
Je suis un enfant de Quimerc’h. J’y ai passé les étés et les vacances de mes jeunes années. Si j’ai aimé ces moments, s’ils m’ont tant marqué, c’est certainement parce que le village était paisible et que je m’y sentais chez moi, chez nous. Il y avait dans le bourg et dans la campagne une douceur de vivre, un monde tranquille, simple et heureux pour l’enfant que j’étais. J’étais si jeune. Sans doute aussi étais-je protégé des histoires tristes et tragiques du passé par le silence bienveillant des adultes. Je ne l’ai saisi qu’après, lorsqu’avançant vers l’adolescence, je compris au fil de conversations, puis des réponses à mes questions que mon village avait été le théâtre d’un terrible drame à l’été 1944 et que ce drame avait affecté ma propre famille. De ce drame, il reste une souffrance, comme une profonde écharde au cœur, et une stèle, dressée contre le mur de l’école, là où tout se joua. Une stèle avec 14 noms. C’était le 6 août 1944. Cela fait 75 ans aujourd’hui.
Une colonne de soldats allemands arrivait de Pont-de-Buis. Ils remontaient vers Brest. La libération de la Bretagne était en marche. A Pont-de-Buis, ils avaient essuyé des tirs et des pertes. Quelques kilomètres plus haut, ils arrivèrent au bourg de Quimerc’h. C’était un dimanche, en début d’après-midi. Un baptême venait de s’achever à l’église. Les soldats entrèrent au débit de pain et au café du village. Une quinzaine de personnes s’y trouvaient. L’un d’entre eux était mon grand-oncle. Tous furent faits prisonniers, puis conduits devant le mur de l’école. La suite, ce furent les tirs de mitrailleuse, les cris et le silence. Quinze corps allongés, ensanglantés, criblés de balles. Quinze victimes innocentes, fauchées par les soldats de l’armée nazie en déroute, qui reprirent leur chemin vers Brest, laissant derrière eux la mort et la désolation. Christiane, la fille de mon grand-oncle, avait 8 ans. Mon père, caché dans la maison familiale, face à l’école, avait 8 ans aussi.
Au milieu des quinze corps, l’une des victimes bougeait encore. Il s’appelait Roger Jaffrès. C’était un jeune ouvrier de Brest. Les soldats l’avaient laissé pour mort, non sans cependant lui arracher sa montre. Il fut recueilli par les villageois, soigné et sauvé quelques semaines après par les médecins de l’armée américaine. Pour les autres, il n’y avait malheureusement plus rien à faire. Leurs noms étaient Robert Prigent, Fernand Michel, Alphonse Lamoulen, Jean-Marie Bourhis, Jean-Marie Léon, Joseph Le Dosseur, Louis Morvan, Auguste Messager, Joseph Quintin (mon grand-oncle), Joseph Milbéo, Jean Hélias, Hervé Guédon, Raymond Crenn et Jean Morio (qui n’avait que 17 ans). Leurs 14 noms figurent sur la stèle érigée à l’après-guerre sur les lieux de la fusillade. Ce sont ces noms que l’on a lu aujourd’hui, en présence des habitants de Quimerc’h et des derniers témoins du 6 août 1944. Christiane, aujourd’hui âgée de 83 ans, était parmi eux.
Se remet-on d’une pareille tragédie ? Non, on vit douloureusement avec ce souvenir. La guerre est abominable, les crimes de guerre aussi. Le temps qui passe ne peut être synonyme d’oubli. Pas pour haïr, mais pour construire un avenir qui nous protège. Commémorer n’est pas un acte vain, c’est une volonté renouvelée d’honorer les morts et de regarder devant, ensemble. Tendre la main, malgré le passé, en raison de ce passé, est la meilleure des réponses : français et allemands, nous avons su le faire. Nous avons construit l’Europe comme un projet de paix par le droit, une union pour bannir la guerre. Joseph Quintin, comme les 13 autres victimes de la fusillade de Quimerc’h, est mort pour la France. Christiane est pupille de la Nation. Comme l’est également ma mère. Je sais ce que mort pour la France veut dire, mon histoire me l’a appris. N’oublions jamais le sens du sacrifice. N’oublions jamais ce que nous devons à ceux qui sont tombés, où qu’ils soient tombés : notre liberté.
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Le temps des grands-parents
Les vacances sont finies. Nous avons retrouvé la maison à Bruxelles hier après des semaines sous le soleil breton et galicien. A la sortie de l’Ile-Tudy, alors que nous prenions la route, le ciel avait les premières teintes de l’automne. La veille encore, il faisait pourtant si beau. Comme un signe pour ne pas rendre notre chemin de retour trop triste. Petit à petit ces derniers jours, les maisons avaient fermé le long de la plage. Là où régnait encore il y a peu une joyeuse animation, le silence s’était installé. Les volets clos et les jardins devenus vides annonçaient l’imminence de la rentrée, me rappelant les dernières images d’un vieux film mythiques des années 1970, « l’Hôtel de la plage », et cette belle chanson de Mort Schuman, « un été de porcelaine », comme une douce mélodie soulignant que l’été est aussi une belle saison parce qu’un jour, elle s’achève.
Avec la fin des vacances arrive le temps de l’école. Et celui du repos mérité des grands-parents. Car l’été est la saison des grands-parents. Tant finalement dépend d’eux pour que ces moments soient heureux et construisent des souvenirs pour la vie. Sur le chemin vers Bruxelles, il y avait la nostalgie de la mamie de Bretagne et des abuelos de Galice. Mais les grands-parents, une fois la voiture partie ou l’avion envolé, étaient certainement nostalgiques aussi des jeux, des promenades, des chants, des rires et des confidences échangées durant des semaines de bonheur. Les grands-parents sont des héros attentionnés et tendres, des amis sages et attachants, des passeurs de mémoire. Leur place dans le cœur d’un enfant est immense (et dans celui d’un enfant devenu grand aussi). Quand vient le moment de ranger les ballons, les bouées, les pelles et les seaux, leur peine est la même.
Arrivant en Galice dans les premiers jours d’août, où séjournaient mes 3 enfants avec leurs grands-parents depuis le début du mois de juillet, j’avais remarqué dans la bibliothèque familiale un dessin signé par Marcos, Pablo et Mariana, accompagné par un petit texte en espagnol rédigé par une jeune main. Le texte exprimait de manière touchante toute leur tendresse pour leurs grands-parents, se réjouissait des semaines à passer ensemble et promettait gentillesse et obéissance. Les vacances d’été sont des marqueurs de l’enfance. Elles tapissent à jamais nos mémoires. Le temps passe, mais si peu s’oublie. Mes vacances d’enfant ont pour moi à jamais une place à part. J’aime imaginer que ce sera le cas pour Marcos, Pablo et Mariana aussi. Un jour, l’été reviendra et il sera beau. D’ici là, les photos, les appels, les visites feront vivre les souvenirs et l’espérance. Vive les grands-parents !