
Il y a 50 ans ce 25 avril 1974, le Portugal prenait le chemin de la démocratie et de la liberté après plus de 40 années de dictature. Des militaires, par rejet des guerres coloniales, menèrent un coup d’Etat, non pour substituer un régime autoritaire au conservatisme moral du salazarisme finissant, mais au nom d’un idéal démocratique, en phase avec l’espoir de liberté du peuple portugais. Du 25 avril 1974, il reste une fleur rouge, arborée à leur boutonnière et glissée dans le canon de leur fusil par les soldats, et une révolution, que l’histoire du monde connaitra comme la révolution des Œillets. Cette révolution a profondément changé le Portugal. Elle fut aussi, plus largement, un moment particulier et fort de l’histoire de notre continent, ouvrant la voie à la démocratisation du sud de l’Europe, à la fin du franquisme en Espagne, à la chute des Colonels en Grèce, puis à l’entrée des trois pays dans la Communauté européenne une décennie plus tard. Le temps a filé depuis 1974. Sans doute se souvient-on, à raison et avec émotion, de la liberté recouvrée par le peuple portugais, un peu moins de l’agitation qui fit courir au pays le risque réel d’un régime communiste et d’une autre dictature avant que ne s’impose la démocratie libérale par le vote en 1976 de la Constitution.
J’avais alors 9 ans et notre télévision était en noir et blanc. J’ai en mémoire des images de la révolution portugaise. Je ne sais si l’on y voyait les œillets, mais ils n’étaient d’évidence pas encore rouges pour nous. Dans les rues de Quimper aussi, il y avait des affiches, des réunions, une forme d’effervescence. Je crois bien que la révolution au Portugal rencontrait l’imaginaire d’une large part de la gauche française, qui passerait tout près de conquérir le pouvoir quelques jours après le 25 avril 1974. Mario Soares, le leader socialiste portugais, avait enseigné quelques années à Rennes. Tout cela tapissait, je crois, l’attention de l’époque. Il y avait en France – et il y a toujours – une grande communauté portugaise. Au bout de la Bretagne et dans l’innocence de ma jeunesse, bien loin de toute fièvre révolutionnaire, ma connaissance du Portugal se limitait alors aux aventures télévisées du poney Poly (Poly au Portugal, le joli feuilleton de Cécile Aubry) et à un beau livre que m’avait offert mon instituteur sur les pêcheurs de Nazaré. Je situais le Portugal sur la carte de l’Europe. Je n’imaginais pas qu’un jour, devenu grand, je m’y rendrais, puis que j’y reviendrais, que j’en apprendrais la langue, que je m’imprégnerais passionnément de ce pays, de sa société, de ses arts, de ses paysages.
J’aime profondément, sincèrement le Portugal. Si l’on vivait plusieurs vies, je voudrais avoir une vie portugaise. Il y a des moments dans une existence qui sont comme des révélations et le Portugal en a été une pour moi. C’est le travail qui me mena un jour à Porto, puis à Lisbonne. Je ne sais si c’est la mer, les campagnes, le récit des découvertes ou tout simplement les gens qui me firent aimer dans l’instant le Portugal, m’y sentir bien, m’y sentir même chez moi. C’est sans doute tout cela à la fois. Je n’avais jamais ressenti un pareil appel. Des projets avec un ami avocat me conduisaient régulièrement à Lisbonne, de belles histoires aussi. Il me tardait de prendre l’avion, de sauter dans une petite voiture, d’explorer, de découvrir, de parler. Mes amis portugais étaient des guides intarissables. Je courais chaque année le semi-marathon de Lisbonne, puis je m’en allais à pied, longeant l’océan de Cascais à Guincho et retour afin de boucler un plein marathon. A Bruxelles, je passais sans coup férir mes examens de portugais et ma professeure m’encourageait, glissant dans mon digne apprentissage de la langue de Camões quelques expressions populaires et fleuries qui susciteraient la surprise, puis l’hilarité générale. Plus tard, c’est en portugais que je m’adresserais à l’Assemblée de la République.
Les collines et les plaines de l’Alentejo me conquirent et un village en particulier : Monsaraz. Longtemps, j’y suis retourné chaque année, seul. Je roulais depuis Lisbonne, je le voyais venir de loin, sur un piton rocheux, dans la lumière de fin du jour. Je savourais ce moment, comme des retrouvailles. Je restais un jour ou deux , marchant dans les ruelles et la campagne alentour. Il y avait à Monsaraz une force, une beauté, une authenticité qui me bouleversaient. De Monsaraz, on voyait l’Espagne, de Marvao aussi. Je roulais au gré des petites routes, une carte, un petit calepin et un appareil photo à proximité. L’été de l’an 2000, je fis le tour du Portugal en décapotable, de l’Alentejo au Minho, entre terre et mer, rivières et fleuves, terminant mon périple grillé comme une sardine, tellement heureux que j’en avais oublié le soleil. Je revois les azulejos de la gare de Pinhao, les vieilles anglaises sirotant leur porto au bord du Douro, la nuit passée dans la tour de la pousada de Obidos. Dans mes bagages, il y avait quelques livres de Lobo Antunes, à lire le soir dans la Serra da Estrela et plus tard sur la Costa Vicentina. Je suivais le foot, la cuisine et la politique portugaise. Je me retrouvais un jour en tête à tête à la mairie de Lisbonne avec le maire Joao Soares, à qui je livrais un petit cadeau de ma professeure.
En 2001 sortit un film intitulé Capitães de Abril, avec et par Maria de Medeiros. Avec ma professeure et quelques autres étudiants de portugais, nous nous donnâmes rendez-vous dans un vieux cinéma de Bruxelles qui le projetait. Ce film avait une part d’humanité bouleversante. Il racontait la révolution des Œillets sous un jour intime. Il me prit aux tripes. Dans l’obscurité de la salle, notre professeure pleurait doucement. J’avais appris à la connaître suffisamment pour tenter de comprendre. « C’est mon histoire », me répondit-elle, « l’histoire de tant d’entre nous aussi ». Cette phrase disait tout sur une époque, sur une génération, sur ses passions et ses rêves, et aussi sur le mélange si attachant de mélancolie, de nostalgie et d’espoir au cœur de l’âme portugaise que l’on nomme saudade. Le Portugal a ce charme particulier, simple et doux, qui défie le temps et les époques, parce qu’il y a le récit, parce qu’il y a la sincérité et l’humanité des gens. C’est une chance pour moi d’avoir pu découvrir et ressentir ainsi le Portugal par les hasards de la vie et de rencontres merveilleuses. Ce 25 avril 2024, j’ai eu envie de l’écrire et le partager. Il me tarde désormais de remonter dans un avion ou peut-être même un train de nuit pour Lisbonne, comme dans le roman éponyme de Pascal Mercier, para voltar a Portugal.
A Graça, à Rita, à Jose Luis, à Ricardo, qui m’ont fait aimer leur pays. Et à Maria Regina Marta, qui m’en a appris la langue, jusqu’à me faire chanter un soir le fado…

Le bar de Pepe
J’étais hier à Madrid. Mes réunions achevées, je suis allé au bar de Pepe. Des bars de Pepe, il y en a certainement des tas en Espagne. Mais le bar de Pepe où je voulais me rendre est unique car il est celui de la série Entrevias, une valeur sûre d’Antena 3, puis de Netflix. Le bar La Muralla – c’est son nom – existe-t-il dans la vraie vie ? Oui, mais pas dans le quartier d’Entrevias. A Villaverde. Je suis allé y boire mon café solo. Il y a quelques mois, durant l’hiver, j’ai choisi un soir de regarder le premier épisode de la première saison d’Entrevias. Cela faisait un petit temps que j’en voyais l’accroche. Elle ne m’attirait pas à prime abord. Il était question d’un sexagénaire plutôt raide et réac, quincailler et ancien soldat de la guerre en Bosnie, se lançant aux trousses d’un gang menaçant sa petite-fille. J’ai fini cependant par cliquer et je dois reconnaître qu’il m’a fallu quelques épisodes pour entrer dans la série. Les histoires de gangs et de drogue ne me passionnent guère. Les premiers épisodes étaient sombres, durs, sans espoir. J’ai même failli lâcher. Le grand-père, Tirso, devait sourire une fois tous les 10 ans. Et la petite-fille, Irene, adoptée en Asie par ses parents, puis délaissée par eux, semblait porter sur ses épaules toutes les misères d’une famille déstructurée et la violence de son quartier.
Au cœur de la série et au centre de l’intrigue, il y avait surtout un bar, tenu par Pepe, le meilleur ami de Tirso. Le bar La Muralla n’a rien d’extraordinaire. C’est juste un petit bar de quartier, qui vit aussi difficilement que ses clients. C’est au bar que beaucoup se dit et souvent se joue. Les personnages s’y découvrent dans leur complexité et leurs contradictions, dans leur sincérité aussi et tout au bout dans leur humanité. C’est par le bar de Pepe que j’ai fini par prendre pied dans Entrevias. Je connais assez l’Espagne et la société espagnole pour imaginer ce qui entourait le bar, au sens propre comme figuré, à commencer par l’authenticité. Et peu à peu, Entrevias est devenu deux ou trois fois par semaine, lorsque tout le monde dormait à Bruxelles, mon rendez-vous avec une histoire, des personnages et un quartier. J’ai laissé le scénario m’emporter, celui de la première saison, certainement la plus forte et la plus vraie, et celui des deux autres saisons aussi. La force d’un scénario n’apparaît pas dans les premiers moments, elle s’impose petit à petit. Le jeu des acteurs y donne corps remarquablement. J’ai admiré Jose Coronado, l’interprète de Tirso, et Nona Sobo, la jeune interprète d’Irene. Il y avait la dureté de l’un, la souffrance de l’autre, l’alchimie totalement improbable et pourtant à venir entre eux deux.
Je ne suis pas un groupie des séries. Comme beaucoup de gens, ce sont les longues soirées de confinement en 2020 qui me les ont fait vraiment découvrir. J’étais plus un spectateur de films et, au fond, je le reste toujours. Cependant, je me suis pris parfois au jeu d’intrigues et d’histoires déclinées avec talent sous plusieurs géographies européennes. J’avais adoré La Casa de Papel et je crois bien au vu de son succès mondial que je n’ai pas été le seul. Je me suis attaché également à des séries finlandaises, danoises, flamandes, wallonnes, allemandes, polonaises ou luxembourgeoises. Aucune ne ressemblait à l’autre. Toutes avaient malgré tout un ancrage dans une région, une ville ou une société. Une série ne flotte pas dans l’espace, hors du temps ou hors d’un lieu. Elle a besoin de liens et de racines. Les personnages ne peuvent être improbables. Ils ne peuvent non plus changer, encore moins disparaître. Sans doute est-ce pour cela que j’ai aimé Entrevias. Aucun personnage n’est inutile. Pepe, avec son bar, n’est pas une figure seconde, il est très profondément dans l’histoire. Je me suis souvent demandé comment les scénaristes avaient trouvé la ressource et les idées pour poursuivre l’aventure, sans jamais se perdre, ni perdre l’unité de leurs personnages. Ce n’est pas simple.
Je n’avais pas aimé la fin de La Casa de Papel, comme si, faute d’idées après l’immense succès initial, il fallait faire disparaître les héros. Une série doit savoir s’achever sans s’abîmer, comme elle était venue, avant la saison de trop. C’est ainsi qu’elle devient une référence, qu’on aimera plus tard la revisiter. Ce sera, je l’espère, le cas pour Entrevias, dont le tournage de la quatrième et dernière saison a pris fin en début d’année. Elle sera bientôt sur les écrans. Au bar de Pepe, il n’y avait plus aucune trace du tournage, comme si rien, jamais, n’avait eu lieu. Et pourtant… J’aurais bien aimé trouver Pepe de l’autre côté du comptoir, voir entrer Tirso, son amie Gladys, son compère Sanchis, le policier Ezequiel et puis bien sûr Irene. J’aurais sûrement causé avec eux. Le plus étrange était que tout m’était familier : l’endroit, la salle, la cuisine, les tables, les toilettes et peut-être même la carte des tapas. Comme les rues environnantes et la devanture de la quincaillerie de Tirso. Je n’étais jamais venu et je connaissais pourtant tout, comme si durant des mois, j’avais arpenté ces rues à distance. Je ne devais sûrement pas être le premier curieux à vernir jusqu’au bar de Pepe. En entendant l’adresse, le chauffeur de taxi avait eu pour moi un sourire entendu.
Au Groupe Ouest, le laboratoire européen du coaching en scénarios, dont je suis administrateur dans le Finistère, le soutien au monde des séries a fait son chemin et c’est bien. Il ne s’agit pas d’une concurrence pour le cinéma. Ces mondes ne sont pas les mêmes. L’un et l’autre sont nécessaires, l’un et l’autre donnent à rêver, l’un et l’autre ont surtout besoin de faire émerger de nouveaux et jeunes talents. Il y a un imaginaire à révéler et encourager toujours davantage. La diversité des récits est ce qui fait la force de l’Europe, ce qui la distingue aussi. Il y a un nombre incroyable de manières différentes de raconter une histoire, de la rythmer, de la faire vivre, d’y mettre des émotions, loin de toute uniformité, de happy endings prévisibles et de recettes usées jusqu’à l’ennui. J’ai aimé Entrevias parce que rien dans l’intrigue n’était simple et même totalement maîtrisé, qu’il était question de racisme, de violence, de préjugés, d’abandon, de coming out, de dépression ou de couardise, mais aussi de hauteur d’âme, de dépassement, de sursaut, de rédemption, de courage et de vérité. Cela valait bien ce petit détour avant de rejoindre l’aéroport de Madrid, une heure loin de tout, assis silencieusement dans le bar de Pepe, curieux et admiratif, reconnaissant aussi, heureux tout simplement.