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Aimer la France, et les Français aussi

Dans le Massif des Bauges, en février 2024

Un matin de novembre 1971, je me suis réveillé avec l’appendicite. Je n’étais pas bien grand et l’opération nécessaire immobilisait alors une bonne semaine à l’hôpital. Dans ma chambre, il n’y avait pas de télévision. A la maison, il n’y en avait d’ailleurs pas davantage. J’ai passé mes premières années dans un monde de livres. Pour m’occuper à l’hôpital, mes parents m’offrirent alors un puzzle de la France par départements. Durant ma semaine de repos, je fis, refis et refis encore mon puzzle. De retour à la maison, je ne cessais de le reprendre, fasciné par les couleurs différentes des départements, les petites images décorant chacune des pièces, les numéros minéralogiques et le nom des préfectures. Je devins vite incollable sur la carte de notre pays. Ce puzzle fétiche existe encore, soigneusement conservé par ma maman dans notre maison. Je l’ouvre parfois, retrouvant le bonheur enfantin de recomposer la carte. A l’époque de mon appendicite, il n’y avait qu’un seul département en Corse et la préfecture du Var était à Draguignan. J’aime toujours caresser les pointes de la pièce du Finistère, toute orange, avec une petite Bigoudène peinte dessus. Je savais en lisant le nom de Quimper que j’habitais dans la préfecture de notre département et je n’en étais pas peu fier.

Mon puzzle m’a fait tôt toucher du doigt la diversité géographique de la France, autant que ce soit possible avec un jeu d’enfant. Sans doute parce que je connaissais bien ma carte, j’adorais les vacances d’été, lorsque notre voiture familiale prenait la route d’une région pas forcément lointaine, mais soigneusement choisie par mon père pour sa richesse géologique et sa production viticole. C’était avant les autoroutes. Nous roulions sur des nationales, sur des départementales aussi, vers la France des sous-préfectures et des chefs-lieux de canton. J’aimais les petits coins que nous traversions et où nous nous arrêtions. Mon père avait la religion du déjeuner. Bien manger faisait partie de l’aventure. J’ai ainsi le souvenir de restaurants à la nourriture roborative dans des coins parfois improbables, mais toujours authentiques et attachants. Nous achetions le quotidien local. Mon père était curieux des nouvelles de la région où nous avions posé nos valises estivales. Je lui chipais le journal pour les découvrir aussi. Nous allions au marché. Nous entendions des accents différents du nôtre. Il arrivait souvent que nous engagions la conversation, au bar, dans une petite fête ou dans la rue. Ces moments-là étaient riches de sens pour l’enfant que j’étais. Ils complétaient mon puzzle.

C’était il y a longtemps. Je sais aujourd’hui que ces souvenirs-là m’ont fait aimer la France, l’aimer même éperdument et à vie. Notre pays a changé – les années 1970 sont lointaines – mais il a gardé cette formidable diversité humaine et de paysages qui m’avaient touché à l’enfance. Il est devenu aussi un archipel de réalités complexes, de conquêtes autant que de souffrances, marqué par l’exode rural, le brassage des populations, l’immigration, la désindustrialisation, l’accélération du temps. Je suis devenu un lecteur de Jérôme Fourquet et de ses fines analyses sur la France d’aujourd’hui, essayant aussi d’imaginer celle de demain. Quand je peux, je sors de l’autoroute pour retrouver les nationales et les départementales qui m’enchantaient. Et je m’arrête dans les villages, là du moins où il reste un bistrot pour accueillir le visiteur que je suis. Après la fin de ma vie publique, j’ai effectué durant plusieurs années des missions de conseil dans des endroits perdus, souvent relégués, au-delà même de la ruralité. Ces missions ont été pour moi comme un révélateur de ce que la France est devenue, un choc autant qu’une passion retrouvée. J’ai énormément appris. J’ai été touché aussi par la sincérité brute de ce qui m’était confié, au coin d’une table de café ou le soir à l’hôtel.

J’ai entendu des histoires de galère, des messages de colère sourde ou de rage, en forme d’appels à l’aide à l’inconnu que j’étais. La souffrance, la crainte, la désillusion s’expriment de multiples façons, comme le font également les rêves, les bonheurs simples, l’envie de vivre. Car le positif, l’espoir, je l’ai entendu aussi. J’écoutais. Dans ma chambre d’hôtel, je jetais parfois sur un petit cahier le souvenir de ces échanges tant ils étaient vrais. Aimer la France, c’est aussi cela, c’est entendre les bribes de vie partagées entre personnes qui ne se connaissaient pas et ne se reverraient sans doute plus, entre compatriotes. Aimer la France, c’est partager le temps d’un récit, sa dureté comme sa générosité, ses emportements, ses leçons, c’est retrouver le goût d’écouter et de se laisser toucher, emporter. Aimer la France, c’est aimer les Français. Sans doute est-ce banal d’écrire cela, mais j’ai pourtant le triste sentiment que cela ne va plus de soi. Comme si le récit national, souvent glorifié, suffisait. Mais comment peut-on connaître notre pays sans aller au-devant de ses réalités diverses, en ne réagissant qu’aux crises, en ignorant la force de la société civile, la richesse des corps intermédiaires, le rôle précieux des élus locaux, en regardant notre pays de haut et depuis Paris ?

Il y a dans tous les coins et recoins de France un besoin de reconnaissance, à l’opposé de la verticalité lointaine. Il y a une soif de démocratie participative, de reconstitution d’un destin collectif. Il est insupportable que des millions de gens, de citoyens, d’électrices et d’électeurs pensent que leur voix ne compte pas, que tout se joue ailleurs, sans eux et même contre eux. Le complotisme prospère sur la désillusion démocratique, le manque d’empathie, le mépris de phrases maladroites. L’avenir de la France ne s’écrit pas à l’aide d’un tableur Excel, avec des analyses désincarnées, comme si les Français ne comptaient plus. Il ne suffit pas d’invoquer les fiertés françaises pour qu’elles soient ressenties. Il y a un travail immense de reconquête sociale, humaine et même affective à mener, sur le terrain, au contact de la vraie vie, pour refaire corps tous ensemble. Aucun sujet ne doit être esquivé, aucun doigt ne doit être pointé. La vie politique est devenue médiocre, chacun dans son couloir, chacun avec ses stratégies, ses thèmes, ses clientèles, son sectarisme, sans partager, ou bien si peu. Refaire corps oblige à élever le débat, à oser s’allier quand il le faut, à s’opposer courtoisement quand il le faut aussi, parce que l’avenir commande de savoir ce qui nous rassemble et pas seulement ce qui nous divise.

Plus que tout, il faut vouloir convaincre et accepter de se laisser convaincre. Aimer la France, c’est penser une autre offre de représentation et d’action publique, assise sur notre géographie et la diversité de nos territoires, assise également sur l’unité et le progrès au sein de la République. Les Français ont la passion de l’égalité, réjouissons-nous-en. Ils aspirent à la solidarité, tant mieux. Ils demandent de l’ordre et de l’autorité, très bien. Il est juste en effet de rappeler qu’il y a des devoirs à côté des droits et que tout cela procède de luttes glorieuses qui s’apprennent et se respectent. L’esprit de dépassement a conduit des générations de Français à se battre pour que nous vivions libres. Ma famille, comme des millions d’autres, sait ce que le prix du sacrifice signifie. Pour tout cela, j’aime si profondément la France. Et je voudrais contribuer à l’effort à engager pour enfin refaire nation. Je repense au puzzle de mes 7 ans, aux virées familiales dans ce pays que je découvrais alors du haut de mon enfance. Mes parents m’ont transmis leur amour de la France et des valeurs de respect et justice dont je suis fier. Ils m’ont aussi appris à rechercher l’espoir, même lorsqu’il paraît ténu, et à n’oublier personne, notamment les plus humbles. Il est temps de rechercher cet espoir.

2 commentaires

  1. Mier Dominique

    Excellent. Agréable à lire et tellement vrai!

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