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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Un soir de décembre

Après l’averse, ce soir, sur la Côte des Légendes

J’écris ce petit mot, assis sur le lit de ma chambre d’hôtel, un carton de pizza vide à mes pieds. Je suis à Huelgoat, dans le Finistère, dans les Monts d’Arrée. Nous sommes le 16 décembre. Dehors, il fait nuit noire. Il tombe des cordes et un froid à glacer les os s’installe. Le vent souffle en tempête. Au milieu du carrefour, un pauvre sapin de Noël décoré de quelques boules et guirlandes improbables plie sous les bourrasques Il n’y a personne dans la rue. C’est l’heure du couvre-feu. A l’hôtel, les 13 chambres sont occupées. 12 autres voyageurs comme moi, chacun avec sa pizza, sa petite bouilloire, sa télévision, sa solitude. Nous ne nous voyons pas, nous ne nous croisons pas. Il n’y a plus de dîner, de déjeuner, de petit-déjeuner. Il y a juste des bruits épars, un fond de film un peu sonore, l’écho d’un voisin ronfleur ou enrhumé. C’est la vie des voyageurs par temps de Covid et de confinement. Personne ici n’est venu visiter Huelgoat. Même en décembre pourtant, Huelgoat, c’est beau avec son lac, sa forêt, le Chaos et la Roche tremblante. Je suis là, nous sommes là car l’Hôtel du Lac est le seul établissement ouvert entre Lorient et Morlaix. Tout simplement. Et quand on bosse loin de la maison, il faut pouvoir dormir quelque part. Et manger aussi.

Je suis un petit indépendant. Mes missions de conseil, mes engagements, j’y tiens. C’est ma vie, ce sont mes revenus. Je n’ai aucun filet si tout devait s’arrêter. Ma petite entreprise, je me bats pour qu’elle passe la crise. Aussi longtemps que les règles sanitaires le permettent, je me déplace. Jusqu’à mon département natal en cette mi-décembre. Je n’ai pas voulu rester dans la maison de mon enfance, là où habite ma maman. Je vis en Belgique, où la pandémie est la plus rude en Europe. Je ne veux exposer personne au risque. C’est dur d’être loin et proche à la fois, et plus encore ici. Sur mon IPhone, je fais défiler les photos de Noël il y a un an, des visages heureux, joyeux et tranquilles. Qui aurait bien pu imaginer où nous serions en ce mois de décembre ? Le recul donne le vertige. La peur a envahi la société. On nous parle de colère. Je ne crois pas qu’il y ait colère. Il y a la crainte, l’angoisse, ce sentiment irrationnel, torturant ou taraudant, qui prend aux tripes. Et c’est bien plus redoutable. Tant de hauts, de bas, d’ordres et de contre-ordres. Au printemps dernier, j’avais écrit un papier critique sur la parole publique au défi du Covid. Elle souffre, la parole publique. Elle souffre d’être bavarde et confuse là où elle aurait dû fédérer.

Combien de mois depuis que je n’ai plus serré une main ? Je ne m’en souviens même plus. Les gestes barrières, les masques, le gel, les distances ont envahi le quotidien. Il le faut. Pourtant, je tiens mes réunions. Il y a le « on » et le « off », l’ordre du jour et les apartés. Ces moments-là sont forts et chaleureux. Ils trompent les solitudes. On se confie des choses sur la crise, des réflexions et des idées, des regrets et des espoirs, même sans se connaître. Comme le micro-trottoir de la vraie vie. Les choses sont dites, lâchées plus facilement, plus douloureusement aussi. Mises bout à bout, elles dessinent les attentes, les espoirs, les volontés, les exigences. Si certains imaginent que l’après-Covid sera « business as usual » ou plutôt « business as previously », ils se trompent lourdement. Le déni de souffrance et les propos lointains seront ravageurs. Quand des millions de gens prennent la crise, la galère, la maladie et peut-être la mort dans la figure, on ne vient pas leur parler de la réforme des retraites. A la sortie de crise, il faudra être sacrément à la hauteur. Et donner un contenu concret à la résilience. Les mots ne suffiront pas. Ce sont des actes qu’il faudra poser et des résultats qu’il faudra apporter à des sociétés en attente d’humanité.

Aujourd’hui, avant de retrouver l’hôtel, j’ai traversé ces villages finistériens chers à mon cœur, dans l’Arrée, puis dans le Léon, face à la Manche. Décembre n’est pas juillet. Il manquait la lumière, malgré les illuminations ici et là. Il manquait surtout un coin où s’arrêter. Nulle part où aller, pas de café, pas de restaurant, pas même de banc où s’asseoir, rien à emporter si ce n’est un malheureux sandwich de supermarché, avalé dans la voiture avec un Perrier tiède. Tout est fermé, rien n’est permis. C’est étrange de rouler des heures en rêvant d’un thé ou d’une tasse de café jusqu’à l’obsession. D’espérer que le maire avec qui j’avais rendez-vous aurait peut-être une petite cafetière. Et le remercier avec effusion quand elle apparaît… Dans une semaine, ce sera Noël, même derrière les masques qu’il nous faudra désormais porter entre les plats du réveillon. Puis, comme le disent les Allemands, nous glisserons vers 2021. Il faudra tenir bon, nous protéger, protéger les autres. Se préparer au vaccin, se faire vacciner. Car la solidarité, c’est accepter cette responsabilité-là. La santé, nos libertés, notre avenir en dépendent. Comme notre capacité, ensemble, à bousculer le chaos du monde en quête de cohérence, d’imaginaire et d’horizon.

Le menhir christianisé de Men Marz à Brignogan

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Le Covid, la crise et l’Europe d’après

En fin de cette semaine, les 10 et 11 décembre, une importante réunion du Conseil européen se tiendra à Bruxelles, consacrée à la réponse de l’Union européenne à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques et sociales dans chacun de nos pays. Cinq mois ont passé depuis l’accord européen de juillet 2020. Une seconde vague de Covid est intervenue, violente et meurtrière, conduisant à de nouveaux confinements desquels nous peinons à sortir. L’économie européenne souffre et nos sociétés avec elle. Il est nécessaire, urgentissime même de mettre en œuvre l’accord européen de juillet et de donner corps à la relance pour qu’un désastre social ne succède pas à une catastrophe sanitaire. Pourtant, la Hongrie et la Pologne continuent de faire veto : pas question d’appliquer l’accord si l’accès aux fonds européens est lié au respect de l’Etat de droit. Alors qu’en cette fin d’année redoutable, l’angoisse des Européens et leur souffrance n’ont jamais été aussi grandes, cette obstination confine à l’indécence. Et voudrait que l’on en tire les conclusions en faisant à 25, sans ces deux pays, ce que l’on entendait faire à 27. C’est triste et c’est surtout rageant. Une chose est sûre : il n’est plus temps d’attendre, il est plus que temps d’agir.

Des crises, l’Union européenne en a affronté de profondes depuis une vingtaine d’années, entre crash financier et dettes souveraines. Ses lenteurs et lourdeurs ont été critiquées. A chaque secousse, l’Union se découvrait sous-équipée, juridiquement, institutionnellement, politiquement. Faute d’avoir su ou voulu anticiper, elle était souvent à la remorque des évènements. Elle aurait pu sombrer, ballotée par les circonstances. Elle ne l’a pas pourtant pas fait, trouvant dans l’adversité l’ultime ressource de réagir. Les circonstances, précisément, l’ont conduit à innover, à sortir des cadres et à briser plusieurs tabous tenaces. Tous les tabous ? Non, pas tous, et c’est là que la crise sanitaire du Covid-19 marque certainement une rupture. Depuis le début de la pandémie en février 2020, l’Union européenne a été à la hauteur. Le rachat massif de dettes par la Banque centrale européenne dès le mois de mars a permis de contenir les taux d’intérêts et d’éviter ainsi l’asphyxie des banques et de l’économie européenne. Surtout, l’accord du 21 juillet entre les 27 Etats membres a jeté les bases d’un plan de relance massif et inédit, constitutif d’un saut politique majeur.

Approfondir le projet européen

L’accord de juillet ouvre en effet la voie à l’approfondissement du projet européen en autorisant la Commission européenne à s’endetter au nom des Etats membres pour un montant considérable (750 milliards d’Euros) afin de venir en aide à ceux d’entre eux les plus affectés par la crise. Cette dette commune est une étape décisive vers une union de transferts : 390 milliards sur les 750 milliards de l’emprunt seront transférés aux Etats membres sous forme de dons, remboursés par les 27 ensemble au prorata des PIB nationaux respectifs, quel que soit le montant des dons dont ils auront bénéficié. C’est un pas considérable vers la solidarité entre Etats et aussi un acte de foi envers le projet européen. Car s’endetter ensemble pour 30 ans, c’est affirmer sa confiance en l’Europe. Est-ce un précédent, un tournant « hamiltonien », par analogie à l’histoire des Etats-Unis, avec la création d’une dette fédérale, ou juste une décision ponctuelle, imposée par des circonstances inédites, que l’on s’empressera de décrire comme une exception sitôt la crise passée ? J’opte pour la première alternative, certes par conviction mais aussi par réalisme.

L’accord de juillet 2020 est un tournant politique difficilement réversible. Sans engagement franco-allemand, il n’aurait jamais pu voir le jour (et sans Brexit non plus, d’ailleurs…). Longtemps l’Allemagne s’était montrée résolument hostile à toute mutualisation de la dette des pays européens. La crise sanitaire, par sa violence et sa profondeur, l’a menée à la prise de conscience que l’ampleur de la récession à venir menaçait l’existence même de l’Union et qu’il fallait pour cela aider les pays les plus touchés à la périphérie de celle-ci. Le sens de la responsabilité à l’égard de l’Europe, partagé au centre de la vie politique allemande, a prévalu. Mais ce tournant, aussi important soit-il en Allemagne et en Europe, n’est pas suffisant. Il manque toujours une gouvernance de la zone Euro structurant la coordination des politiques budgétaires nationales et les priorités de réforme à entreprendre par les Etats membres. C’est cette logique de convergence et donc de confiance qui permettra à terme la mutualisation des titres de dettes. Ce dernier pas reste à faire. Le souci d’asseoir l’acceptabilité du saut de juillet par les opinions publiques nationales, y contribuera.

Une première dette commune lie désormais les Européens, qu’il faudra rembourser. Comment le faire, si ce n’est en dotant l’Union européenne de ressources propres et en progressant vers l’autonomie budgétaire. Comme avec le produit d’une taxe carbone aux frontières extérieures, d’une taxe GAFA ou/et d’une taxe sur les transactions financières. Peut-être que cela prendra du temps. Ou pas, là encore en fonction des circonstances. Le plafond des ressources propres a déjà été relevé à 1,8% à la faveur de la crise. L’on objectera alors la position des Etats « frugaux » : Pays-Bas, Danemark, Suède, Autriche et Finlande. Mais que disent-ils vraiment ? Qu’il est nécessaire d’éviter que certains Etats membres aux finances publiques « relâchées » se comportent comme des passagers clandestins et jouissent de la solidarité européenne sans consentir aux mêmes disciplines. Ils n’ont pas tort. C’est une préoccupation compréhensible. Elle doit être prise en compte. Il faut introduire de la conditionnalité et une obligation de résultats à la charge de tous en retour de la solidarité européenne. C’est vrai en termes de gestion des finances publiques. Et aussi d’Etat de droit.

Comment y donner corps en privilégiant une solidarité saine qui construise l’avenir ensemble ? Par une évolution de certaines règles européennes excessivement présentées ou perçues comme des totems. En sortant par exemple l’investissement du champ du déficit maximum dans le Pacte de stabilité et donc en réformant le Pacte. Dans un contexte de taux d’intérêt négatif, il faut en effet pouvoir s’endetter pour investir dans les dépenses d’avenir (climat, numérique, santé, éducation). Et être exigeant à l’inverse sur la maîtrise des dépenses de fonctionnement, en particulier sur le devoir de réformer l’Etat et d’en contrôler rigoureusement les comptes. Les « frugaux » ont su marchander chèrement leur soutien, au risque parfois de miner la cohérence de l’effort d’ensemble et son efficacité recherchée. Ainsi, leurs rabais respectifs dans le cadre budgétaire pluriannuel n’ont pas disparu, mais augmenté. Des engagements importants dans ce même cadre ont été sacrifiés. Le programme de recherche « Horizon EU » a été réduit de 100 milliards d’Euros à 81 milliards. EU4Health, le fonds destiné à créer une Europe de la santé, a été supprimé.

Pour une Europe souveraine

C’est de ce risque d’incohérence dont il faut se parer. Comment ? En apprenant de cette crise, en changeant de braquet, en ancrant l’Union européenne dans une logique et une démarche de puissance. L’Europe ne doit pas attendre d’autres pays ou régions du monde, les Etats-Unis par exemple, qu’ils agissent pour elle. Ce temps-là est révolu. Le monde a changé. C’est de souveraineté et de résilience dont il s’agit désormais. Face à la Chine, à la Russie, à la Turquie, l’Europe doit parler haut et agir fort. Elle le peut, elle vient de le montrer. Elle doit aussi mesurer les dangers qui la guettent, dont celui du décrochage économique. Il y a 40 ans, les pays qui constituent aujourd’hui la zone Euro représentaient 21% du PIB mondial. Ce n’est plus que 12% aujourd’hui. La chute de la démographie européenne y est pour quelque chose, mais aussi une innovation insuffisante, un effort de recherche trop juste et l’inachèvement de l’union économique et monétaire le sont aussi et pour une plus large part. La croissance européenne est trop faible. L’Europe reste insuffisamment intégrée. Les différences entre son centre et la périphérie sont son talon d’Achille.

L’Europe post-Covid ne pourra plus être la même pour toutes ces raisons. Et c’est autant affaire d’état d’esprit que de règles. Le développement et le rattrapage économique du sud et de l’est de l’Europe bénéficieront à tous. Or, la moitié des aides d’Etat intervenues depuis le début de la pandémie concernait l’économie allemande. Comment concilier ceci avec le souci de cohésion et de soutien prioritaire aux économies les plus malmenées, au risque que la crise, malgré tous les efforts entrepris par l’Union, ne rende plus grandes encore les différences entre Etats membres et jouent de facto contre son affirmation internationale ? Cette contradiction-là doit être relevée car il en va de la crédibilité de l’Union. L’état d’esprit utile, c’est celui de juillet 2020, lorsque la volonté d’agir ensemble et pour tous l’a emporté sur tout le reste. Il appelle la cohérence dans la définition de l’intérêt commun comme dans celle des priorités retenues. Cela veut dire, entre autres, éviter tout retour trop brutal aux équilibres, notamment sur les dettes nationales, et prolonger l’intervention de la Banque centrale européenne afin de donner de l’air aux économies les plus affectées.

Oui, il faut des règles, mais repensées au regard des priorités mises en lumière par la crise comme des difficultés qu’elle aura révélées. A l’évidence, une politique de concurrence sans projet industriel n’a plus grand sens. L’Europe devra s’affirmer dans des secteurs stratégiques tels l’intelligence artificielle, la défense, les énergies renouvelables ou l’hydrogène. Hors champ économique, la libre circulation des personnes ne pourra plus faire abstraction d’une politique d’immigration claire et donc d’une remise à plat de Schengen. Tout cela peut pour une part se faire hors évolution des Traités. Et par une réforme des Traités si c’est une condition nécessaire de faisabilité et de visibilité de l’action européenne, en particulier s’il s’agit d’affirmer par la preuve la souveraineté européenne dans de nombreux domaines : commerce, économie, climat, santé, migration, sécurité et politique étrangère. La question institutionnelle devra être ouverte. Tout ne peut reposer sur les seuls chefs d’Etat et de gouvernement statuant à l’unanimité. Il faudra passer à un mode de décision privilégiant les majorités larges. Ce devra être le cœur de la conférence sur l’avenir de l’Europe, celle qui écrira l’Europe d’après.

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Mich’Du, le foot et les saveurs de l’enfance

Michel Kaham, un immense joueur camerounais et … une légende du football quimpérois

Comme tant d’autres amoureux du football, j’ai été touché par la disparition de Diego Maradona la semaine passée. Son talent avait enchanté tout ce que la planète du ballon rond comptait de passionnés dans les années 1980. Le but du siècle en quart de finale de la Coupe du Monde de 1986 au Mexique contre l’Angleterre est devenu mythique, faisant presque oublier l’autre but, celui de la « main de Dieu ». On pleure un champion, une légende. Sans doute pleure-t-on aussi un peu de sa jeunesse. Les années 1980, c’était il y a longtemps. Les héros ont 60 ans et plus. Tout à ma nostalgie, je me suis demandé quelles avaient été les plus belles émotions de ma vie de footeux. Était-ce Maradona ? Ou bien Platini, les Verts de Saint-Etienne, Zidane et la Coupe du Monde de 1998 ou, plus près de nous, la seconde étoile conquise en Russie par Mbappé, Griezmann, Pogba et les autres ? La vérité, tout réfléchi, c’est que le plus grand bonheur était finalement bien plus proche de moi, à Quimper, là où j’ai grandi. C’était dans un stade ouvert à tous les vents, et notamment celui – redoutable – venu du nord, le stade de Penvillers.

J’ai l’impression d’être né avec ce stade. En réalité, je l’avais devancé de quelques années, faisant même mes premières armes de footballeur poussin sur le précédent pré quimpérois : l’antique stade de Kerhuel. Penvillers m’apparaissait immense avec sa grande tribune dressée au-dessus de la piste d’athlétisme. Les soirs de match, dans la nuit noire, on l’apercevait de loin, illuminé de mille feux sur la colline de Kerfeunteun. Quand Quimper se drapait dans l’obscurité, il devenait le phare de la ville. Notre voiture roulait vers le stade, mon père au volant. Nous allions voir jouer le Stade Quimpérois. En Division 2, parfois aussi en Division 3. On ne parlait pas alors de Ligue 2 ou de National. Les adversaires, c’était Besançon, Limoges, Blois ou Nœux-les-Mines. Autant de belles équipes oubliées aujourd’hui, comme le Stade Quimpérois lui-même d’ailleurs. On se pressait aux guichets. Il fallait courir vite vers la tribune populaire, croisant parfois les joueurs revenant de l’échauffement sur le terrain annexe. Le lever de rideau s’achevait. Un air d’accordéon, le même durant des années, annonçait l’arrivée imminente des équipes.

Le Stade Quimpérois n’a jamais gagné de trophée, jamais connu la montée en Division 1, ce fol espoir que je nourris si longtemps. Pas de tour d’honneur, de fête dans les rues de la ville. Où était donc mon bonheur ? Il était dans le charisme des joueurs, de ces types que je voyais se battre mois après mois, année après année dans le froid et le vent, parfois sous la pluie, depuis ma place dans la tribune populaire. Nous étions au milieu des années 1970. J’avais 10 ans. Dans la surface de réparation rodait un avant-centre à l’ancienne, Jacky Castellan. Il ne touchait pratiquement aucun ballon et l’un des rares qui lui parvenait finissait souvent au fond des filets adverses. Castellan avait joué en Division 1, comme quelques autres gloires de l’équipe. Je me souviens de Jose Balducci, un Argentin facétieux surnommé « Chien de luxe » car il roulait par terre au moindre tacle. Il y avait aussi le gardien de but Jean-Noël Dusé, qui se signait avec une motte de terre à l’entrée sur le terrain. Et un joueur de chez nous, Bernard Huitric, surnommé « Le muscadet » tant il était blanc, qu’une terrible blessure au genou priva cruellement d’une carrière prometteuse.

Mais la star, car il y en avait une, était un joueur venu de loin, des pays chauds disait-on alors. C’était Michel Kaham, notre arrière-droit, arrivé un jour d’été 1975 de Yaoundé à Quimper. Les supporters l’avaient prestement baptisé « Mich’Du ». En breton, cela veut dire « Michel le noir ». Je ne sais si ce surnom tout en affection serait encore politiquement correct de nos jours. La Bretagne du foot il y a 40 ans, c’était des équipes plutôt homogènes et la différence de Mich’Du tranchait. Mais ce qui tranchait encore le plus, c’était ses combats sur le côté droit, les corps à corps homériques en défense et surtout ses montées rageuses, deux ou trois fois par match, qui faisaient lever tout le monde dans la grande tribune. Penvillers adulait Mich’Du. Il s’en allait à longues enjambées le long de la ligne de touche, tout en profondeur, laissant les adversaires épuisés derrière lui, avant de centrer puissamment. Un soir, il repiqua par surprise vers le centre et décocha un tir de ouf qui finit au fond. Mich’Du avait marqué et le stade était debout. La clameur fut immense. Les gens s’embrassaient. C’est comme si nous avions gagné la Coupe du Monde. J’adorais Mich’Du.

Mich’Du était une perle par son talent, son charisme et sa grande gentillesse. Comme toutes les perles, nous avions peur de la perdre. Il était un arrière qui faisait le bonheur de tout un stade. Après deux saisons, il partit pour Tours. J’en eus le cœur brisé et tant d’autres aussi. Avec mon père, nous comprenions qu’il aille jouer ailleurs, mais il nous manquait tant. Nous en parlions parfois, comme si l’on prenait des nouvelles d’un vieil ami. France Football nous tenait informés. Une ou deux fois, il revint avec sa nouvelle équipe jouer à Penvillers. Le voir dans un autre maillot que blanc et noir nous faisait tout bizarre, mais nous l’avions ovationné aussi fort que possible. Mich’Du fit aussi une saison en Division 1 dans le nord, à Valenciennes. Reste que les soirs de match sans lui n’avaient plus la même saveur. Castellan mettait moins de buts, Balducci roulait toujours dans les surfaces de réparation. Les saisons passèrent. Il y avait moins de folie, de grandes chevauchées. La grande tribune ne se levait plus guère. Jusqu’à ce jour de la fin du printemps 1981 quand une rumeur folle se répandit comme la poudre : Mich’Du revient !

Et Mich’Du revint en effet. Sans doute notre petite ville avait-elle gardé une place à part dans son cœur. Comme il en avait conservé une, très grande, dans le nôtre. Les longues courses sur le côté droit reprirent, comme avant. La saison, malheureusement, vira au désastre et le club termina dernier, plongeant en Division 3. Un grand moment, cependant, nous attendait encore : le graal, la Coupe du Monde en Espagne ! Car Mich’Du allait la jouer. Le Cameroun s’était qualifié pour la première fois de son histoire. Pour nous à Quimper, c’était à travers Mich’Du comme un honneur par procuration. C’était aussi le moment de lui dire au revoir car nous savions qu’il partirait, cette fois-ci définitivement, de l’autre côté de l’Atlantique, pour achever à Cleveland sa carrière de joueur. Un soir de juin 1982, nous le vîmes apparaître à la télévision au milieu des Lions Indomptables. Le Cameroun allait affronter le Pérou. Mon père et moi étions tellement émus. Combien n’avons-nous pas été sans doute, à Quimper, à nous dire, écrasant une petite larme : « Putain, Mich’Du ! ». Et à être si fier de le voir jouer, y compris contre l’Italie, le futur vainqueur de cette Coupe du Monde.

C’était il y a si longtemps. J’y repense parfois. Au Stade Quimpérois, à Penvillers et à Mich’Du. La légende s’écrivait sous mes yeux, belle et simple. Le football, c’est d’abord du bonheur. J’ai encore le frisson lorsque je repense à la clameur, à cette joie qui rassemblait et transportait. Il y a un an, assistant à Quimper à l’assemblée de l’association « Produit en Bretagne », j’avais un œil nostalgique pour le stade de Penvillers, de l’autre côté de la route. C’était un jour triste et gris. La grande tribune semblait à l’abandon, comme un grand vaisseau vide. La réunion finie, je m’étais faufilé par une porte entrouverte et j’étais allé à ma place dans la tribune populaire. Seul dans le stade, face à ce terrain sur lequel on ne joue plus guère, j’entendais le vent souffler en tempête. Il n’y a plus de grands soirs, plus de lumière, plus de Stade Quimpérois. La roue a tourné et la vie avec elle. J’étais resté longtemps, à la recherche de mes souvenirs et du monde d’avant. Personne ne m’avait chassé ni vu. C’est ce foot-là que j’ai tant aimé. Sans rien gagner, on pouvait être heureux et se prendre à rêver. Je l’ai tant fait. C’était Quimper, un maillot gwen ha du, une belle histoire.

A ma place dans la tribune, 40 ans après

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Passions mosellanes

Longtemps, la Moselle a été pour moi une petite pièce sur le puzzle de la France par départements que j’avais reçu le jour de mes 7 ans. Je me souviens encore de la couleur orange de cette pièce, du numéro 57 et du nom de la ville de Metz, qui apparaissait comme la préfecture. Du Finistère et de Quimper, la Moselle et Metz étaient loin. La route des vacances ne passait pas par là-bas. L’apprentissage de l’histoire, puis l’économie et la crise de la sidérurgie mirent peu à peu la Moselle sur ma carte à l’âge de l’adolescence et du lycée. Et un match de foot aussi, qui vit le club de mon cœur, le Stade Quimpérois, celui dont je portai le maillot gwen ha du (blanc et noir en breton) avec tant de fierté, sombrer un soir du printemps 1988 au Stade Saint-Symphorien dans un quart de finale de Coupe de France face au FC Metz, le futur vainqueur de l’épreuve. Mais en Moselle, je n’étais encore jamais allé et je crois bien que c’est en 1992, roulant dans ma vieille 2 CV en direction de Luxembourg et du stage qui m’attendait à la Cour de Justice européenne que j’y fis mon premier passage. J’étais passé par Thionville. J’avais vu aussi la vallée de la Fensch.

La Moselle m’est depuis devenue familière. J’y suis retourné souvent, poussant vers l’est du département et vers la frontière avec l’Allemagne. Il y a près de 15 ans, chargé d’une mission pour mon entreprise américaine, j’avais passé un petit temps à étudier l’idée de construire à Saint-Avold une usine de fabrication de panneaux solaires. Elle aurait été la plus grande de France. C’était un investissement de 100 millions d’Euros. Le choix s’était porté sur une autre région, mais il ne s’était pas fallu de grand-chose. Cela m’aurait plu que le projet se fasse en Moselle. L’énergie du futur dans un territoire que le charbon et la sidérurgie ont tellement façonné, il y aurait eu là une belle histoire à écrire et une aventure industrielle formidable à faire vivre. Ce qui m’avait touché, ce qui me touche toujours, c’était les gens rencontrés, la diversité des Mosellans, leur manière de parler de leur terre industrielle, marquée de tant de combats du monde ouvrier, et d’espérer qu’un nouveau chapitre puisse s’y écrire. Tout cela m’allait droit au cœur, économiquement, politiquement, mais c’est encore trop rationnel. Cela m’allait au cœur humainement.

Je raconte tout cela parce que je viens de tourner la dernière page d’un roman qui m’a laissé groggy. Son titre est « Ce qu’il faut de nuit » et son auteur Laurent Petitmangin. L’histoire débute dans le 54, mais le foot est dans le 57 et la trame du livre en dépend. C’est la Lorraine et c’est la Moselle. Il y a comme cela des bouquins que l’on prend et que l’on ne lâche plus, qui consument de l’intérieur, comme s’il fallait se cramponner aux pages et ce fut le cas pour moi. Ce livre est d’une sensibilité rare. C’est l’histoire d’un père seul avec ses deux enfants après la mort de la maman, un papa qui se bat pour eux trois, entre le travail, l’école, la maison et le foot. Un gars simple, attaché aux valeurs de la gauche et qui, quelque part, y croit pourtant de moins en moins, un gars qui, surtout, comprend un jour que son fils Fus (de Fussball), avec son bandana et sa croix celtique, file vers une autre rive. Ce roman m’a pris aux tripes car il confronte les convictions et l’amour paternel, ce déchirement intime, cette idée aussi que l’on peut et doit aimer malgré tout. Il y a dans ce récit une force incroyable, une émotion qui saisit à la gorge et qui demeure.

« Ce qu’il faut de nuit » est un roman, une fiction, et pourtant, j’ai vécu sa lecture comme un témoignage. De la même manière que j’avais perçu il y a deux ans « Leurs enfants après eux », le roman qui valut à Nicolas Mathieu le Prix Goncourt. J’ai vu comme une correspondance entre ces deux livres qui ont la Moselle en partage : la même interrogation sur le sens de la vie, l’avenir, la réalité brute qui rattrape le peu de rêves, le désenchantement, le déterminisme social et la tentation de fuir par tous les chemins de traverse. C’est à la fois sombre et lumineux, subtil et vif. Les personnages sont attachants, bouleversants, malgré leurs différences, sociales ou générationnelles. Est-on condamné à galérer, à ne croire en rien, à une vie triste et amère, à tout perdre avant même d’avoir vécu, à la précarité, à l’abandon et à la rage ? Ces deux livres dressent une fresque sociale rude et réaliste qu’il faut vouloir voir. Elle m’a rappelé une lecture plus ancienne, celle du livre d’Aurélie Filippetti, « Les derniers jours de la classe ouvrière », un livre plus âpre, plus militant aussi, mais qui in fine racontait la même interrogation sur l’avenir et la souffrance de ne pas en avoir.

Un roman m’a renvoyé vers un second, puis vers un troisième. Et de loin en loin, je me suis retrouvé devant mon écran avec l’envie irrésistible d’en parler et de parler de la Moselle. Une terre est-elle perdue, condamnée à l’atavisme et à la peine, parce qu’hier ne reviendra pas ? Je ne le crois pas. La réalité que ces livres racontent est bien vraie et il faut l’entendre. Comme l’est aussi la volonté de faire qui m’avait tant séduit il y a 15 ans. Et je ne sais plus très bien ici si c’est le lecteur, l’ancien cadre d’industrie, le député d’avant ou le petit entrepreneur que je suis devenu qui l’écrit. Sans doute tout le monde à la fois. Il faut donner espoir, n’ignorer aucune souffrance, ne renoncer à rien, entreprendre et entraîner. Ces allers et retours littéraires, économiques, politiques et humains m’ont rendu la Moselle plus chère encore, comme une terre de multiples passions envers laquelle il faut agir. Quand on referme un livre, le cœur conquis, viennent les envies d’après. Comme celle d’aller en Moselle prospecter, écouter, imaginer. Quelqu’un, Marie-Jo Z., m’y avait vu passer au début de l’année. Quand le virus battra en retraite, il sera temps de reprendre la route vers Metz et plus loin.

Un clin d’œil à mes amis mosellans, à Marie-Jo bien sûr, et aussi à Teresa, Stéphane, Francine, Michel, Christophe et les autres.

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