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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Les Bleus reviendront et nous aussi

C’est l’histoire d’une finale que nous voulions tellement gagner, un match qui nous aura totalement échappé durant 80 minutes avant de devenir fou, hallucinant, enthousiasmant, irréel, de nous conduire tout près du Graal et finalement de laisser tout au bout du bout la plus haute marche à nos adversaires argentins. Il y a des finales de Coupe du Monde pour l’histoire et celle-là en sera une, peut-être même la première. Nous nous en souviendrons longtemps. Ce que nous avons vécu, rivés par milliards devant nos postes de télévision dans tous les coins du monde, est une tragédie comme seul le sport et singulièrement le football peuvent en produire. Plus que tout, ce trophée, Leonel Messi le voulait. Et il l’aura mérité, comme ses coéquipiers. L’Argentine est une belle équipe, un grand champion du Monde. Mais nos Bleus aussi, cette troisième étoile, ils en rêvaient. Et ils la méritaient tout autant. Durant ce mois qatari, ils nous ont passionnés, transportés. Qui croyait réellement en leurs chances il y a encore quelques semaines, après une saison internationale médiocre, des cascades de blessures et les forfaits de tant d’entre eux ? L’équipe de France a montré dans ce tournoi une résilience formidable, une abnégation inégalée et un réalisme qui forcent l’admiration.

Ce lundi est le matin du jour d’après. La Coupe du Monde est finie. Nous sommes un peu groggys, partagés entre tristesse et reconnaissance. Ce soir, les Bleus salueront leurs supporters sur la Place de la Concorde dans le froid de l’hiver qui vient, puis ils se sépareront, chacun retrouvant son club et sa vie. La douceur de l’automne qatari entrera dans leurs souvenirs et dans les nôtres, comme le dénouement cruel de cette finale énorme. La France avait besoin de ces moments d’enthousiasme, de joie, de force collective. Nous sommes un pays qui doute, entre craintes et crises. Les occasions de faire nation, de nous regrouper, de dépasser pour quelques heures ou quelques jours ce qui nous divise, sont rares. Le football est magique parce qu’il le permet. Il faut une force d’âme sans limite pour aller défier le destin et l’adversité, renverser le cours d’une histoire qui paraissait écrite. Cette force d’âme, les Bleus l’avaient au Qatar. Jusqu’à hier soir, lorsqu’en deux minutes et deux buts, ils ont repris contrôle de ce match qui leur échappait. Kylian Mbappé aimantait le ballon, conduisait la révolte, du haut de sa jeunesse et de son talent inégalé. Il met 3 buts en finale. Ce n’était arrivé qu’une fois dans toute l’histoire de la Coupe du Monde. L’homme du match, c’était lui.

J’ai replié mon petit drapeau tricolore ce matin. Il m’accompagne depuis près de 10 ans, comme un fétiche. Ce drapeau a une histoire. On me l’avait donné au Stade de France, un soir glacial de novembre 2013, lors du match retour de barrage entre la France et l’Ukraine pour la Coupe du Monde au Brésil. Pas grand monde croyait en la qualification des Bleus, battus 2-0 à l’aller à Kiev. Et pourtant, ce soir-là, une équipe était née, allant chercher un 3-0 rageur ouvrant la voie vers les conquêtes d’après. Je serrais mon drapeau contre moi dans le stade, puis dans le métro au retour vers l’Assemblée nationale et dans la buvette des députés, pour un moment de célébration joyeux. Je suis un vieux footeux, qui se souvient des périodes de disette, lorsque se qualifier pour la Coupe du Monde relevait de l’impossible et que l’idée même de la gagner était à des années lumières. Je me souviens des creux après la retraite de Platini et celle de Zidane. Chaque équipe connaît ses cycles, ses moments de moins bien. La différence, c’est que les Bleus d’aujourd’hui ont un esprit de compétiteurs, nourri par leur expérience internationale en club et la culture de la gagne insufflée par Didier Deschamps depuis 10 ans. Tout cela est là pour durer, assis sur une formation solide dans nos clubs et nos régions.

Je range aussi les journaux, les magazines, l’album Panini que nous compléterons avec mes enfants dans quelques jours. Il rejoindra celui de la Coupe du Monde en Russie parmi leurs souvenirs. Hier soir, ils avaient le cœur gros. Ce n’est pas simple de perdre (ou plutôt de ne pas gagner). Consoler, expliquer, je m’y suis livré tant bien que mal. Mbappé a l’avenir devant lui, Messi est l’un des plus grands joueurs de l’histoire. Et surtout, le football reste avant tout un jeu, même s’il est devenu aussi une économie et une puissance pas toujours très inspirée. En janvier, comme leurs héros français, espagnols et belges dans leurs clubs, mes enfants retrouveront l’école de foot de l’Union Saint-Gilloise, garçons et filles ensemble. Il y aura des buts à marquer, des reprises de volée à travailler et des dribbles à mener. Je crois bien que je rechausserai les crampons aussi. Les Bleus reviendront et nous avec eux. L’histoire est encore à écrire et le meilleur à venir. J’avais glissé avant la finale deux bouteilles dans notre frigo. Nous les avons ouvertes, même si la victoire ne nous avait pas souri. Les larmes séchées, nous avons parlé de ballon, de la Coupe du Monde de football féminine au printemps, de celle de rugby à l’automne et des bonheurs d’après. Le sport est une école de vie. Merci, les Bleus !

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Sur un coup de pompe et quelques idées

Mon petit bureau, sous le toit de ma maison

Ce dernier jour de novembre est tout gris depuis les hauteurs de ma maison, sous le toit, là où j’ai niché mon petit bureau. L’automne a filé vite et l’hiver pointe déjà son nez. Au milieu de mes livres, dans mon cocon, je suis heureux. Je suis au repos aussi, instruction du médecin. J’ai trop tiré sur la corde. Entre 12 et 13 heures de travail par jour depuis le début septembre. La fatigue m’a rattrapé. Les nuits trop courtes, les journées trop longues, les notes écrites au kilomètre, les réunions empilées les unes après les autres sans plus trop savoir pourquoi, la volonté de (trop) bien faire, la crainte d’oublier quelque chose, tout cela était devenu mon quotidien. J’étais comme dans un tunnel, travaillant à l’arrache, sans plus rien sentir si ce n’est l’obligation récurrente de « délivrer ». Jusqu’à un sérieux coup de pompe le week-end dernier. Ces quelques jours de repos obligé pour remonter ma tension devenue toute faible s’imposaient. Mes proches le voyaient, moi un peu moins. On n’est jamais le meilleur juge de sa fatigue. Il faut savoir se ménager. Je l’ai parfois dit à d’autres, mais je ne m’étais jamais appliqué ce sain conseil à moi-même. Il n’est jamais trop tard pour le faire. C’est une résolution que je fais mienne désormais, avec quelques semaines d’avance sur la nouvelle année.

Travailler, c’est ce que j’ai toujours aimé et voulu faire, comme salarié, puis comme entrepreneur. J’ai beaucoup souffert de l’inactivité forcée après mon retrait de la vie publique en 2017. Je voyais chacun partir au travail le matin. Je restais seul, avec le souvenir de ma vie professionnelle passée. Les chasseurs de tête que je rencontrais et connaissais parfois depuis longtemps me disaient, certes gentiment, que la probabilité pour un cinquantenaire de renouer avec une carrière d’entreprise n’était pas bien grande. Rien n’était plus terrible pour moi. Je ne me sentais pas vieux – je ne le sens d’ailleurs toujours pas – mais j’étais malgré tout renvoyé à mon âge. Je rentrais chez moi, accablé, à l’issue de ces entretiens. Les candidatures que j’envoyais à des annonces d’emploi ne recevaient que rarement des réponses. J’avais même pensé postuler, un soir de tristesse, comme serveur au café situé tout près de chez nous. Travailler, c’est bien sûr gagner des sous, cotiser pour la retraite et avoir une assurance sociale, mais c’est aussi et d’abord être utile aux siens, agir, entreprendre. C’est ainsi qu’à la fin 2018, las de ne rien trouver, je me suis lancé comme entrepreneur, conseil, enseignant et conférencier. Je suis parti à l’aventure, devenant mon propre patron. J’ai aimé cela et j’ai réussi.

Un jour, alors que je n’y pensais même plus, la vie salariée s’est rappelée à moi. Pour dire les choses en raccourci, on cherchait un vieux, quelqu’un qui aurait vécu, qui pourrait apporter son expérience et son recul pour débrouiller une gouvernance compliquée et mettre les choses d’équerre. Je me suis dit que je pouvais être cette personne-là, ajoutant la sérénité à l’expérience requise. Les choses se sont faites et j’ai repris une activité salariée depuis un an. Je suis convaincu qu’il faut travailler plus longtemps. Je vis en Belgique où le taux d’emploi des 60-64 ans est au même niveau qu’en France (autour de 33%), très en deçà de la Suède (70%), de l’Allemagne (62%) et de la moyenne européenne (42%). Il est urgent de changer cela et de remonter le plus haut possible le taux d’emploi des séniors, qui fléchit dès le milieu de la cinquantaine, alors même qu’il reste une dizaine d’années de vie active à accomplir. C’est un regard différent sur l’expérience professionnelle et l’âge qu’il faut porter. On n’est pas cuit à la cinquantaine, bien au contraire. L’argument de la business continuity pour ne pas engager au-delà de 50 ans est injuste et infondé. Je pense que c’est le mix générationnel qui génère le meilleur partage de l’expérience, la transmission du témoin et la meilleure productivité.

Nos sociétés ne peuvent faire le choix du chômage. Passer par le chômage avant d’aller à la retraite est un traumatisme personnel et une perte économique pour les intéressés eux-mêmes, mais pour la collectivité aussi. Des années de chômage se traduisent par de moindres retraites et un coût d’indemnisation élevé. Il faut absolument inverser cela. En Belgique, l’âge de départ à la retraite a été porté à 67 ans récemment. En France, il le sera vraisemblablement à 65 ans. Comment imaginer et, plus encore, accepter que l’on puisse traverser une décennie de galère pour atteindre cet âge faute de pouvoir travailler ? Je ne crois pas au laisser-faire, à la main invisible du marché du travail, à la seule volonté des entreprises lorsque les préjugés à l’encontre des séniors demeurent si forts. Je pense que la place des séniors dans l’entreprise doit faire l’objet de négociations pour un pacte intergénérationnel. Chez Orange, un accord permet aux séniors de travailler à mi-temps avec une rémunération à 80% et une cotisation retraite à taux plein. De tels accords devraient pouvoir être soutenus par une fiscalité avantageuse. Le maintien dans l’emploi est un enjeu considérable alors que la vie s’allonge et que l’on entre dans la carrière professionnelle plus tard qu’auparavant.

Je serai bientôt l’un de ces séniors de plus de 60 ans. Il ne reste qu’une poignée d’années. J’approche pourtant la vie professionnelle avec la même envie qu’il y a 30 ans, lorsqu’elle a débuté pour moi. J’y vois les mêmes opportunités et les mêmes risques aussi, y compris celui du coup de pompe qui me conduit à cette semaine de repos sous mon toit de Bruxelles et le ciel tout gris de l’hiver qui vient. Dans le calme de mon petit bureau, laissant un livre de côté, j’ai eu envie de confier ces quelques réflexions. Je sais ce que c’est d’avoir plus de 50 ans et de vouloir travailler, j’en ai vécu les interrogations, les épreuves et les peines. J’ai eu de la chance. Tant ne l’ont pas eue, cette même chance. Je mesure également ce que c’est d’être arrivé à ce point de ma vie en bon état, laissant de côté ma fatigue du moment. Cela aussi, ce n’est pas partagé. C’est pour cela que je crois à la nécessité de prendre en compte la pénibilité des tâches dans l’accès à la retraite. Ce n’est pas un regard désabusé, d’abandon ou de rejet qu’il faut porter sur le travail, c’est un regard lucide et ambitieux, rompant avec toutes les idées reçues. Il faut travailler plus et plus longtemps. Il faut travailler mieux aussi (ma résolution) et savoir dire stop lorsque c’est trop. On travaille pour vivre, on ne vit pas pour travailler.

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Retrouver Mendès

Il y a 40 ans ce 17 octobre, j’entrais en première année de droit. J’avais quitté Quimper la veille pour ce grand saut vers la vie d’après. Trois mois auparavant, j’étais encore lycéen. J’avais 17 ans. J’arrivais à Nantes avec tout à découvrir, tout à apprendre aussi. M’organiser seul, vivre seul, ce serait mon quotidien pour longtemps. J’avais une petite chambre près de la cathédrale Saint-Pierre. M’asseyant ce matin-là dans le grand amphithéâtre de 800 places de la faculté de droit, bondé et agité, je mesurais combien la rupture avec la quiétude de mes années lycéennes serait rude. Je ne connaissais personne. L’année devait débuter par un cours de droit constitutionnel. Le professeur entra, jaugeant d’un rapide coup d’œil cette assemblée dissipée d’aspirants juristes, ouvrit son dossier et commença. Le silence se fit. J’imaginais une réflexion initiale sur le sens du droit dans nos sociétés démocratiques. Tel ne fut pas le cas. Le professeur avait écouté la radio, pas les étudiants. « Nous venons à l’instant d’apprendre la mort de Pierre Mendès France », dit-il. « Je souhaite consacrer ce premier cours à sa trace politique et à son désaccord avec le Général de Gaulle sur la question institutionnelle ». S’en suivit un exposé éblouissant, improvisé, sans aucune note, et d’autant plus admirable que – je le comprendrai plus tard – ce professeur n’avait pas la moindre affinité avec les idées mendésistes.  

Pour moi, Pierre Mendès France était le vieux monsieur qui, un an auparavant, avait versé une larme émouvante durant la cérémonie d’investiture du Président François Mitterrand. Je me souviens aussi qu’il parlait parfois au Club de la Presse d’Europe 1, que mon père écoutait sur son petit poste de radio tous les dimanches soirs. C’était à peu près tout. Au lycée, les programmes d’histoire s’arrêtaient en 1945 et je ne savais rien de la IVème République. Qui était Mendès France ? Le cours de mon professeur de droit constitutionnel me donna quelques clés, des pistes à explorer. Cette première heure de ma vie à venir de juriste m’avait passionné. Je pressentais que derrière le personnage de Mendès France, présenté sous l’angle de son affrontement avec de Gaulle sur la Constitution de la Vème République, il y avait bien plus. Le professeur avait mentionné la biographie écrite quelques années auparavant par le journaliste Jean Lacouture. J’entrepris de la lire dans les jours suivants, découvrant la richesse d’une vie, d’un parcours de politique et d’homme, les moments forts, les moments d’immense solitude aussi. La biographie de Lacouture fut le premier livre sur Pierre Mendès France que je lus. Il y en eut bien d’autres après, à commencer par les livres de Mendès lui-même. Ils mirent des mots et des idées sur mes premiers choix citoyens.

Je me sentais sans nul doute de gauche, d’une gauche éprise de liberté, loin des dogmes et bréviaires révolutionnaires. Je n’avais aucune appétence pour le marxisme et l’économie dirigée, aucune fascination pour le monde communiste, en France et au-delà. Dans le parcours et l’idéal républicain de Pierre Mendès France, je trouvai d’un coup beaucoup des références alors balbutiantes de mon éveil politique : la décentralisation, le lien attentif à la société civile, la rigueur économique et budgétaire, la modernité. Plus encore, c’est une méthode que je rencontrai : rassembler, fédérer, dans un souci de progrès et d’union, des forces et des idées peut-être différentes, en exposant honnêtement, sincèrement et régulièrement aux Français les initiatives, les objectifs et les résultats obtenus.  Pierre Mendès France devint pour moi une référence, me conduisant quelque temps après vers ceux qui en étaient perçus comme les héritiers : Michel Rocard et Edmond Maire. En cette fin d’année 1982, la gauche au pouvoir se heurtait au réel et s’apprêtait en 1983 à prendre avec François Mitterrand « le tournant de la rigueur ». Une large part de l’histoire qui s’écrivait sous nos yeux validait les recommandations et conseils de Pierre Mendès France. Mais il ne serait plus là pour la vivre, laissant à chacun le soin d’imaginer ce qu’il aurait pu écrire ou dire.

40 ans après, je repense à ce premier jour de ma vie d’étudiant et à l’émotion née de ce cours improvisé. Il fut déterminant. J’ai mené depuis une vie de juriste, une vie politique et publique. J’ai été parlementaire. Je n’ai jamais oublié Mendès. Dans les années 1990, j’adhérai comme simple membre à l’Institut Pierre Mendès France, fondé par plusieurs de ses anciens collaborateurs et amis. Ce réseau me permit de faire la connaissance de Stéphane Hessel, l’une des plus belles et éblouissantes rencontres de ma vie. A Bruxelles, dans une grande salle de l’ULB, je mis sur pied en 2002 une conférence sur l’héritage mendésiste, dont Stéphane Hessel fut le grand témoin. Etait-ce l’homme Mendès France que j’admirais ou sa méthode ? Il y eut sans doute d’abord l’homme, avec cette étrange et belle vie politique de près de 50 années, construite autour du noble souvenir des 7 mois et 17 jours de son gouvernement, mais passée finalement davantage dans le combat des idées qu’aux responsabilités du pouvoir. Avec le temps, c’est cependant la méthode qui finit par me passionner. Je crois le mendésisme profondément actuel. Il ne faut jamais renoncer à convaincre, à expliquer, à oser prendre des engagements et à les tenir. Le mendésisme est comme une synthèse, mêlant l’idéalisme, le courage, la confiance en le citoyen éclairé, la vérité et ses vertus.

40 ans après, j’aimerais que l’on redécouvre Mendès, sa trace et sa méthode. Le débat politique actuel est d’une insigne médiocrité. La course aux radicalités, à gauche comme à droite, ne construit pas l’avenir. Mais l’exercice du pouvoir, sans narratif ni justification des initiatives prises, dans la verticalité et une grande solitude, alimente l’inquiétude aussi. Je crois qu’il est possible de relire utilement Pierre Mendès France, de faire vivre la modernité de ses idées et de sa méthode dans la France du XXIème siècle. Mieux, je l’espère. Rassembler toutes les volontés, c’est aspirer au dépassement, sans effacer les parcours et les histoires. Le meilleur d’une coalition est de fédérer des diversités qui s’assument derrière une perspective commune. Il faut aussi partager l’agenda de réforme entre action nationale, pouvoirs locaux, démocratie sociale et vie associative. L’Etat ne peut ni ne doit décider de tout. Tant d’autres pouvoirs peuvent également concourir ensemble à un agenda réformiste. Et il faut enfin expliquer le sens de l’action publique, régulièrement, modestement, dans une unité de ton et d’action. Il manque une pédagogie de l’action publique, une forme d’éducation populaire et permanente, par la preuve, pour la confiance citoyenne. Je voudrais imaginer que le mendésisme inspire à nouveau l’action publique face aux défis de notre temps. Retrouvons Mendès.

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Loulou des Balkans

Avec Louis Sarrazin face aux manuscrits de Mozart, Salzburg, avril 2015 (photo Cyril Mallet)

La disparition de Louis Sarrazin hier jeudi 6 octobre m’a beaucoup peiné, comme tant d’autres de ses amis. Sa personnalité, son itinéraire, ses histoires et ses passions ne laissaient pas indifférent. Cela fait plus de 20 ans que j’avais rencontré Louis. La première fois, je crois, c’était vers l’an 2000 à l’occasion d’une coordination des sections européennes du PS à Moosburg an der Isar, dans la campagne bavaroise, près de Munich. Louis n’était pas encore membre du PS à l’époque. Engagé à l’ADFE, il était venu en curieux d’Autriche et avait découvert ce petit monde partisan et joyeux, qui s’était empressé de l’adopter. Je me souviens des premiers échanges avec lui, conclus d’éclats de rire tonitruants et autres histoires hilarantes qu’il aimait conter, assorties d’anecdotes fleuries sur ses voyages et itinérances entre les Carpates et les Balkans.

Car Louis était avant tout un voyageur. Sans voiture et sans permis, il allait partout en train, en bus et à pied. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait un jour parlé de vélo. La vie l’avait conduit en Autriche, où il avait pris racine, familialement et professionnellement. Il aimait l’Autriche, mais rien ne le tentait plus que les pérégrinations vers les Balkans. Longtemps, ce furent entre nous des thèmes de conversation, surtout après l’élection de Louis à l’Assemblée des Français de l’étranger en 2006, qui fit de nous deux des collègues puisque j’en étais aussi. Puis à compter de 2012 et du début de mon mandat de député des Français de l’étranger, nous passâmes à la pratique avec des voyages ensemble vers l’Albanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine ou la Bulgarie. Louis était toujours prêt à partir, valise faite, rajoutant des étapes et autres conseils sur mon agenda.

Je garde un souvenir ébloui de ces journées (longues) et nuits (courtes). Louis était un voyageur infatigable, curieux de tout. Il avait aussi un estomac solide. Il tenait à ce que nous mangions et buvions sérieusement. Cela fait partie du job, assurait-il. C’est ainsi qu’il entreprit de m’initier au « brandy des Carpates », avant de passer à la rakija au sud de Sarajevo et au-delà. Partout où nous passions, Louis était connu. Cela témoignait d’un engagement de terrain remarquable et d’une disponibilité sincère. Il y avait chez lui une gentillesse profonde et une sensibilité incroyable. Louis embrassait toutes les causes, vent debout contre les injustices, jamais en retard d’une colère contre les crédits rabotés ou les allocations oubliées. Il était une vigie sociale, me saisissant autant que nécessaire et demandant – à raison – des comptes sur les résultats obtenus, sans oublier les sous de ma réserve parlementaire.

Il me parlait de son enfance en Franche-Comté, je lui parlais de la Bretagne. Nous avions la province en commun, l’envie de voir le monde, et le goût des autres. Louis était d’une résistance sans faille. Je me souviens d’un voyage en Albanie, au début de l’année 2013. Je devais inaugurer une bibliothèque de l’Alliance française, à deux heures de route de Tirana. Louis m’accompagnait. Nous étions arrivés en retard, la nuit déjà tombée. Des tas de gens nous attendaient. En fait de bibliothèque, ce n’était pas un bâtiment dont il s’agissait, mais d’un simple meuble avec quelques étagères. Le fou-rire guettait. Le président de l’Alliance avait apporté sa production viticole personnelle. C’était une épouvantable piquette. Mon verre avait fini derrière les plantes vertes. Louis, avec un claquement de langue, avait assuré à l’inverse que tout cela était bien bon et son verre avait aussitôt été rempli de nouveau.

Une autre fois, il m’avait rejoint en Bulgarie, me recommandant un bon hôtel. Le lendemain matin de notre arrivée, Louis apparut tout fatigué et pale (« dislivet », aurait-on dit chez moi en Bretagne) au petit-déjeuner. Sa chambre était située juste au-dessus d’une boîte de nuit et la musique avait été lancée à fond vers minuit. Les murs tremblaient, le sol bougeait et le lit aussi. Louis n’avait pas fermé l’œil de la nuit. De l’autre côté de l’hôtel, j’avais dormi comme une marmotte. On en avait ri, concluant que les voyages formaient la jeunesse, même la jeunesse un peu amortie comme la nôtre. Quelque temps après à Belgrade, nous avions séjourné dans un hôtel appelé « Président ». Ma chambre s’appelait Ceauscescu et je dus dormir face à un portrait géant du conducator… Louis, à l’inverse, faisait face paisiblement au portrait de la présidente islandaise.

Cette somme d’histoires avait rendu Louis très populaire dans mon équipe parlementaire, qui l’avait vite rebaptisé « Loulou des Balkans ». Louis était fidèle. Il était toujours présent, attentif, attentionné. Un jour, préparant avec mon équipe un déplacement en Autriche, il avait suggéré une étape à Salzburg, au Mozarteum. Il voulait me présenter l’ancienne conservatrice, à la retraite depuis peu. Ceci nous conduisit, Louis et moi, avec notre ami Pierre Avédikian et mon collaborateur Cyril Mallet, dans les entrailles du musée, face aux manuscrits originaux de Mozart. Ce moment-là, l’émotion ressentie, la force de l’instant resteront à jamais dans ma mémoire. Un an après, nous étions de retour pour célébrer la remise de la Légion d’honneur à cette compatriote remarquable, qui a consacré toute sa vie à Mozart et dont je tiens de Louis le privilège, la chance d’avoir fait la rencontre.

C’était tout cela, « Loulou des Balkans », un type au grand cœur, à la générosité sans limite, toujours partant pour l’aventure, aimant crapahuter partout et loin, comme il le racontait. On ne dit jamais assez aux gens de leur vivant qu’ils sont précieux, comiques, inspirants, attendrissants. J’aurais aimé le dire à Louis. Le temps file et un jour, ils ne sont plus là. Louis n’est plus là et nous sommes nombreux aujourd’hui à éprouver de la peine, du chagrin, à penser aux siens et à vouloir l’exprimer. Il reste la plume, les souvenirs, les photos, les vidéos peut-être aussi. Je me dis que Louis est parti en voyage, je ne sais trop où. Il est parti en nous laissant des tas d’images et de récits, désormais en nous, comme un leg commun à ses amis. Il vivra dans nos mémoires, entre rires et reconnaissance, rêves et causes, à jamais « Loulou des Balkans ».

En mai 2013 au camp de Mauthausen (photo Cyril Mallet)

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