
Dans quelques jours, je fermerai la maison, chargerai le coffre de mon auto et prendrai la route des vacances. Un long chemin m’attendra jusqu’à la Galice, où ma famille profite déjà de l’été sous un soleil généreux. Comme chaque année, je ressentirai ce curieux sentiment mêlant la liberté, le plaisir et le soulagement de quitter le quotidien le temps de la pause estivale. En 2020 et 2021, filant vers l’Espagne, c’était la pandémie, comme tant d’autres, que je cherchais à oublier. En 2022, sans qu’elle ait disparu, la pandémie aura cédé la place à d’autres craintes, celles de la guerre de Poutine et de la crise économique et alimentaire mondiale qui s’annonce, dans un contexte d’inflation que les moins de 40 ans n’ont jamais connu. Les étés légers et insouciants du passé deviennent lointains. Nous vivons une époque difficile, faite d’incertitudes, de souffrances, de colères et de peurs. Ce n’est pas si simple de l’admettre, de le dire ou de l’écrire et pourtant il le faut. Il faut vouloir nommer les choses. Ce ressenti travaille notre société et la mine dangereusement. Le printemps électoral en France s’est joué sans réel débat, sur fond de panne et de grève citoyenne. Les terribles incendies de ce mois de juillet ont ancré plus encore l’angoisse de la crise climatique dans l’esprit des Français.
Notre peuple a besoin que l’on s’occupe de lui, qu’on le protège. Jamais l’attente de protection n’a sans doute été aussi grande. La France est devenue en ce début de XXIème siècle un archipel de réalités complexes, divergentes et différentes, des géographies aux générations. L’individualisation de la société est à l’œuvre et malmène les solidarités. La réalité d’un monde qui change est là, perçue d’abord et souvent même seulement pour ses menaces. La nostalgie du monde d’hier est là aussi, souvent rosie à la faveur des craintes d’aujourd’hui. « C’était mieux avant », cela s’entend tellement. Est-ce cependant si simple ? Je ne le crois pas. Il ne doit être question, face aux défis du moment, ni de laisser-aller, ni de laisser-faire. Ces années difficiles que nous traversons réhabilitent l’action publique, la volonté collective, le devoir d’agir ensemble, en France et au-delà. On ne s’adaptera pas au changement climatique en dépensant moins, on ne soutiendra pas l’éducation en dépensant moins, on ne soignera pas les Français en dépensant moins. Et on ne vaincra pas Poutine et tous les risques pour la paix sans un large effort pour la défense et la sécurité de notre pays. Voilà les priorités, largement partagées, pour lesquelles pèse aujourd’hui une obligation de résultat.
Dépenser plus, c’est dépenser mieux. Et il faut mettre pour cela notre économie en mouvement. La dette, dangereusement haute, n’est pas la solution. L’augmentation de la pression fiscale ne l’est pas davantage. Nous sommes avec la Suède le pays d’Europe qui possède le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé. La tentation d’aller taxer les super-profits et les rentes existe. Elle n’est pas illégitime, mais elle n’apporterait ni les volumes nécessaires, ni la réponse de long terme. Les recettes, il faut aller les chercher en travaillant plus, en augmentant le taux d’emploi. Cela ne saurait se résumer à la réforme des retraites, ni même commencer par elle. Le taux d’emploi chez nous, largement plus faible que dans le nord de l’Europe, pâtit d’abord des compétences de la population active et du poids des impôts sur les entreprises. Investir massivement dans l’éducation et la formation est nécessaire pour améliorer l’employabilité tout au long de la vie. Réduire les impôts de production frappant les entreprises l’est aussi pour favoriser l’investissement. Travailler plus, produire plus, ce sont des recettes fiscales en plus pour la transition écologique, pour l’école, pour l’université, pour la santé, pour le grand âge, pour la sécurité, pour l’égalité, pour nous désendetter.
Si nous portions le taux d’emploi en France au même niveau qu’en Allemagne – passant de 79% à 91% des personnes entre 20 et 64 ans – c’est un gain en recettes fiscales de quelque 6% de PIB que nous enregistrerions, une manne nécessaire, celle qu’il nous faut. Il n’y a aucune raison que ce qui est possible ailleurs ne le soit pas chez nous. Pour cela, il faut cependant vouloir convaincre, entraîner, mettre la société française en mouvement. La crise démocratique n’y concourt pas. Le sentiment de ne compter pour rien, d’être ignoré, malmené ou humilié est redoutable car il existe largement. Il faut l’infirmer par la preuve, en imaginant une gouvernance qui place les Français au cœur de l’action publique. La verticalité des dernières années, la méfiance à l’égard des collectivités locales, la mise à l’écart des corps intermédiaires et de la société civile ont desservi les réformes. Je garde de mon influence rocardienne la conviction qu’il n’est de réforme pérenne que négociée et expliquée. Il y a en France un déficit de débat public dont il faut prendre toute la mesure pour y remédier. Les consultations citoyennes et la démocratie participative sont essentielles pour asseoir la délibération collective, construire l’acceptabilité des choix et permettre leur appropriation par les Français.
La France n’est pas un pays foutu et les Français un peuple rétif à tout changement. Les clichés et la sinistrose ne sont pas une fatalité. Il y a chez nous une passion pour l’égalité qui remonte à loin, qui est saine et qui est juste. Il ne sert à rien de la brocarder, il faut au contraire la faire vivre, y voir un atout pour une pédagogie de l’action qui fasse du citoyen un acteur essentiel du changement. Je veux croire en la France. A l’écart de la vie publique depuis 5 ans, j’ai eu la chance par les missions que j’ai effectuées à travers notre pays, et notamment ses espaces ruraux et périphériques, de prendre la mesure des attentes, des espoirs et des rêves. Je n’oublie rien de ce que j’ai entendu, de ce qui m’était dit, de l’envie qui existe malgré tout d’imaginer l’avenir plutôt que de le subir. Ces moments-là, vrais, attachants, bouleversants, m’ont marqué. Travailler plus, créer plus, pour soi et pour nous tous, c’est possible. Il est temps de libérer l’inventivité, les énergies, la générosité. Il est temps aussi de pratiquer l’empathie dans l’action publique, de comprendre les émotions et d’en appeler à elles, de placer l’effort dans un récit national pour nous tous, à l’instar d’époques glorieuses et pourtant difficiles de notre histoire. Le progrès partagé n’est pas une illusion, il est le devoir et la promesse de la République.
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Mes collines et les leurs
J’ai toujours aimé le mois d’août. Dans les étés de ma jeunesse, je trouvais en août une forme de sérénité et de douceur, que le temps qui passe n’a jamais démentie. Juillet était joyeux, trépidant, énergique. La fin des classes était encore toute récente. Les transistors grésillaient des tubes de l’été et des nouvelles enthousiasmantes venues de la route du Tour de France. Il y avait du monde sur les plages et dans les terrains de camping. La vie battait son plein. A l’inverse, août était calme et tranquille. Les couleurs du ciel étaient différentes, prononcées, pleines de contrastes, et le vent toujours caressant. Dans l’air flottait l’odeur des champs et des fleurs, de la rosée du matin aux dernières lueurs du jour. C’était la seconde partie de l’été, celle qui s’achèverait par la rentrée des classes. Juillet avait été pour ma famille le temps du Pays Bigouden et des tentes plantées dans un petit verger de Loctudy, avec la mer toute proche. Août serait celui de Quimerc’h, le village de mon enfance, juché sur les premières hauteurs de l’Arrée, plus loin des vagues et des plages, une campagne de l’intérieur. Quitter le verger dans les derniers jours de juillet me faisait toujours de la peine, mais pédaler vers Quimerc’h au mois d’août était une grande aventure et quelque part une promesse aussi.
De chez nous à notre maison de Quimerc’h, il y avait 45 kilomètres, que je parcourais seul à vélo depuis mes 13 ans. J’empruntais la vieille route de Brest, délaissée par les voitures depuis l’ouverture de la voie express. Ce n’était pas plat. Je pouvais laisser libre cours à mon imagination, me rêver un instant en coureur forcément héroïque, grimper en danseuse dans mes premiers cuissards les côtes pentues après Landrévarzec, puis au sortir de Port-Launay. A Châteaulin, je passais fièrement le long de l’Aulne sur l’avenue qui accueillerait quelque temps plus tard les plus grands champions cyclistes du moment pour le traditionnel Circuit de l’Aulne. J’en serais, bien sûr, mais avant m’attendraient ces semaines heureuses à l’assaut des collines de Quimerc’h. Au bas de Pont-de-Buis se situait le Pont-Neuf. Il franchissait la Douffine, une petite rivière descendant de l’Arrée. J’avais la sensation après le Pont-Neuf d’embrasser ces collines et ces pentes dont j’avais rêvé toute l’année. C’est comme si un autre monde commençait. Je crois bien que les collines de Quimerc’h avaient dans mon imaginaire rien moins que la puissance et la magie de celles de Pagnol. Sans doute aussi parce qu’à Quimerc’h, je retrouverais oncles et tantes, cousins et cousines, une histoire, notre histoire.
Je n’ai jamais oublié mes collines. Elles ont forgé ma jeunesse et restent aujourd’hui un repère, une identité, une boussole pour le temps qui reste. L’enfance est une fabrique magistrale de souvenirs, non pour quelques années, mais pour toute une vie. J’ai fait, à l’orée de l’âge adulte et durant des années, des voyages lointains et fascinants, mais ils n’occupent dans ma mémoire qu’une part finalement secondaire. C’est dans la simplicité de mes vacances d’enfant, les jeux d’alors, les conversations amusées et tendres avec les oncles et les tantes, les histoires qui m’étaient racontées ou celles que je devinais que se trouvait le secret. Et ce secret s’appelle la transmission. Mes collines sont belles parce que des gens humbles et aimants ont su les enchanter. Aujourd’hui encore, lorsque je les arpente, je revois ces visages depuis longtemps disparus et qui ont tant compté. Il y a au détour de chemins des souvenirs qui me reviennent, des bribes d’histoire à partager pour ne pas qu’elles se perdent. Un calvaire, une chapelle, des sapins, une pente à 10% sur laquelle mon oncle cyclotouriste testait mes mollets et jarrets de futur coureur cycliste. Sur mon vélo, je partais à l’aventure, sans carte, terminant parfois dans des cours de ferme avec un furieux molosse à mes trousses.
J’écris ces lignes au bord de l’océan, dans le Sud-Finistère. Nous sommes arrivés d’Espagne il y a quelques jours. Mes enfants y ont passé un mois avec leurs grands-parents maternels. Ils ont désormais retrouvé leur mamie bretonne. Juillet, août, c’est le temps de leurs collines. Mais que sont-elles et où sont-elles ? Là où nous sommes à l’Ile-Tudy, à un ou deux mètres tout au plus au-dessus du niveau de la mer, les collines sont virtuelles. En Galice, elles étaient celles de la Zapateira et de son club de golf, perché sur les hauteurs de La Corogne. Cela fait plusieurs étés que mes enfants les arpentent. Il y a sans doute moins d’imprévu sur les greens que dans mes sprints impromptus de cours de ferme, mais le bonheur reste pourtant le même : partager. Partager avec les grands-parents, un jour, un soir, une semaine, un mois, des années. Partager et apprendre, interroger, comprendre ce qui est dit et deviner le reste, ce sont les miracles et les bonheurs longs de la transmission, ceux qui survivront à tout et accompagneront une vie, par-delà les destins. Les collines de mes enfants sont aussi nos vagues bretonnes, celles qu’ils affrontent sur les voiliers du centre nautique de l’Ile-Tudy. Tribord, babord, naviguer au près, je me fais avec eux le passeur de cette mémoire-là.
Chaque génération a ses collines d’enfance. Les pellicules Kodak et les films Super 8 de mes jeunes années rendaient tout cliché rare et précieux (et muet). Ce n’est plus le cas à l’âge des IPhones. Les images sont partout, les enregistrements aussi. J’aurais tellement aimé conserver la voix de ceux des miens qui ne sont plus. Ils me manquent, mais leurs histoires, leur bonté, leurs visages, leurs regards, leurs sourires m’accompagnent malgré tout. La transmission, c’est s’imprégner des autres. On ne le sait pas sur l’instant. On le découvre après, parfois même longtemps après, à la faveur d’une conversation, d’une anecdote partagée, d’une joie ou parfois aussi d’une peine. Enfant, je partais à l’assaut des collines, pour découvrir et apprendre. Je suis maintenant sur les collines, pour raconter et partager, à mon tour. Ainsi va la vie et c’est heureux. Et c’est juste aussi. Mes collines à moi sont encore là. Un jour, il s’y trouve un peu moins de monde, mais les souvenirs, les valeurs et les messages demeurent, ancrés à jamais. C’est le plus important. Les Bretons sont conteurs dans l’âme. Je dois en être aussi. Raconter ce qu’on m’a dit, l’écrire également. Des grandes et des petites histoires, celles qui rassemblent, qui émeuvent et qui unissent. Pour que vivent mes collines et puis demain les leurs.
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