chance de vivre in situ deux prestations de serment, l’une en janvier 1997 pour le second mandat de Bill Clinton, l’autre en janvier 2009 pour l’élection de Barack Obama. La ferveur de ces moments m’a marqué, en particulier – le souvenir est inoubliable – pour Barack Obama dans le froid polaire de 2009. Il y avait des millions de gens massés sur le Mall de Washington et le sentiment partagé que l’histoire s’écrivait sous nos yeux. Demain, il y en aura bien moins en raison de la pandémie, mais certainement autant devant leurs écrans, tant les enjeux de la présidence de Joe Biden pour l’avenir des Etats-Unis sont immenses. Puisse ce moment marquer un nouveau départ, un reset conquérant, juste et heureux pour la société et la démocratie américaines.

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