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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Un moment social-démocrate

Dans une centaine de jours aura lieu l’élection présidentielle. En l’attente de la candidature du Président de la République, ses challengers s’échauffent. Avec plus ou moins de bonheur, à droite comme à gauche. Pour certains, c’est à gauche toute qu’il faut aller, pour les autres c’est à l’inverse vers la droite et ses extrêmes qu’il faut tendre. J’ai regardé hier le replay du débat sur C8 entre Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon (… ou Maurras et Bolivar). Je l’ai trouvé consternant. D’un côté, il était question de virer les étrangers, de l’autre de purger la police nationale. Les invectives fusaient. De propos constructifs, il n’était point question. Comme si l’élection présidentielle devait se résumer à un combat de grandes gueules, le verbe haut et l’insulte facile érigés en cache-sexe de la vacuité des programmes et des idées. Le débat public n’est pas un spectacle. La politique crève des promesses non-chiffrées et autres postures idéologiques érigées en totems, comme s’il n’existait rien finalement au-delà des tracts, des tweets et des slogans. Et, plus encore, comme si notre pays, l’Europe et le monde ne traversaient pas depuis deux ans une pandémie terrible, cause de millions de décès, et une crise économique abyssale inégalée par sa gravité depuis un siècle.

J’écris ces lignes en citoyen, en ancien parlementaire que la passion de la politique et de la chose publique n’a jamais lâché. Il y a quelques années, l’idée que la gauche et la droite étaient des repères dépassés avait le vent en poupe. Je ne l’ai jamais partagée. Toute mon histoire personnelle s’inscrit à gauche, dans une gauche désireuse de réformes, de progrès réels, de résultats tangibles et partagés, loin de toute incantation et logique protestataire. Sur le spectre politique qui s’étend de la gauche à la droite, je me situe au centre-gauche, attaché à la redistribution, à la recherche concrète de la justice sociale et à la lutte à la racine contre les inégalités, attaché aussi à une société de liberté et de responsabilité, qui valorise le travail, l’initiative et l’entreprise. Je n’ai jamais été sujet à une influence marxiste, je n’ai à l’égard de l’économie de marché aucune forme de prévention. Au contraire, je défends le marché comme le moyen de mettre l’économie en mouvement, de promouvoir la prise de risque, de créer de la valeur qui, tout au bout, bénéficie à tous. Et j’ai foi en le projet européen, en la construction d’un espace unique de libre circulation et de mobilité, parce que cette liberté-là est pour nous tous un progrès immense, un progrès de tous les jours aussi.

Je suis un social-démocrate européen. Je ne vitupère pas contre « le néo-libéralisme » ou « l’ultra-libéralisme », expressions aussi vaines que creuses. Si le libéralisme prévalait, jamais le « quoi qu’il en coûte » n’aurait été mis en place, au prix d’un effort national et européen d’une magnitude totalement inimaginable il y a deux ans encore. Nous vivons depuis lors un moment social-démocrate, où toutes les ressources de la puissance publique, depuis le local jusqu’à l’Europe, ont été mobilisées décisivement dans une situation de calamité absolue. Tout cela, c’est l’inverse du laissez-faire. La puissance publique a placé l’économie sous perfusion et elle a eu raison de le faire, relâchant toutes les disciplines anciennes, inventant de nouvelles solidarités, empruntant, luttant pied à pied, par la coopération européenne et nationale, pour sauver les vies, les emplois, les investissements, les entreprises et notre avenir commun. En 2021, grâce à cet effort, dopant la consommation et les investissements, la croissance a dépassé les 7% en France, effaçant le recul de 2020, et le chômage a baissé de plus de 12%. Cette réalité-là est indiscutable et elle est la conséquence de choix politiques assumés, revendiqués, pris dans la tempête, au moment où il fallait fermement tenir le manche.

L’histoire de la social-démocratie est celle du combat pour la justice sociale. Or, la plus grande des injustices sociales, c’est de ne pas avoir d’emploi. Et sans emploi, il n’y a guère d’avenir. La formation et l’apprentissage sont essentiels pour l’employabilité, celle des jeunes bien sûr, mais des moins jeunes aussi, tout au long de la vie et en particulier en fin de parcours professionnel. Les défis qui se posent à nous, en particulier l’urgence des transitions écologiques et digitales, requièrent, non de travailler moins, de produire moins, de chercher moins, d’inventer moins, mais au contraire de travailler plus, plus nombreux et, pour ceux qui le souhaitent, plus longtemps. Il faut pour cela poursuivre la réduction du coût du travail engagée depuis le précédent quinquennat et rendre les embauches plus faciles. L’objectif de plein emploi doit être atteint. Il est impératif de renverser le mouvement de désindustrialisation qui a frappé notre pays depuis une trentaine d’années, saignant des villes et des régions, condamnant des générations à la désespérance. La valorisation du travail est au cœur de cette réindustrialisation, vers les métiers, les biens et les services d’avenir, dans une logique souveraine, pour réduire notre dépendance extérieure et notamment à l’Asie exposée par la pandémie.  

La question salariale sera au cœur de l’élection présidentielle. Elle est inhérente à l’histoire social-démocrate. La précarité et l’insécurité sociale ne peuvent être les angles morts de l’objectif de plein emploi. Un compromis salarial est nécessaire entre employeurs et organisations syndicales, qui reconnaisse l’effort des uns et des autres et partage entre eux les fruits de la croissance. L’objectif de plein emploi est in fine un atout pour la question salariale. Comme il l’est aussi pour les mécanismes de redistributions et leur pérennité, ceux-là même qui ont contribué décisivement à atténuer le pire de la crise, car plus de valeur créée, plus d’activités, c’est aussi davantage de recettes fiscales et de cotisations sociales pour les financer, pour investir dans les services publics et pour désendetter notre pays, ce qu’il faudra amorcer dès la sortie de crise. C’est par la croissance, par la reconnaissance du rôle central de l’économie, que nous nous en sortirons. Cette volonté-là est celle de la gauche qui m’est chère, celle également d’autres courants de pensée qui, sur le spectre politique, feront le choix de travailler ensemble. Je le souhaite, dans le respect de l’identité de chacun, sans que ce dépassement nécessaire n’entraine l’effacement d’aucune histoire, ni projet.

Voilà l’enjeu, autant celui des prochaines semaines que celui des cinq années à venir. Il ne faut pas fuir l’économie, par renoncement ou fatalité, comme s’il n’y avait plus rien à faire, qu’elle nous dominait ou, à l’inverse, qu’elle n’existait pas, comme si le débat public et présidentiel devait désormais se jouer sur les obsessions identitaires ou le communautarisme, les clichés ou les scandales, les coups d’éclat ou les coups de gueule. Rien ne serait pire que pareil scénario. Ce n’est pas davantage dans la « cancel culture ou la multiplication péremptoire d’interdits, ici ou là, qu’il faut préparer l’avenir. L’espace politique dans lequel je me reconnais, cette social-démocratie européenne juste et engagée, doit être entendu, représenté et porté. Il doit l’être loin des agitations vaines, des divisions, dans un large rassemblement progressiste, au service de notre pays et de son avenir. Nous vivons une époque redoutable, tragique même, ce que les anglo-saxons appellent un « defining moment », qui requiert plus que jamais un débat sain, des enjeux clairement exposés, le souci du dépassement et la ferme volonté d’agir ensemble. J’espère de tout cœur que le rendez-vous électoral du printemps nous offrira ce moment. Il le faut. Notre pays, la France, en a besoin. Et nous, Français, aussi.

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La caisse, le Kärcher et les emmerdements

Il m’arrive parfois de me sentir très vieux. Ou d’une autre époque, ce qui est une manière un peu plus rassurante de ressentir les choses. Mes premiers souvenirs politiques, mes premières émotions devant le débat public aussi, remontent aux années 1970, au sortir des Trente Glorieuses, lorsque s’affrontaient la gauche et la droite dans un combat souvent manichéen, marqué de clivages et d’oppositions rudes, mais jamais trivial ou vulgaire. Mon cœur battait pour François Mitterrand et peu à peu, l’âge des études venant, la pensée de Michel Rocard et son regard sur la transformation de la société m’influenceraient profondément, et ce jusqu’à ce jour. En face, il y avait Valéry Giscard d’Estaing. Je le percevais comme un adversaire, mais je le respectais aussi. A la fois pour son intelligence et également pour la fonction qu’il exerçait. Les débats étaient certes tendus, rudes et parfois même empreints d’une certaine cruauté dans la joute – on se souviendra du « monopole du cœur » ou de « l’homme du passif » – mais ils étaient toujours de haute tenue, jamais médiocres ou relâchés dans l’expression. En clair, il n’aurait pas été question alors de faire procès à quelq’un d’avoir « cramé la caisse », de « ressortir le Kärcher de la cave » ou de vouloir « emmerder » certains.

Toute ressemblance avec des propos récents n’est ici aucunement fortuite. Et je ne suis pas non plus très objectif, moi dont les préférences vont au Président de la République. J’écris cependant ce petit billet pour regretter que le débat public et plus encore électoral s’affaisse ainsi. Y a-t-il une fatalité à devoir s’exprimer de telle manière, sans doute pour faire le buzz – et cela marche – au risque que l’expression des convictions et in fine le fond de la pensée disparaissent derrière la forme ? Je veux croire que non. Nous vivons tellement plus qu’auparavant à l’ère de l’instantané, des réseaux sociaux, des chaînes TV d’information en continu, où un bon mot, une formule, une phrase un peu enlevée susciteront des dizaines de milliers de commentaires outrés ou laudateurs. Mais qu’en restera-t-il cependant, une fois effacée l’écume des réactions et de l’émotion ? Pas grand-chose. Aura-t-on, citoyens, électeurs, compris durablement ce que veut, pense et propose celle ou celui qu’une formule aura mis momentanément au centre de l’attention ? Je ne le pense pas. C’est précisément cela qu’il faut regretter et, quelque part aussi, déplorer. Au risque d’apparaître vieux jeu, n’est-il pas nécessaire de vouloir convaincre, d’expliquer et d’entendre ? C’est ce que j’espère.

Il nous arrive à tous de parler cash, certains sans doute plus que d’autres. Je n’en suis pas exempt à titre personnel. Parler cash n’est pas choquant, c’est même utile. Mais parler cash, ce doit aussi être parler juste. Une expression sera d’autant plus forte qu’elle sonnera authentique. Ce n’est pas toujours le cas et c’est ce qui sépare souvent le parler cash du parler vrai. L’unité de la parole est une chose importante, essentielle même dans le débat public. On ne peut être tour à tour direct ou lointain, intello ou techno, raffiné ou argotique. Ce sont autant de directions différentes vers lesquelles le choix des mots renvoie et qui finissent par brouiller le message, son contenu, l’image même de celle ou celui qui multiplie ces changements de pied et tout au bout sa crédibilité. A l’inverse de cela, une femme d’Etat comme Angela Merkel a construit ses succès politiques et électoraux, sa longévité et son lien avec le peuple allemand par la sobriété de son expression et l’unité de celle-ci. L’exemple d’Angela Merkel m’impressionne, comme également, il y a quelques décennies désormais, l’attention toute particulière que Pierre Mendès France accordait à ses prises de parole, aux responsabilités, puis dans sa longue période d’opposition, soucieux de nuance et désireux toujours de convaincre.

J’ai assez pratiqué les campagnes électorales pour savoir qu’il y a des hauts et des bas, que certains moments sont meilleurs que d’autres. Je m’inquiète cependant du bruit de fond. Souvent aussi, l’écart entre les propos de campagne et l’expression dans l’exercice des responsabilités, une fois l’élection gagnée, fait mal à la vie publique. C’est là également que l’unité de la parole est précieuse, pour ne pas décevoir bien sûr, mais avant tout pour entrainer, mobiliser, emmener. Il y a dans le débat public et la vie démocratique une réelle noblesse, qu’il faut retrouver, avec le souci d’exposer les différences, les envies, les rêves, avec respect et bienveillance. Cette noblesse-là n’a pas disparu. Il n’en tient qu’aux candidats, à nous aussi, qu’elle revive pour le bien-même de l’action publique et la vitalité de la démocratie. L’hystérisation du débat ne construit pas une société apaisée, pas plus qu’elle ne conduit à l’acceptabilité des choix électoraux, à la liberté d’action de la majorité et au respect dû à l’opposition. La crise démocratique aux Etats-Unis depuis les années Trump le montre bien tristement. Ayons cela à l’esprit pour souhaiter qu’au-delà de la séquence de la caisse, du Kärcher et des emmerdements, ce soit enfin sur les projets, la vision, l’avenir de notre pays que les échanges se nouent.

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Tant à faire ensemble

Il n’était pas loin de 17 heures. Dans le ciel, le soleil tirait déjà ses derniers feux. L’avion s’est posé doucement sur la piste, laissant sur sa droite la Sierra Nevada enneigée. A quelques kilomètres, Grenade nous attendait. Ce moment-là, mon petit Pablo, assoupi à mes côtés, en avait tellement rêvé depuis deux années. Deux années et une pandémie, rendant les voyages impossibles. L’Andalousie, destination de ses hivers et de ses printemps, l’oliveraie des grands-parents, les bonheurs de l’enfance entre les arbres et les collines, tout cela était devenu hypothétique, lointain, fuyant. Pourrions-nous revenir, et quand ? La veille d’embarquer encore, nous avions dû affronter le sort, la malchance : le grand-père, Ayo, venait de tester positif au Covid. Fallait-il renoncer, encore une fois, ou conjurer le destin et venir envers et contre tout ? Nous avons maintenu le voyage, avec toutes les précautions nécessaires, derrière les masques de rigueur, avec des gestes barrières observés scrupuleusement. Le temps qui file ne reviendra pas, surtout celui des jeunes années. La pandémie ne pouvait ainsi préempter nos vies, toutes nos vies. C’est avec bonheur que nous avons retrouvé l’Andalousie, mesurant aussi, ce faisant, la chance que nous avions. Et c’est à Grenade que nous fêterons ce soir le passage à l’année nouvelle.

Une année s’achève, que l’on aurait imaginée différente, clôturant la crise sanitaire de l’hiver 2020. Il n’en aura rien été. De 2021, nous nous souviendrons de la troisième, de la quatrième et désormais de la cinquième vague, des libertés restreintes dans chacun de nos pays pour affronter le virus et aussi de la chance immense que furent ces vaccins, développés en un temps record grâce au génie humain. Ces vaccins, je les défends, bec et ongle. Où en serions-nous aujourd’hui sans eux ? Combien de dizaines de millions de morts en serions-nous à déplorer, combien de proches pleurerions-nous ? Dans quel état se trouveraient nos économies, que resterait-il de nos entreprises et de nos jobs ? Je vois les vaccins comme notre chance, notre devoir, notre obligation civique face à une crise redoutable, d’une ampleur inédite et dramatique. Je n’ai aucune forme de compréhension à l’égard de ceux qui refusent la vaccination, fuyant leurs responsabilités, si ce n’est à l’égard d’eux-mêmes, à tout le moins à l’égard d’autrui. Car ce sont eux, pour une très large part, qui sont aujourd’hui hospitalisés, contribuant à mettre sous tension les services de santé et à la déprogrammation d’opérations et soins attendus par tant de patients. Alors qu’il suffit d’un vaccin pour limiter les risques, pour soi-même et pour les autres.

Dans une crise, a fortiori d’une telle magnitude, c’est d’abord aux autres que l’on se doit. Et cela s’appelle la responsabilité. Vivre en société, c’est penser collectif. Nous n’avons pas que des droits, nous avons aussi des devoirs. Le Covid, nous le vaincrons par la volonté et l’engagement de tous, par un sursaut de responsabilité dont j’espère qu’il irriguera longtemps après le fil de nos vies. Oui, nos libertés auront été mises à mal, secouées, injustement parfois, mais c’est pour mieux les retrouver ensuite. Un effort budgétaire immense a été consenti pour maintenir nos économies à flot et soutenir en particulier les plus fragiles, que l’on appelle en France le « quoi qu’il en coûte ». L’Union européenne a fait le choix d’une dette commune face à l’immensité de ce qui se jouait et qui se joue toujours. Des contraintes, politiques, juridiques, économiques, si longtemps présentée ou perçues comme incontournables, ont volé en éclats parce que les circonstances l’exigeaient. La solidarité européenne y a gagné un autre sens, l’idée même de notre communauté de destins, à nous Européens, s’en est trouvée renforcée. Sur cela, nous ne reviendrons plus. Le Covid aura changé nos vies, bousculé nos cadres de pensées, secoué nos certitudes. Il aura été, individuellement et collectivement, une remise en cause.

Une année nouvelle arrive. Puisse 2022 être l’année du renouveau, d’une vie retrouvée, le début d’une nouvelle époque, quand les leçons de la crise seront tirées pour mieux protéger nos sociétés et assurer leur résilience face aux multiples périls du siècle. Sans raser gratis, sans vendre des illusions, en responsabilité, là encore, parce qu’il y aura une économie à stabiliser, un endettement à rembourser, une solidarité à garantir, un dérèglement climatique à dominer, une transition numérique à réussir. Ce chemin-là, nous le ferons dans le rassemblement des volontés, loin des complotismes, de tous ceux qui n’existent, sur les plateaux de télévision et dans les campagnes électorales, que pour faire commerce de peur et de haine. Nous le ferons, je l’espère aussi, dans la fidélité à l’universalisme et à l’idéal républicain, loin des communautarismes et de la cancel culture. C’est de rassemblement et d’unité dont la société a plus que jamais besoin, pas de divisions, de réécriture de l’histoire, de querelles vaines et de passions tristes. C’est autrement que la justice, le droit et le progrès doivent s’écrire. Il y a tant à faire ensemble, dès maintenant et pour si longtemps. A vous tous, chères et chers amis, pour vous et pour vos proches, je souhaite une belle et heureuse année 2022 !

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Le souvenir de mon père

Depuis les hauteurs du Menez Hom, que mon père aimait tant, face à la baie de Douarnenez et à la mer d’Iroise

Il y a 5 ans ce 18 décembre que mon père s’en est allé. Chaque année, ce jour est pour moi un moment d’émotion, de souvenirs et de regrets. Je repense à ces mois de souffrance, à cette longue agonie, à la vie qui s’échappait peu à peu, sans que l’on n’y puisse plus rien. Je ressens toujours ce mélange d’injustice et d’impuissance qui m’assaillait alors. Le temps, pourtant, a fait son œuvre et si la peine demeure encore, elle s’accommode aujourd’hui d’un doux sentiment de reconnaissance, duquel les sourires ne sont d’ailleurs pas absents. Mon père était un homme pudique. Il affichait un visage volontiers sérieux, au point d’intimider certains de mes amis qui imaginaient un personnage austère derrière le professeur de sciences naturelles – comme on les appelaient à l’époque – du « Vieux Lycée » de Quimper. Cette réserve qui apparaissait à prime abord était en réalité l’expression d’un profond respect pour les autres. Et mon père avait de l’humour, souvent potache d’ailleurs, nourri par ses années d’études à Rennes avec des amis délurés et joyeux, quelque part entre la guerre d’Algérie et la IVème République finissante. Sa bibliothèque et ses disques reflétaient un petit côté anar, drôle et parfois grinçant, dans le ton du Charlie Hebdo de la première époque.

L’agnostique que je suis ne sait pas très bien où est mon père. Je sais cependant où le trouver. Il y a bien sûr le petit cimetière de notre village où je me rends de temps à autre, m’agenouillant pour glisser une petite fleur ou redresser un pot, mais aussi tous ces petits coins de Bretagne et d’ailleurs où mon père aurait souhaité que je pense à lui, dans les Monts d’Arrée, sur le Menez-Hom, dans la Baie d’Audierne, qu’il adorait arpenter à la recherche d’une plante ou d’une roche. La beauté de la nature l’a accompagné toute sa vie. Mon père était un homme de la campagne qui vivait en ville. Il aimait les petits villages, les petits bourgs, les marchés. Lorsque nous partions en vacances, il achetait des tas de choses étranges sur les marchés : 10 peignes de toutes les couleurs, par exemple. Il aimait échanger avec les gens, entendre les accents chantants. Avec le recul, je m’aperçois qu’il m’a mis une carte de France en tête, construite autour de la géologie, des résultats électoraux et des vignobles. Ces dernières années, lorsque je parcourais la France pour mes projets, chaque coin où je me rendais me rappelait son souvenir. Il n’y était pourtant jamais venu, mais je savais qu’il aurait aimé, qu’il aurait acheté le journal local et pris un verre au bistrot. Je le faisais aussi, pour lui et un peu avec lui.

Il m’arrive parfois, revenant de Bretagne, de ramener avec moi deux ou trois livres de sa bibliothèque, surtout sur le sport. Au détour des pages, je retrouve parfois un article de presse jauni ou un petit mot griffonné de sa main. Ces petites découvertes m’émeuvent toujours, comme si l’échange se poursuivait par les livres et au cœur des livres. Mon père lisait tout le temps. Cela commençait par le journal Le Télégramme, tous les matins, de la première à la dernière page. Une lecture attentive, je n’ose dire religieuse, qui lui donnait une connaissance encyclopédique de ce qui se passait dans le Finistère, comme des résultats du foot, de la Ligue 1 à la seconde division de district. Je le revois encore, penché sur son journal, une tasse de café refroidi près de lui. L’an passé, observant mon fils Pablo lisant Le Télégramme un matin, dans la même position – le café froid en moins – je n’avais pu m’empêcher d’imaginer une forme d’atavisme familial, chaque génération entraînant l’autre. Mon père était distrait et je le suis aussi. Il n’était pas rare de retrouver son petit poste de radio bien rangé entre le beurre et la confiture dans le frigo. Il était entré un jour dans un appartement qui n’était pas le bon. Il y a peu, je suis monté dans une voiture qui n’était pas la mienne…

Ces messages, comme des petits cailloux, ces situations et autres scènes cocasses font vivre en moi son souvenir et, au fond, son esprit aussi. J’en souris, je suis parfois ému également. Il y a un an ou deux, seul un soir à la maison, j’avais regardé le beau film de Jean Becker, Les enfants du marais. C’est la première fois que je le voyais. Je ne sais pourquoi, en cours de film, j’avais eu le sentiment que cette oeuvre portait en elle des idées, une générosité, une trame qui me ramenaient irrésistiblement vers mon père. Aucun des personnages pourtant ne lui ressemblait. J’avais fini le film totalement bouleversé. Sans doute est-il juste de passer ainsi par nombre d’émotions, du sourire à la peine. C’est quand je suis ébranlé que mon père me manque le plus. Il aurait aimé, je crois, que son souvenir m’accompagne et c’est au fond ce que je vis. Il m’a donné la passion des sports populaires, des belles épreuves, des moments de rassemblement. Ma mère se souvient toujours de ce Championnat de France de cyclisme quelque part dans la Creuse à l’été 1967, assis à trois sur une couverture et achevé quelques heures plus tard sous la même couverture pour cause de pluies diluviennes, avec un Champion de France breton déclassé pour dopage.

Je n’oublie pas non plus cette finale de la Coupe de Bretagne de rugby à Quimper en 1973. Il n’y avait que deux spectateurs : mon père et moi. Le match était superbe, mais il manquait l’ambiance. A la fin du match, les rares officiels présents s’étaient aperçu que quelqu’un avait piqué la coupe à la mi-temps et l’équipe du Rheu, qui venait de s’imposer, ne reçut jamais son trophée. Avec mon père, j’ai parcouru ainsi les prés et les parquets, les circuits et les vélodromes de Bretagne durant toutes mes années d’enfance. Un jour, après un match de handball, me plaçant dans les buts, il tira un pénalty qui vit le ballon se loger droit dans mon estomac. Je repris mes esprits dans le vestiaire avec au-dessus de moi les visages intrigués des joueurs que nous venions d’applaudir et celui de mon père, blanc comme un linge. Dans la même salle, quelques années après, il joua dans les buts son dernier match profs-élèves, achevé par une côte cassée (on ne plonge pas sur le parquet comme sur la pelouse) et une expulsion pour simulation. Je compris quelques jours après que l’expulsion était un coup monté avec l’arbitre, prof lui aussi, pour nous faire rire, nous les élèves. Sur le coup, depuis les tribunes, sous ma pancarte « A bas les profs, vive les élèves », je n’en menais pas large.

Voilà, tout cela, c’était mon père. Un truc me manque : une photo avec lui. Je n’en ai pas. Longtemps, il a fait les photos, puis un jour il m’offrit un petit appareil et c’est moi qui pris le relais. Le résultat, c’est que nous ne nous sommes jamais retrouvés ensemble en face de l’objectif. Il aurait aimé, je crois, que j’illustre ce papier par un paysage qui lui était cher plutôt que par une photo de lui. Les images qui me parlent le plus sont d’abord celles que j’ai dans le cœur. Comme celle qui le vit un soir déposer une bouteille vide de Saint-Amour, délicieusement partagée, devant la porte d’amis qui n’avaient pu venir avec ce petit écrit sur une vignette autocollante : « Regrets éternels ». Je me souviens d’une autre scène, lui qui avait peur des voitures, courir sur un passage piéton de Quimper, les bras encombrés de journaux et de baguettes de pain, sans savoir que je l’observais, amusé, de l’autre côté de la rue. Ses combats m’habitent, de l’école de la République à la lutte contre les injustices et les inégalités. J’aimerais développer un parc solaire en sa mémoire, qui viendrait approvisionner en électricité verte les foyers de notre village, là où, au siècle passé, son père, mon grand-père, nourrissait chacun en pains et gâteaux bretons. Je le lui dois, au nom du souvenir, de la nature qu’il aimait, et pour l’avenir.

Deux générations après…
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