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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Chemins de mémoire

A Verdun le 27 mai

Les quelques jours de vacances de l’Ascension nous ont conduits sur les hauteurs de l’Ardenne, puis vers le département de la Meuse, en France. Nous voulions trouver de la verdure, des champs, de l’espace pour courir et jouer. L’Ardenne nous est familière. L’an passé, lorsqu’il était interdit de sortir de Belgique durant des mois en raison de la pandémie, c’est là-bas que, par trois fois, nous étions partis. Et le gros coup de cœur ardennais qui est le mien depuis près de 30 ans était devenu celui de toute la famille. Près de Lierneux, où nous séjournions, il y a la ville de Bastogne et le Musée de la Bataille des Ardennes. Mes enfants avaient voulu le visiter. J’avais été heureux de faire cette visite, un peu inquiet aussi. Car la Bataille des Ardennes, entre décembre 1944 et janvier 1945, fut d’une terrible violence, laissant un nombre épouvantable de victimes, militaires et civiles. Comment serait-elle racontée ? Son récit, à travers l’histoire d’un enfant de 13 ans, Emile Mostade, fils d’un marchand de vélo, avait bouleversé mes enfants. Emile avait passé un mois caché dans une cave de Bastogne, sous un déluge de bombes et de feu. Ses parents n’avaient pas survécu. La ville et l’Ardenne libérées, il était parti seul à vélo voir la Mer du Nord, en souvenir de son papa disparu.

De retour à Lierneux un an après, nous sommes allés de nouveau à Bastogne. Besoin de retrouver Emile et son histoire, de l’écouter une seconde fois, de mieux comprendre aussi ce que fut cette bataille. Mes enfants ont 10, 8 et 7 ans. Ils grandissent dans la connaissance de l’histoire, celle que l’école leur enseigne, celle aussi que nous leur racontons, au fond la grande histoire et notre histoire à nous. La Seconde Guerre Mondiale a endeuillé notre famille comme des millions d’autres, la Guerre Civile espagnole aussi. Peu à peu, j’ai commencé à explorer avec eux ces bouts de vie si rudes, à la recherche des mots les plus justes, leur expliquant ce que ces tragédies furent pour les nôtres. Il y a la peine et aussi le sacrifice : se battre pour un idéal, la liberté, l’honneur d’un pays, au risque de la mort. Ce ne sont pas des choses simples à appréhender pour de petites vies et pourtant, à leur curiosité et à leur émotion, il faut pouvoir répondre. Je m’y efforce, comme l’an passé avec le souvenir de mon grand-oncle Henri Le Borgn’, jeune gendarme résistant, fusillé par la Gestapo. Une mémoire se dessine ainsi, nourrie par le récit, les témoignages, les visites. Et c’est ainsi que, glissant de l’Ardenne vers la Meuse ces derniers jours, l’idée d’aller sur les champs de bataille de la Grande Guerre est venue.

Mes enfants m’avaient accompagné à Verdun il y a 6 ans pour le centenaire de la Bataille. Cela fait longtemps et ils n’en ont guère de souvenir. Ils étaient si jeunes. De Bastogne à Verdun, il n’y a qu’une centaine de kilomètres. Nous avons visité le Mémorial. Ils y ont vu la malle de Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des Boutons, qu’ils avaient tant aimé. Louis Pergaud n’est jamais revenu de la Grande Guerre. Son corps n’a même jamais été retrouvé. Mon fils Marcos, touché par les livres d’enfance de Marcel Pagnol, sait aussi que c’est la Grande Guerre qui a pris à Marcel son ami des collines, Lili des Bellons. La Bataille de Verdun fut une abomination. Le Mémorial en livre l’histoire, mais aussi la fureur et le bruit. Ce vacarme est impressionnant. Il fait peur. De la terre retournée par les bombes, il reste aujourd’hui une forêt dense, au relief sculpté par les explosions. Nous avons marché sur les traces des villages martyrs. A Douaumont, au milieu des tombes, certains des noms que nous lisions étaient bretons. Le matin, j’avais raconté à mes enfants l’histoire du voisin de ma grand-mère, mutilé de Verdun, qui ne parlait plus et passait devant le monument aux morts de notre village breton, sur lequel figuraient les noms de ses amis, tombés au champ d’honneur, enterrés en Meuse ou disparus là-bas.

La guerre est une tragédie pour tous ceux qui tombent et pour tous ceux qui restent. Il faut vivre avec le souvenir, le chagrin, l’absence. Il faut affronter aussi la souffrance, l’injustice, la colère. Les témoignages écrits des soldats français, mais aussi allemands au Mémorial de Verdun sont bouleversants. Pourquoi suis-je venu au monde pour vivre cela, écrivait en allemand un soldat à sa mère, quelques jours avant de mourir. Les nationalismes et le militarisme fauchèrent une génération entière de jeunes Européens. Tous étaient venus de loin pour combattre avec bravoure et courage, mais dans la peur, l’effroi et l’incompréhension aussi. C’est dans la terre de Meuse que s’écrit aujourd’hui leur histoire pour l’éternité. J’ai emmené mes enfants, après Verdun, marcher dans le cimetière allemand de Viéville-sous-les-Côtes. Et le lendemain dans le cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon, la plus grande nécropole américaine en Europe. A Romagne-sous-Montfaucon, il y a plus de 14 000 tombes. Parmi elles, celles de 22 couples de frères, tombés en Argonne et enterrés l’un près de l’autre. Nous avons passé un moment dans le Visitor Center, découvrant avec émotion le témoignage des familles par les photos et les écrits.

Les chemins de mémoire sont nécessaires pour comprendre la tragédie de l’histoire et appréhender le monde qui vient. Il faut vouloir les emprunter pour transmettre une connaissance, un message, des valeurs et plus que tout un idéal de vie. La Grande Guerre devait être « la der des der ». Ce ne fut pas le cas, tragiquement. Le pire est toujours possible. Ce qui se passe en Ukraine depuis l’agression russe en février nous le rappelle tristement. Les bombes russes détruisent les villes et villages de l’est et du sud du pays. Des dizaines de milliers de personnes sont mortes en 3 mois, des soldats, mais aussi des civils et près de 300 enfants. C’est chez nous, c’est en Europe, c’est en 2022. Des millions de personnes ont fui. A l’école de mes enfants à Bruxelles, de petits écoliers ukrainiens sont arrivés. Ils ont vécu l’enfer, laissant derrière eux leur vie, leurs familles, leurs amis, leur histoire, leurs souvenirs. Ils ne savent pas quand ils retrouveront leur pays, si même ils le retrouveront un jour, s’il existera encore. La guerre doit être gagnée. Et la paix doit l’être aussi. Rien n’est moins simple que de passer du silence tant espéré des armes à l’élaboration d’une histoire à nouveau commune. Il le faut pourtant. C’est la mémoire qui nous l’apprend, enfants d’aujourd’hui, adultes de demain, pour un autre monde, un monde meilleur.

Au cimetière américain de Romagne-sous-Montfaucon le 28 mai, deux jours avant le Memorial Day

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Avec Roland Gilles, mon ami cycliste

Roland Gilles et Claudia à l’entrainement en ce mois de mai sur les routes du Tarn

Dans quelques semaines, les Françaises et les Français éliront leurs députés. Député, je l’ai été. Je connais ce mandat. J’ai beaucoup aimé l’exercer. J’aurais aimé continuer. Avec le recul de quelques années désormais, mes meilleurs souvenirs à l’Assemblée nationale sont ceux du terrain, auprès des gens, au contact des réalités de notre pays et – s’agissant de la circonscription que je représentais – des Français à l’étranger. J’ai été touché par l’humanité des personnes rencontrées, par leurs itinéraires, leurs passions, leur unité, leur générosité. Les sujets que je portais étaient forts et je puisais dans ces rencontres une belle et nécessaire part d’énergie, forcément contagieuse, et quelque part aussi une forme d’émerveillement. J’écris tout cela ce 19 mai parce que j’ai envie de rendre hommage à quelqu’un, rencontré en Bosnie-Herzégovine. Cet homme est Roland Gilles. Il était l’Ambassadeur de France à Sarajevo. Roland est devenu un ami. Notre rencontre en 2013 reste un pic de mon mandat, politique et diplomatique bien sûr, tant la Bosnie-Herzégovine, pays fascinant, est également un pays complexe, mais plus que tout personnel et humain. J’écris ce post ce 19 mai parce que mon ami Roland Gilles, retraité depuis quelques années et élu local à Albi, est candidat aux prochaines élections législatives dans le Tarn. Et j’ai envie qu’il gagne.

Préparant mon premier voyage de député à Sarajevo en 2013, j’avais demandé à mon collaborateur Cyril Mallet de me donner quelques éléments de biographie sur l’Ambassadeur. Major de Saint-Cyr, Général d’armée, Directeur-Général de la Gendarmerie nationale, les titres et décorations étaient impressionnants. A cela, Cyril avait ajouté une petite ligne déterminante : double champion de France militaire de cyclisme. Le vélo étant une religion pour moi, la petite ligne visait juste ! Arrivé à Sarajevo, je m’aperçus que l’Ambassadeur avait fait son petit travail biographique de son côté aussi et qu’il connaissait les écrits que j’avais pu commettre sur le cyclisme, à défaut – le regret de ma vie – d’avoir un jour levé les bras sur une ligne d’arrivée. Ainsi, entre mes rendez-vous au Parlement bosnien, au Collège international français de Sarajevo, à Mostar et Banja Luka, nos échanges passèrent rapidement des choses formelles et institutionnelles aux passions personnelles. Les étages de la Résidence de France étaient pleins de coupes, de maillots tricolores et même arc-en-ciel, ceux de championne du monde de l’épouse brésilienne de Roland, Claudia Carceroni de Carvalho. Un matin, avant un rendez-vous, Roland me dit : « viens, on va voir les vélos ». Dans le garage se trouvaient les magnifiques machines sur lesquelles Claudia et lui sillonnaient la Bosnie et l’Herzégovine le week-end.

La France a eu ainsi pendant 3 ans à Sarajevo un Ambassadeur cycliste. Nombre d’habitants sur les hauteurs de la ville avaient pris l’habitude de le voir passer avec Claudia, tous deux vêtus de tricolore, enchaînant les kilomètres sur un relief redoutable et des pentes aux pourcentages alpins. Je crois volontiers à la force du sport, à sa capacité de rassemblement, de dépassement, d’apaisement aussi. Et cela n’est pas sans sens profond dans un pays aussi marqué par la guerre et les souffrances que la Bosnie-Herzégovine. Avec Roland, à Sarajevo, par mail et par téléphone aussi, nous parlions de paix, de stabilisation, de développement économique et humain. C’est d’ailleurs à la Bosnie que je consacrerai mon dernier rapport parlementaire. Dans la conversation vint un jour une annonce : « avec la société du Tour de France, j’organise une course cycliste internationale en juin 2014 pour les 100 ans du début de la Grande Guerre à Sarajevo. Ce sera symbolique. La course sera au calendrier de l’UCI. Tu viendras et tu seras sur un vélo ». J’étais intrigué, surpris, enthousiasmé certainement aussi. Et prêt à m’engager. Le but était pour cette course d’emprunter les routes de la République serbe de Bosnie, de la Fédération croato-bosniaque et même la fameuse « Sniper Alley » de Sarajevo. Et derrière les pros pédaleraient tous les enfants de Sarajevo, vêtus de jaune et filmés depuis le ciel par un hélicoptère.

Ce jour vint. J’étais au rendez-vous. A ma plus grande surprise, d’anciens vainqueurs du Tour comme Bernard Thévenet, Joop Zoetemelk et Stephen Roche aussi. Je devais me pincer pour y croire. Il y avait le directeur du Tour, Christian Prudhomme, dans sa fameuse voiture rouge et, en guest star, le Ministre de la Défense d’alors, Jean-Yves Le Drian, venu de Paris avec son vélo à lui. Suivant les anciens champions, Roland, Claudia et la voiture du Tour, chacun d’entre nous revêtu d’un maillot jaune, nous avions pédalé sur la « Sniper Alley », la route neutralisée par la police bosnienne, pour rejoindre le peloton des pros à Sarajevo-Est. Là-bas, nous avions échangé avec la Présidence collégiale de la Bosnie-Herzégovine, les Français en jaune d’un côté, les Bosniens en costume de l’autre. Et nous avions ensuite pris le départ avec les pros, roulant en peloton jusqu’au centre historique de Sarajevo, notre Ministre en tête. Je garde un souvenir ébloui de ce moment. Et une conviction : l’homme qui était parvenu à mettre une telle organisation sur pied, Roland Gilles, mériterait bien d’autres étapes, sur la route et dans la vie. Quelques semaines après, Roland et Claudia remettaient la clé de la Résidence de France et rentraient chez eux dans le Tarn … à vélo, escortés jusqu’à la frontière croate par la police bosnienne. A leur arrivée dans leur village les attendaient les écoliers sur leurs petits vélos.

Quelques années ont filé depuis. Avec Roland, nous n’avons pas perdu le contact. Je l’aurais volontiers imaginé rejoindre la société du Tour de France. C’est dans la politique, localement, qu’il s’est investi. Je n’en ai pas été vraiment surpris. Roland a le goût des gens, le sens de l’humain, la volonté et plus encore la capacité d’agir. J’ai été heureux de son élection au conseil municipal d’Albi en 2020. Et sa candidature aux élections législatives m’a fait très plaisir. Si j’étais encore député, nous ne ferions pas le choix du même groupe parlementaire, mais là au fond n’est pas le plus important. Le plus important, c’est l’humanité du candidat, son engagement, son empathie et sa capacité de rassemblement pour changer les choses. Roland Gilles a tout cela. J’ai vu, sur le terrain qui était le mien, comment il parvenait à fédérer les idées et les gens. Je suis sur les réseaux sociaux sa campagne, active et pleine de rendez-vous, d’étapes dirait-on en jargon cycliste. Je ne doute pas d’ailleurs que le candidat, soucieux de rester en forme, trouve le temps encore de pédaler avec Claudia. J’espère de tout cœur que Roland Gilles l’emportera en juin dans le Tarn. Il le mérite. Le 12 juin, j’attendrai les résultats, comme pour un prologue. Et le 19 juin, c’est vers la ligne d’arrivée que se portera mon regard, espérant voir Roland Gilles, au sprint ou en solitaire, venir la couper le premier.

Ce souvenir avec Jean-Yves Le Drian à Sarajevo en juin 2014, c’est à Roland Gilles que je le dois.

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La rose, l’Europe, l’espoir

C’est aujourd’hui le 9 mai, jour de l’Europe. Il y a 72 ans, Robert Schuman prononçait cette déclaration dont l’histoire a retenu qu’elle est le texte fondateur de toute la construction européenne. La paix n’avait que 5 ans. Les souvenirs des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale étaient dans tous les esprits, toutes les mémoires, toutes les familles. Les économies se reconstruisaient, le progrès revenait peu à peu, les sociétés changeaient. A l’est de l’Europe pourtant, un rideau de fer était tombé, séparant les peuples et les histoires : d’un côté la liberté, de l’autre la dictature. Il faudrait attendre 40 ans pour qu’il s’effondre et que sur les ruines du communisme naisse un cadre démocratique pour toute l’Europe. La construction de l’Europe a pris depuis divers chemins, ceux de l’Etat de droit et de la démocratie (le Conseil de l’Europe), ceux des libertés de circulation et d’une communauté économique (l’Union européenne). Dans les deux cas, ce sont des destins qui se sont unis et qui ont fait de pays divisés, affaiblis et parfois longtemps ennemis une vibrante aventure humaine, l’une des plus grandes certainement à l’échelle du temps. Des générations entières d’Européens n’ont plus connu la guerre, les souffrances, la misère. Rien pourtant n’était écrit. Ce sont les volontés qui ont mis à bas les atavismes.

Le jour se lève sur ce 9 mai 2022. Comme chaque année, je le vis avec émotion. J’ai la cause de l’Europe au cœur. C’est l’Europe qui m’a conduit à l’engagement politique. J’étais étudiant lorsque j’ai adhéré au Parti socialiste. Mon histoire familiale m’y destinait, mais plus que tout, ce parti m’était cher parce qu’il était celui de François Mitterrand, de Michel Rocard et de Jacques Delors, ces hommes dont tout le parcours, chacun à sa manière, reposait sur le combat pour l’Europe, la liberté et la justice. Le PS était pour moi le parti de l’Europe. J’y ai milité près de 30 ans. J’en ai été un adhérent, un dirigeant, un député. C’était mon parti. Je l’ai aimé, beaucoup. Je n’aurais jamais imaginé le quitter. Et pourtant, j’en suis parti un soir d’il y a 5 ans, usé, désespéré par la fuite en avant et le remords qui traversaient le groupe parlementaire auquel j’appartenais, et par cet euroscepticisme sourd que j’y sentais monter, sans que rien ne puisse l’arrêter. A ces traités qui avaient construit l’aventure européenne, il était fait désormais procès récurent de « néo-libéralisme » ou « ultra-libéralisme », autant de mots vains et d’expressions creuses pour habiller une hostilité croissante à l’économie de marché, aux libertés de circulation, à l’idée même du mouvement. Et pour déguiser la tentation inavouée du repli.

Il y a quelques jours, la gauche a fait son union. La gauche reste mon histoire, ma référence, mes valeurs. Je sais la force de l’union dans l’imaginaire de gauche. Je ne peux pas ne pas y être sensible. Et je mentirais même si je ne disais pas que cette union m’émeut quelque part. Je me souviens des années 1970 en Bretagne, de mon papa, de son attachement fervent à l’union de la gauche. L’idée d’être ensemble, malgré les divergences, les rivalités, les séparations, les chapelles, était un objectif en soi, un espoir fou, quelque chose d’exaltant avec le sentiment qu’au bout, la vie en serait changée.  Ce souvenir vit en moi. Mais l’histoire n’est plus la même et une chose en particulier : l’union de la gauche d’aujourd’hui se fait autour de la radicalité et d’une formation, La France Insoumise, dont l’hostilité à l’Europe est revendiquée, assumée, clamée. J’ai beaucoup entendu Jean-Luc Mélenchon dans les réunions du Parti socialiste. Il n’aimait déjà pas l’Europe. Il l’aime encore moins aujourd’hui. Il a depuis toujours voulu larguer les amarres liant la France à la construction européenne. Sa promesse de désobéissance européenne en 2022 n’est guère autre chose que la sortie des traités de 2017. Il était seul alors. Il ne l’est plus aujourd’hui car les socialistes et les écologistes l’ont rejoint.

Les socialistes et les écologistes sont allés à Canossa. En ralliant Jean-Luc Mélenchon, ils ont rallié ses choix anti-européens aussi. Les contorsions sémantiques visant à dire l’inverse ne font pas illusion. Pour quelques dizaines de sièges à l’Assemblée nationale, ils ont tiré un trait sur une part de leur histoire. Et ils ont mis des mots sur ce que je ressentais tristement au moment de partir il y a 5 ans : l’Europe n’est plus essentielle. Car la désobéissance européenne, c’est bien le refus d’appliquer le droit. Il paraît – c’est écrit – que la désobéissance se fera dans le respect de l’Etat de droit, en somme, ne pas appliquer le droit dans le respect du droit… Cela en dit long sur la confusion des esprits. Et de quel droit parle-t-on ? Du droit de la concurrence, de la politique agricole commune, rien moins que cela, dans un pays où un emploi sur trois dépend de l’exportation. Comme si les entreprises françaises n’avaient aucune activité en Europe et n’y étaient pas sujettes, elles aussi, au droit de la concurrence. Comme si la France n’était pas la première nation agricole européenne et que la PAC ne finançait pas nos agriculteurs, soutenant les centaines de milliers d’emplois de l’industrie agro-alimentaire. Je pense à ma Bretagne natale, région autrefois pauvre. Que serait-elle sans la PAC et sans l’Europe ?

La désobéissance européenne, c’est le rejet de la primauté du droit européen. Si la primauté du droit européen disparaissait, c’est toute l’œuvre législative européenne qui s’effondrerait. Or, c’est la primauté qui a permis, qui permet encore de mener décisivement les combats contre la discrimination fondée sur la nationalité. Comment la gauche peut-elle un instant s’écarter de cette cause ? Sans primauté, il n’existerait aucun droit européen de la sécurité sociale et les ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne vivant et travaillant dans un autre Etat en seraient les premiers pénalisés, tant dans le calcul et la liquidation de leurs retraites que pour l’accès aux prestations sociales. Je vis à l’étranger, j’ai été député des Français de l’étranger. Je sais combien, au quotidien, la réalité de nos vies dépend du respect absolu du droit européen. Que restera-t-il demain de la reconnaissance des diplômes si le droit européen n’est plus appliqué ? Que restera-t-il de la transition écologique si le droit européen n’est plus appliqué ? Le risque est immense si l’agenda du prochain gouvernement français devait être la désobéissance européenne. Tout cela me désole. C’est tellement, profondément l’inverse de l’histoire à laquelle je crois.

L’alliance de Jean-Luc Mélenchon ne représente pas toute la gauche. Il existe une gauche européenne qui ne peut ni ne doit plus se taire. C’est celle de la vraie vie, celle qui ne sacrifie ses causes à aucun calcul électoral, qui préfère les résultats aux illusions. Cette gauche européenne n’oublie pas d’où elle vient. Elle se sait l’héritière de beaucoup de combats, et notamment ceux de Jaurès. Il est temps pour elle de se lever, d’occuper l’espace politique qui est le sien, de rappeler combien l’Europe est la condition du progrès afin de mettre en garde contre le danger de la désobéissance européenne pour le pays, pour chacune et chacun d’entre nous, à commencer par les plus humbles. La gauche européenne doit être reconnue, entendue. En avril 2017, c’est elle qui avait conduit Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle et donc à la victoire. Le dépassement politique n’est pas l’effacement. Il n’est d’action pérenne que dans le respect de toutes les sensibilités. La paix, la démocratie, le climat, la justice sociale, l’emploi requièrent l’action européenne. Souvenons-nous que la construction de l’Europe est née du rassemblement de toutes les volontés. C’était le message de Schuman, c’était aussi celui de Mitterrand, Rocard et Delors. Et c’est là, plus que jamais, qu’est l’avenir.

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Entendre les Français

Une élection présidentielle s’achève. Le Président Emmanuel Macron a été réélu ce soir pour un second mandat avec près de 59% des voix. C’est une victoire nette et claire. Elle me réjouit à titre personnel. Je l’espérais. Jamais dans l’histoire de notre pays depuis la première élection au suffrage universel du Président de la République en 1965, un Président sortant n’avait été réélu hors période de cohabitation. Au regard des crises terribles traversées depuis 2017, et notamment de la pandémie et de la guerre en Europe, ce moment de notre histoire politique est particulier. Gagner une élection, et plus encore une réélection, est d’abord l’expression d’une reconnaissance. L’électorat, pour une part, a adhéré au bilan et au projet d’Emmanuel Macron. La vérité, cependant, oblige à ajouter qu’une autre part de l’électorat a voté pour Emmanuel Macron, non pour le soutenir, mais pour s’opposer à l’élection possible de Marine Le Pen à la Présidence de la République. Et c’est la somme de ces deux mouvements, de soutien et de barrage, qui a conduit aux quelque 59% de ce soir. Cette réalité-là de l’élection et de son résultat ne peut être ignorée, relativisée ou oubliée. Elle est une photographie difficile en ce mois d’avril 2022 de l’archipel qu’est devenu notre pays.

Ce matin, à 7 heures 59, j’étais le premier électeur à me présenter au bureau 5 de la commune d’Ergué-Gabéric, dans le Finistère. Je n’avais jamais glissé un bulletin de vote dans une urne vide. Il faut un début à tout. 10 heures de route m’attendaient ensuite pour rentrer en Belgique. Sur le chemin, entre les journaux de France Info, j’ai eu le sentiment de passer par tous les états : l’espoir bien sûr, mais aussi la crainte et le doute. Je connaissais certains des résultats, encourageants, des bureaux de vote des Français établis en Amérique du nord et en Amérique latine. Je n’ignorais rien aussi des gains spectaculaires de Marine Le Pen aux Antilles, en Guyane et à Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai eu peur, oui, que notre pays se donne in extremis à l’extrême-droite, malgré le premier tour, malgré un débat dont le Président était, à mes yeux, sorti d’évidence largement vainqueur. Ce qui m’ébranlait, à mesure que ma voiture avalait les kilomètres, c’était le souvenir de rencontres et d’échanges ces dernières semaines, en direct ou sur les réseaux sociaux, avec des amis, par-delà nos choix politiques différents, qui énuméraient, en toute sincérité, les raisons pour lesquelles ils ne pourraient pas ou ne pourraient plus voter pour le candidat que je soutenais.

Je viens d’un monde populaire, de la gauche de gouvernement. C’est une histoire personnelle, familiale et politique que je revendique et dont je suis fier. Je me souviens de victoires, de défaites aussi, et surtout de cartes électorales. Dans la Bretagne de mon enfance, je savais où se construisaient les majorités. Lorsque je prends ces mêmes cartes aujourd’hui, les places fortes de la gauche d’autrefois sont celles qui, pour l’essentiel, soutiennent désormais Marine Le Pen et la place parfois devant. Moins que dans d’autres régions de France certes, mais avec suffisamment de force cependant pour que l’on sache comprendre que l’extrême-droite a conquis le vote ouvrier, rural, périphérique, comme pour partie celui des classes moyennes aussi. Alors que le vote pour Emmanuel Macron s’inscrit dans une dynamique urbaine, mobile, aisée et européenne. Usée par les crises, la société française est abimée par les inégalités de destin, l’injustice sociale, le sentiment de déclassement, la peur lancinante du lendemain. Moins que de colère, c’est d’abord d’abandon dont il s’agit. C’est une réalité que l’élection présidentielle a mise rudement, crument en lumière et qu’il faut voir si l’on veut, par-delà le scrutin et son résultat, que ce rendez-vous démocratique d’avril ait un sens pour tous les Français.

Ce soir, dans son discours au Champ de Mars, Emmanuel Macron a indiqué que ce succès l’oblige. C’est vrai. C’est cette phrase que je veux retenir avant tout. Le second quinquennat doit être différent du premier. Parce que l’état de la France n’est plus le même, tant par ses succès – le recul du chômage – que par ses périls, parce que nous ne sommes pas au bout, bien au contraire, des difficultés internationales, depuis la guerre de Poutine à la crise climatique et environnementale qui s’aggrave. Sans doute même touchons-nous la fin d’une époque, celle d’une mondialisation heureuse ou présentée comme telle. L’époque qui s’ouvre, entre incertitude et tragédie, réhabilite la volonté politique, la souveraineté, l’économie réelle, l’expression de choix clairs et assumés, la défense des valeurs républicaines et de la démocratie. Elle requiert aussi, cette même époque, d’expliquer, d’écouter, de fédérer, de convaincre et d’accepter de se laisser convaincre. La société française a besoin de concorde et de participation. Elle attend d’être protégée autant que libérée. Il faut à cette fin une action gouvernementale moins lointaine et verticale, un travail de réforme appuyé sur les collectivités locales, la société civile, les organisations syndicales et patronales, le dialogue social.

La société a besoin que l’on prenne soin d’elle, de ses souffrances et de ses espoirs. Comme la jeunesse ou plutôt les jeunesses françaises, dont l’abstention en ce mois d’avril ne peut que sonner comme une urgente inquiétude. C’est la responsabilité qui incombe désormais au Président de la République réélu. Il faut réformer, et il faut aussi changer. Au premier tour, les candidats de LR, du PS, du PCF et d’EELV totalisaient ensemble 12% des suffrages, un score famélique. Mais leurs partis dirigent l’immense majorité des communes, départements et régions de notre pays. On ne gouvernera pas sans eux ou contre eux. On doit gouverner avec eux. Il ne peut y avoir un pouvoir national et des pouvoirs locaux agissant en parallèle. Par-delà les différences, une logique de responsabilité et peut-être de coalition – de projets, voire même de gouvernement – doit prévaloir. 2022 ne sera pas la répétition de 2017, le résultat de ce soir nous l’apprend. Il faut vouloir entendre les Français et apporter par la preuve, dans la réalité des faits, les progrès, les mesures et les paroles qu’ils attendent. Ce sera le signe, alors, que le message de l’élection présidentielle aura résonné justement, utilement, repoussant loin les idées et les politiques de haine. C’est l’action publique, plus que jamais, qui ressuscitera l’espoir.

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