
C’est l’histoire d’un petit tableau arrivé chez nous un matin de Noël. Noir d’un côté, aimanté de l’autre, il devait servir de temps à autre, entre les jeux, à écrire quelques mots et à apprendre. Nous l’avions installé à proximité – stratégique – des boîtes de legos et autres jeux de construction, comptant bien qu’il capte l’attention. De loin en loin, il s’était fondu dans le décor de notre cuisine, lieu de vie partagé, là où l’on déjeune ou dîne, mais également là où nos enfants jouent. Les vieilles maisons belges sont ainsi faites que les étages s’y empilent et que l’ascension répétée des escaliers, surtout à un jeune âge, conduit à penser utilement pour éviter un dénivelé équivalent au mont Blanc par la face nord sur la longueur de l’année. La décision fut prise d’y installer les jeux, la place le permettant. C’était il y a près de 10 ans. Une presque décennie et 3 enfants plus tard, elle s’est avérée inspirée. Même si la progression continuelle du volume de jeux rend incertaine (et dynamique) la délimitation de la frontière entre le royaume des circuits de voitures et la république des poêles à frire.
Vint le confinement et avec lui la nécessité de faire classe à la maison. C’était le 12 mars. Cela devait durer 2 semaines. Nous partîmes la fleur au fusil. Le temps a passé et nous y sommes toujours. L’école européenne ne rouvrira pas avant septembre. Le provisoire est devenu peu à peu, si ce n’est définitif, à tout le moins pérenne. Et le petit tableau du Père Noël est entré solidement au centre de nos vies. Je me suis installé dans la cuisine avec Pablo (6 ans) et Mariana (5 ans). Marcos (8 ans) est deux étages plus haut avec sa maman. A 9 heures commence la classe. Les mails des maîtres et maîtresses donnent la marche à suivre. Français, maths, anglais, écriture, dessin, récits, poésies, chansons et même danse, tout est passé en revue. On avance, plus ou moins vite selon les jours, l’inspiration et le programme. On lit, on rit, on râle parfois un peu aussi. Une petite sortie dans le jardin tient lieu d’utile récréation, lorsque l’excès d’additions ou de soustractions commande d’aller respirer l’air du dehors. Il faut pouvoir tenir le coup, tant pour les élèves que pour le prof de fortune.
Comme bien des parents, je me suis improvisé prof. Je viens d’une famille d’enseignants. Ils avaient tout mon respect avant cette crise, ils ont désormais ma reconnaissance éperdue. Car je sais ce qu’ils ont et ce que je n’ai pas. Enseigner est une vocation, une passion. C’est aussi un métier. Les profs sont des héros. Il m’arrive de tendre discrètement l’oreille lors d’une visio-conférence avec les maîtres et d’admirer, envieux, le mot juste, le doigté, la pédagogie à l’oeuvre. Tout ce qu’il faudrait que j’apprenne. Je m’y essaie tant bien que mal. J’ai l’impression d’avoir progressé dans l’enseignement des additions. L’inverse après 3 mois aurait certes été désespérant. Ce n’était pourtant pas gagné, les maths n’étant pas mon fort. Alors qu’en anglais, là où je me pensais à niveau, les expressions de ma vie américaine d’avant sont plutôt sources de confusion ou de fous rires qu’autre chose. Is it a lorry or a truck ? Quant à la chanson et à la danse, j’espère que mes enfants oublieront vite certaines performances navrantes, notamment l’apprentissage de la Easter Bunny Song le mois passé…
L’absence de l’école a changé leur vie et de facto les nôtres. Je n’avais jamais passé autant de temps dans ma cuisine. Au point d’y retourner le soir, lorsque tout le monde s’est endormi, pour poursuivre ma journée. Car la vie professionnelle est toujours là : il faut travailler et tenir ses engagements, même si l’organisation est devenue acrobatique par la force des choses. Mont Blanc oblige, je ne regrimpe plus les escaliers avec mon ordinateur vers mon bureau, 4 étages plus haut. Dans le silence, au cœur de la nuit, j’écris et j’avance, face au petit tableau du Père Noël. J’éprouve parfois un sentiment de vertige. Il y a un virus à terrasser et une crise économique redoutable à vaincre. J’espère que ma petite entreprise survivra. Je m’y emploie de toutes mes forces. Que seront les vies de nos enfants demain, quels souvenirs, bons ou mauvais, garderont-ils de ce moment ? Reviendrons-nous à notre existence d’avant ou la crise l’aura-t-elle bouleversé à jamais ? Je pense que cette crise sera une bascule pour la société, pour le meilleur (que j’attends) ou pour le pire (qu’il ne faut jamais exclure).
Du fond de ma cuisine, j’ai appris à vivre différemment. Le travail à distance a ses mérites. Même si mes déplacements et la route me manquent. Il y a un équilibre à trouver entre le travail et la vie professionnelle. Chacun le définira à sa façon. La certitude, c’est qu’on n’a qu’une vie et qu’elle file vite. En prendre soin, c’est avancer sereinement dans l’existence, c’est voir grandir ses enfants, partager le plus possible avec eux, se construire des souvenirs, bien vieillir aussi. Il faut résister à l’abattement, aux peurs, à la morosité, à l’individualisme ambiant. Aux querelles inutiles et à l’hystérie sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas par le lynchage, la haine ou l’esprit de revanche que naîtra le monde de demain, c’est par le partage de l’expérience et la réunion sincère des volontés. Quand l’école reprendra et que le petit tableau retrouvera sa place d’avant, sans doute ma cuisine m’apparaîtra-t-elle bien grande et vide. Une page se tournera, que mes enfants attendent et moi avec eux. Il nous reviendra alors d’inventer autrement l’histoire d’après.
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En allant vers les beaux jours
Il y a quelques semaines, peu de temps après avoir reçu un message de l’école européenne indiquant que le retour en classe de mes enfants n’interviendrait pas avant la rentrée de septembre, j’avais réservé une petite maison pour une semaine en Ardenne. Quitte à faire classe à distance, autant en effet le faire en pleine nature puisque les règles belges de déconfinement le permettraient désormais. Après presque trois mois de confinement à la maison, réduits à regarder le monde par la fenêtre ou du bout de notre petit jardin de ville, mes enfants éprouvaient un besoin éperdu de respirer, de courir au grand air, de jouer et de fuir ce quotidien difficile des mois écoulés. Cette semaine ardennaise était pour eux comme une perspective nouvelle, une bouée joyeuse à laquelle se raccrocher, la dernière étape avant « les grandes vacances ». Ils en parlaient avec tant d’entrain et d’espoir que je n’eus pas le cœur de l’annuler quand, à notre plus grande surprise, l’école européenne annonça que, finalement, la classe reprendrait au début juin. A vrai dire, leurs parents avaient envie comme eux de ce moment de pause en pleine chlorophylle aussi.
Le dépaysement et le bonheur ne requièrent pas de traverser la planète. L’Ardenne, c’est à une heure et demie de route de chez nous. Et c’est déjà un autre monde. Depuis mon premier contact avec la Belgique il y a 30 ans, c’est la région vers laquelle j’ai toujours aimé aller me ressourcer. J’aime ses forêts profondes et les formes douces de son relief, ces odeurs et couleurs de la campagne qui me rappellent tant de souvenirs de mon enfance dans le Finistère rural. Entre le pays de Spa et de Stoumont et les cantons de l’Est, là où l’on parle allemand, j’ai trouvé mon point d’attache belge. Je m’y suis souvent aventuré pour de longues randonnées pédestres, terminant même un jour en Allemagne en raison d’une carte approximative. Et j’y viens aussi à chaque printemps user mes vieux mollets sur les côtes pentues de Liège-Bastogne-Liège, à moins d’emprunter la Vennbahn, cette piste cyclable de plus de 100 km en pleine campagne, construite sur les traces d’une voie de chemin de fer qui reliait le Luxembourg à l’Allemagne jusqu’au milieu du siècle écoulé. L’Ardenne est un petit paradis, un lieu calme, profond et inspirant, tellement loin du monde des villes.
J’ai eu envie de partager cela avec mes enfants. Depuis notre arrivée et pour quelques jours encore, je les vois s’émerveiller du chant des oiseaux, observer la chenille qui passe, l’imaginer devenir papillon demain, nourrir les moutons voisins. Sur la Vennbahn hier, entre Born et Saint-Vith, ils ont eux-mêmes marqué l’arrêt pour écouter, recueillis, un sublime et inédit concert de grenouilles au milieu de nulle part. Ce sont de petits citadins là où j’étais à leur âge plutôt un garçonnet des champs. Leurs réactions et questions me font sourire. Ce soir, c’était sur le bélier et son éminent rôle dans le troupeau de moutons. J’ai du bonheur à leur parler des fleurs sauvages et des animaux de la campagne, des cabanes que je construisais et de tous ces souvenirs lointains que je dois leur transmettre. Voir courir mes enfants sur les chemins de l’Ardenne me touche. J’ai entendu ces jours-ci des rires et des timbres de voix que les semaines et mois écoulés avaient fini par réduire. Le plaisir était toujours là, il ne demandait juste qu’à s’exprimer enfin. C’est dans cette redécouverte de leurs joies et de leurs jeux que j’ai mesuré combien le confinement avait été une épreuve pour eux.
En cette mi-juin, nous allons vers les beaux jours. Ici en Ardenne, les fleurs, les fruits et les couleurs nous le rappellent. La chaleur, le soleil, la vie, nous en avons besoin. Nous traversons une année particulière, redoutable et rude. L’on voudrait imaginer que les beaux jours soient aussi les jours heureux. La vérité est que c’est improbable. Certes, la pandémie recule, mais elle n’est pas éradiquée et nous devrons apprendre à vivre différemment du monde d’avant aussi longtemps qu’un vaccin ne sera pas disponible. Surtout, la crise économique et sociale consécutive à la crise sanitaire risque de heurter nos sociétés de plein fouet à l’issue de l’été. Beaucoup d’entreprises ne survivront pas, en particulier les petites. Des centaines de milliers de personnes connaîtront le chômage. J’ai l’impression d’un temps suspendu, d’un calme trompeur avant l’orage, quand tout devient un peu irréel parce que le péril est à venir et que chacun le sait. Il y a l’envie irrésistible de profiter de ces beaux jours – il le faut – et le besoin aussi de se préparer à ce qui vient. Nous nous souviendrons de ce printemps 2020, de ce moment de bascule d’un monde à l’autre car demain devra être différent.
Je suis devenu père sur le tard après une vie d’entreprise, puis une vie politique. J’ai longtemps couru sans prendre le temps de me poser. Les circonstances ont fait que ce temps est venu. Depuis trois ans, c’est auprès de mes enfants et pour eux que j’ai vécu. Rien n’est plus beau que de les voir grandir. Le quotidien d’un père au foyer est sans doute de se soucier à chaque instant, de glisser de la préoccupation du moment aux plus lointaines perspectives d’avenir, pour les redouter un peu et s’en réjouir beaucoup aussi. Les jours heureux que je souhaite pour mes enfants ne seront pas différents des jours heureux pour tous. La société n’est pas une collection d’individus et d’égoïsmes. Elle requiert un destin commun dans lequel chacun doit trouver sa place. Le monde ne peut vivre sur un fil, au-dessus d’un abyme, sans solidarité. Si la pandémie et la crise économique et sociale qui arrive doivent nous apprendre quelque chose, c’est l’immense fragilité de notre planète. Il y a tant à apprendre en effet de la période que nous traversons pour vouloir changer les choses, protéger la vie et la Terre, construire un avenir dont les petits bonheurs comme ceux de l’Ardenne seront les meilleures boussoles.
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