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10, villa Gagliardini

Il y a quelques jours, je suis monté dans un train pour Lyon, l’épaule en vrac et les jambes flageolantes, la faute à une rude infiltration pratiquée la veille pour soulager une tendinite tenace et douloureuse. Je n’étais guère vaillant et je me disais que le déplacement que je m’apprêtais à faire n’était sans doute pas une très bonne idée dans l’état de déglingue avancée qui était le mien. Il fallait pourtant que je me rende à ces réunions lyonnaises prévues depuis des semaines. Le travail, les contrats, la conquête n’attendent pas. Dans mon sac à dos, il y avait heureusement comme toujours un livre à lire, un récit dans lequel m’immerger et m’évader, pour oublier et peut-être guérir – au moins par l’esprit – mes misères du moment. Et ce livre-là, je me réjouissais de l’ouvrir. Je le gardais même précieusement pour ce trajet à travers la France. C’était 10, villa Gagliardini, le dernier livre de Marie Sizun. Je suis depuis longtemps un lecteur attentif, passionné de l’œuvre de Marie Sizun. J’aime son art personnel du récit, mais aussi la douceur et la finesse de sa plume. Lire Marie Sizun, c’est entrer dans un monde unique de mots et aussi de couleurs, captivant et si profondément subtil dans l’expression des sens et des émotions. Je voulais être emporté par son récit. Je le fus, bien au-delà de ce que j’imaginais.

Il y avait dans le Paris autrefois populaire des ensembles d’immeubles appelés « villas ». Des immeubles de briques rouges, vieux certainement d’un bon siècle aujourd’hui, où s’écrivit le destin de bien des familles et des générations. Les « villas » existent encore, mais leur histoire est ancienne, intime et sûrement oubliée. C’est dans un petit appartement du 10, villa Gagliardini, au bout du XXème arrondissement, que vécut Marie Sizun jusqu’à l’adolescence, et c’est là qu’elle entraine le lecteur. Cet appartement, écrit-elle, « il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique ». C’est son histoire, son refuge, le témoin, le lieu et au fond, quelque part aussi, l’acteur des premières années d’une vie, d’imaginaire et de joie, d’interrogations et de peines. « C’est un être vivant, fraternel, jumeau », poursuit-elle. « Il est moi comme je suis lui, comme on peut aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi ». Une chambre, une petite cuisine, un petit vestibule, un petit coin. Un espace spartiate, occupé avec sa « petite maman » durant les années de guerre, puis à trois avec le retour du père de captivité, à quatre avec l’arrivée du petit frère, de nouveau à trois après le départ du père et finalement encore à quatre avec la naissance de la petite sœur.

Il y a dans le livre de Marie Sizun toute la mélancolie d’une enfance particulière, un récit d’une formidable sincérité sur le combat pour s’affirmer, être soi, par-delà les difficultés de la vie, familiales et financières. L’appartement en est le théâtre avec ses murs gris bleus, les dessins collés à hauteur de petite fille, arrachés par le père et prestement remplacés lorsqu’il partira. Il y a la place que l’on essaie de trouver lorsque la chambre se peuple de plus d’enfants, l’intimité à gagner quand vient l’adolescence, la table poussée vers la fenêtre pour lire au temps du lycée. Il y a l’évier dans lequel on fait sa toilette, ce « sink » du cours d’anglais qui n’était pas un « wash basin » (terrible anecdote), décrivant une réalité sociale autant qu’une humiliation. Il y a les essais de tapisserie, l’imagination assurée, la réalisation un peu moins. Et il y a la maman, l’héroïne, fragile et touchante, femme-enfant d’une beauté que l’on devine et que sa petite va bientôt protéger, aider et aimer tellement. Marie Sizun nous raconte son quartier vu de l’enfance, le cinéma où sa maman l’entrainait, les visites de la tante Alice (voir Les sœurs aux yeux bleus), bienveillante et sévère, aux mains toujours froides. Et la réalité d’un Paris d’après-guerre que traversent les classes sociales, le mépris d’en haut, celui qui fait mal et qui marque à vie.

Le récit de Marie Sizun m’a touché. Je suis sensible au narratif de l’enfance. Mais ce que j’ai ressenti à mesure que je tournais les pages et qu’avançait mon train vers Lyon, c’est même beaucoup plus que cela, c’est une reconnaissance infinie envers l’auteure d’avoir offert au lecteur que je suis cette histoire en forme de témoignage personnel. Car la lecture de 10, villa Gagliardini m’a rappelé les miens et leur vie. Dans les mêmes années en effet, ma maman grandissait avec sa mère, jeune veuve de guerre, et son frère dans une maisonnette de garde-barrière, au cœur du Finistère rural. Cette toute petite maison était leur havre, leur cocon contre la cruauté de la vie et du destin. La maison n’avait pas davantage de « wash basin » que l’appartement de la villa Gagliardini. Et elle n’avait pas de petit coin. Il y faisait bon pourtant, avec le peu qu’il y avait, parce que l’affection malgré les tourments était le meilleur rempart. Et comme pour Marie Sizun, il y aurait l’école, l’école publique, l’école laïque, celle qui permet d’apprendre, de s’élever, de se réaliser et de vivre. Ce n’était pas Paris, c’était la campagne. Le chemin de l’école était long à pied, le matin comme le soir, mais il était le chemin de la vie. Le récit de Marie Sizun a ce petit quelque chose d’universel qui m’a ramené vers ce bout d’histoire.

En descendant du train à Lyon, je n’avais pas fini ma lecture. Captivé, je l’étais. Mon épaule ne comptait plus. Je voulais savourer les pages, prendre le temps de la lecture et de ma propre émotion. J’ai repris le livre la nuit à l’hôtel, entre de nombreux oreillers. Puis le lendemain encore. Je n’avais pas envie de tourner la dernière page. Parce que j’étais captivé par le récit et parce que j’en redoutais la fin aussi. Que serait-elle ? Celle de l’appartement que l’on quitte, comme un nid laissé vide parce que le temps de l’envol est venu. Lorsque ma grand-mère a quitté sa maisonnette, j’avais 5 ans et j’ai le souvenir que la petite maison devenue vide était soudainement très grande. Comme l’appartement de la villa Gagliardini, au moment où Marie Sizun le regarde une dernière fois avant de refermer la porte sur une époque, puis d’en rêver longtemps et peut-être toujours encore. Je repasse parfois devant la maisonnette. Je me suis arrêté un jour devant la porte et j’ai parlé avec le monsieur qui l’avait rachetée. J’aurais peut-être dû lui demander la permission d’entrer. Le livre de Marie Sizun m’a bouleversé, parce que son histoire m’a parlé au cœur et, j’imagine, à celui de bien d’autres lecteurs aussi. Ce n’est pas facile de partager le récit vrai d’une enfance et c’est pourtant si précieux car c’est bien d’espoir dont se nourrit une vie.

2 commentaires

  1. J’ai lu ce livre et comme vous je ne voulais pas que le livre se termine. Curieuse sensation. Vous écrivez très bien. Magnifique critique. Merci.

  2. Un tout grand merci à vous. La plume de Marie Sizun est magnifique.

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