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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

L’écologie par la preuve

En ces premiers jours de l’été, les températures au nord du cercle polaire arctique approchent les 40 degrés. Cette situation est inédite et pleine de périls. Comme l’est la crise économique et sociale à venir, consécutive à la pandémie de Covid-19. La France verra son PIB reculer de 12% en 2020 par rapport à 2019 et près d’un million de chômeurs supplémentaires rejoindront Pôle Emploi à la fin de cette année. Pour faire face au marasme, le gouvernement prépare un plan de relance économique massif. L’Union européenne a mis sur la table des sommes gigantesques et inégalées. S’il n’existait pas d’argent « magique » il y a quelques mois, il y en a désormais beaucoup et c’est très bien tant ce qui nous attend est redoutable : l’aggravation du dérèglement climatique et une récession économique sans précédent. Dans l’adversité, une opportunité, qu’il faut prendre comme une chance, se détache cependant : la mise à profit de la relance française et européenne pour placer la transition écologique décisivement au centre de la reconstruction de l’économie et de sa résilience.

Tant en effet se joue maintenant. A l’échelle d’une vie, le recul de la biodiversité est tristement visible et les ravages causés à la nature sont souvent irrémédiables. J’ai un peu plus de 50 ans et je mesure combien certaines réalités de mon enfance, comme le retour au printemps des oiseaux des champs, ne le sont plus autant. Je me surprends à m’émerveiller de choses toutes simples, comme le vol gracieux d’un papillon, si commun pourtant. La perte de la biodiversité émeut de plus en plus de citoyens. Elle les bouleverse et les révolte parfois aussi. Car la crise climatique et les atteintes à la nature se conjuguent avec une explosion insupportable des inégalités, des injustices et des souffrances sociales. Il y a dans nos sociétés une progression des peurs, un climat irrésistiblement anxiogène qu’il serait vain de nier ou de regarder de haut. Il faut vouloir y répondre par les actes, pas par les discours. Manier les mots est un exercice facile. Faire des choix structurants, les financer et aller chercher les résultats, c’est tout l’inverse. C’est pourtant ce qu’il faut : l’écologie par la preuve.

Il n’est plus temps de se payer de mots. L’incantation est un travers et une posture confortable. L’écologie n’appartient à personne, elle est l’expression et la volonté d’agir de tous ceux qui ont en partage une sensibilité à la nature, à sa beauté et sa fragilité. A l’utopie, lorsque l’horloge tourne, il faut préférer le concret. J’ai trouvé remarquable le travail accompli ces derniers mois par la convention citoyenne sur le climat. Un diagnostic a été posé et, sur cette base, plus de 150 propositions précises, tangibles et réelles ont été développées avec un objectif : réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 dans un souci de justice sociale. La France n’a pas la culture de la démocratie participative. C’est un tort. Dans la vie parlementaire qui fut mienne, la participation citoyenne était souvent regardée avec méfiance, si ce n’est même hostilité. Or, la démocratie participative est un aiguillon décisif de la démocratie représentative, plus encore lorsque la vie parlementaire s’écarte des attentes de la société, prisonnière des jeux partisans.

La contribution de la convention citoyenne appelle du Président de la République une réponse à la hauteur des attentes des conventionnels. Un tiers des 150 propositions ont été rédigées de telle manière qu’elles pourraient dès à présent intégrer un projet de loi, de décret ou d’arrêté. J’aime l’idée d’une obligation de rénovation thermique des bâtiments et d’un soutien aux ménages les plus modestes pour y parvenir, celle d’introduire deux repas végétariens par semaine à l’école, celle aussi de mobiliser la commande publique pour développer les circuits courts. Le Président de la République avait promis une reprise sans filtre des propositions de la convention ? Chiche, allons-y.  Rien ne serait plus terrible que de décevoir. J’ai le souvenir du Grenelle de l’environnement, que j’avais suivi en son temps comme acteur de l’énergie solaire. Nous avions démarré tout feu tout flamme, avant d’entendre Nicolas Sarkozy fermer le ban un an après au motif que « l’environnement, cela commence à bien faire ». Et la sortie de la crise de 2008 s’était traduite par un pic d’émissions de gaz à effet de serre…

Cette époque est révolue. L’opinion publique a profondément changé. Il n’y a plus de place ni de tolérance pour la duplicité et les espoirs déçus. Faut-il entendre la recommandation de la convention citoyenne d’organiser un référendum pour inscrire dans la Constitution que les droits, libertés et principes consacrés par son préambule ne sauraient compromettre la préservation de l’environnement et ajouter à la charge de la République le devoir de protéger la biodiversité et lutter contre le dérèglement climatique ? Tout à fait. Ceci ancrera le devoir d’action publique environnementale dans notre loi fondamentale, lui donnant ainsi une légitimité et exigence supplémentaire. Il faut poser un acte fort qui fonde juridiquement et politiquement les choix à venir. D’autant que la convention n’a pas tout traité, en particulier l’avenir de la taxe carbone. Comme elle est restée également trop en dedans sur le financement des mesures proposées. C’est à la démocratie parlementaire de prendre le relais avec la même volonté et une ambition équivalente.

Il est grand temps d’oser, de construire l’écologie concrète, de bâtir les consensus derrière les décisions d’avenir, y compris les plus engageantes ou révolutionnaires. De faire confiance à l’industrie et à la recherche pour inventer les technologies de rupture. L’écologie et l’économie vont de pair. Et la finance aussi. Des changements majeurs de comportement contribueront à la transition écologique et nous les saurons les intégrer dans nos vies de citoyens, de consommateurs ou de voyageurs. Mais la transition écologique ne se fera pas non plus sans ou contre l’entreprise, qui en est un acteur-clé. L’écologie est une cause qui doit rassembler. Là est certainement aussi l’une des leçons de la convention citoyenne, du temps pris par ces 150 citoyens tirés au sort pour auditionner qui ils souhaitaient, se nourrir librement d’idées et de réflexions sans a priori ni pressions et pour construire des majorités solides derrière chacune de leurs propositions. C’est d’une méthode autant que de courage dont il est besoin pour faire l’écologie par la preuve, bâtir le progrès et changer le monde.

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En allant vers les beaux jours

Il y a quelques semaines, peu de temps après avoir reçu un message de l’école européenne indiquant que le retour en classe de mes enfants n’interviendrait pas avant la rentrée de septembre, j’avais réservé une petite maison pour une semaine en Ardenne. Quitte à faire classe à distance, autant en effet le faire en pleine nature puisque les règles belges de déconfinement le permettraient désormais. Après presque trois mois de confinement à la maison, réduits à regarder le monde par la fenêtre ou du bout de notre petit jardin de ville, mes enfants éprouvaient un besoin éperdu de respirer, de courir au grand air, de jouer et de fuir ce quotidien difficile des mois écoulés. Cette semaine ardennaise était pour eux comme une perspective nouvelle, une bouée joyeuse à laquelle se raccrocher, la dernière étape avant « les grandes vacances ». Ils en parlaient avec tant d’entrain et d’espoir que je n’eus pas le cœur de l’annuler quand, à notre plus grande surprise, l’école européenne annonça que, finalement, la classe reprendrait au début juin. A vrai dire, leurs parents avaient envie comme eux de ce moment de pause en pleine chlorophylle aussi.

Le dépaysement et le bonheur ne requièrent pas de traverser la planète. L’Ardenne, c’est à une heure et demie de route de chez nous. Et c’est déjà un autre monde. Depuis mon premier contact avec la Belgique il y a 30 ans, c’est la région vers laquelle j’ai toujours aimé aller me ressourcer. J’aime ses forêts profondes et les formes douces de son relief, ces odeurs et couleurs de la campagne qui me rappellent tant de souvenirs de mon enfance dans le Finistère rural. Entre le pays de Spa et de Stoumont et les cantons de l’Est, là où l’on parle allemand, j’ai trouvé mon point d’attache belge. Je m’y suis souvent aventuré pour de longues randonnées pédestres, terminant même un jour en Allemagne en raison d’une carte approximative. Et j’y viens aussi à chaque printemps user mes vieux mollets sur les côtes pentues de Liège-Bastogne-Liège, à moins d’emprunter la Vennbahn, cette piste cyclable de plus de 100 km en pleine campagne, construite sur les traces d’une voie de chemin de fer qui reliait le Luxembourg à l’Allemagne jusqu’au milieu du siècle écoulé. L’Ardenne est un petit paradis, un lieu calme, profond et inspirant, tellement loin du monde des villes.

J’ai eu envie de partager cela avec mes enfants. Depuis notre arrivée et pour quelques jours encore, je les vois s’émerveiller du chant des oiseaux, observer la chenille qui passe, l’imaginer devenir papillon demain, nourrir les moutons voisins. Sur la Vennbahn hier, entre Born et Saint-Vith, ils ont eux-mêmes marqué l’arrêt pour écouter, recueillis, un sublime et inédit concert de grenouilles au milieu de nulle part. Ce sont de petits citadins là où j’étais à leur âge plutôt un garçonnet des champs. Leurs réactions et questions me font sourire. Ce soir, c’était sur le bélier et son éminent rôle dans le troupeau de moutons. J’ai du bonheur à leur parler des fleurs sauvages et des animaux de la campagne, des cabanes que je construisais et de tous ces souvenirs lointains que je dois leur transmettre. Voir courir mes enfants sur les chemins de l’Ardenne me touche. J’ai entendu ces jours-ci des rires et des timbres de voix que les semaines et mois écoulés avaient fini par réduire. Le plaisir était toujours là, il ne demandait juste qu’à s’exprimer enfin. C’est dans cette redécouverte de leurs joies et de leurs jeux que j’ai mesuré combien le confinement avait été une épreuve pour eux.

En cette mi-juin, nous allons vers les beaux jours. Ici en Ardenne, les fleurs, les fruits et les couleurs nous le rappellent. La chaleur, le soleil, la vie, nous en avons besoin. Nous traversons une année particulière, redoutable et rude. L’on voudrait imaginer que les beaux jours soient aussi les jours heureux. La vérité est que c’est improbable. Certes, la pandémie recule, mais elle n’est pas éradiquée et nous devrons apprendre à vivre différemment du monde d’avant aussi longtemps qu’un vaccin ne sera pas disponible. Surtout, la crise économique et sociale consécutive à la crise sanitaire risque de heurter nos sociétés de plein fouet à l’issue de l’été. Beaucoup d’entreprises ne survivront pas, en particulier les petites. Des centaines de milliers de personnes connaîtront le chômage. J’ai l’impression d’un temps suspendu, d’un calme trompeur avant l’orage, quand tout devient un peu irréel parce que le péril est à venir et que chacun le sait. Il y a l’envie irrésistible de profiter de ces beaux jours – il le faut – et le besoin aussi de se préparer à ce qui vient. Nous nous souviendrons de ce printemps 2020, de ce moment de bascule d’un monde à l’autre car demain devra être différent.

Je suis devenu père sur le tard après une vie d’entreprise, puis une vie politique. J’ai longtemps couru sans prendre le temps de me poser. Les circonstances ont fait que ce temps est venu. Depuis trois ans, c’est auprès de mes enfants et pour eux que j’ai vécu. Rien n’est plus beau que de les voir grandir. Le quotidien d’un père au foyer est sans doute de se soucier à chaque instant, de glisser de la préoccupation du moment aux plus lointaines perspectives d’avenir, pour les redouter un peu et s’en réjouir beaucoup aussi. Les jours heureux que je souhaite pour mes enfants ne seront pas différents des jours heureux pour tous. La société n’est pas une collection d’individus et d’égoïsmes. Elle requiert un destin commun dans lequel chacun doit trouver sa place. Le monde ne peut vivre sur un fil, au-dessus d’un abyme, sans solidarité. Si la pandémie et la crise économique et sociale qui arrive doivent nous apprendre quelque chose, c’est l’immense fragilité de notre planète. Il y a tant à apprendre en effet de la période que nous traversons pour vouloir changer les choses, protéger la vie et la Terre, construire un avenir dont les petits bonheurs comme ceux de l’Ardenne seront les meilleures boussoles.

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Du fond de ma cuisine

C’est l’histoire d’un petit tableau arrivé chez nous un matin de Noël. Noir d’un côté, aimanté de l’autre, il devait servir de temps à autre, entre les jeux, à écrire quelques mots et à apprendre. Nous l’avions installé à proximité – stratégique – des boîtes de legos et autres jeux de construction, comptant bien qu’il capte l’attention. De loin en loin, il s’était fondu dans le décor de notre cuisine, lieu de vie partagé, là où l’on déjeune ou dîne, mais également là où nos enfants jouent. Les vieilles maisons belges sont ainsi faites que les étages s’y empilent et que l’ascension répétée des escaliers, surtout à un jeune âge, conduit à penser utilement pour éviter un dénivelé équivalent au mont Blanc par la face nord sur la longueur de l’année. La décision fut prise d’y installer les jeux, la place le permettant. C’était il y a près de 10 ans. Une presque décennie et 3 enfants plus tard, elle s’est avérée inspirée. Même si la progression continuelle du volume de jeux rend incertaine (et dynamique) la délimitation de la frontière entre le royaume des circuits de voitures et la république des poêles à frire.

Vint le confinement et avec lui la nécessité de faire classe à la maison. C’était le 12 mars. Cela devait durer 2 semaines. Nous partîmes la fleur au fusil. Le temps a passé et nous y sommes toujours. L’école européenne ne rouvrira pas avant septembre. Le provisoire est devenu peu à peu, si ce n’est définitif, à tout le moins pérenne. Et le petit tableau du Père Noël est entré solidement au centre de nos vies. Je me suis installé dans la cuisine avec Pablo (6 ans) et Mariana (5 ans). Marcos (8 ans) est deux étages plus haut avec sa maman. A 9 heures commence la classe. Les mails des maîtres et maîtresses donnent la marche à suivre. Français, maths, anglais, écriture, dessin, récits, poésies, chansons et même danse, tout est passé en revue. On avance, plus ou moins vite selon les jours, l’inspiration et le programme. On lit, on rit, on râle parfois un peu aussi. Une petite sortie dans le jardin tient lieu d’utile récréation, lorsque l’excès d’additions ou de soustractions commande d’aller respirer l’air du dehors. Il faut pouvoir tenir le coup, tant pour les élèves que pour le prof de fortune.

Comme bien des parents, je me suis improvisé prof. Je viens d’une famille d’enseignants. Ils avaient tout mon respect avant cette crise, ils ont désormais ma reconnaissance éperdue. Car je sais ce qu’ils ont et ce que je n’ai pas. Enseigner est une vocation, une passion. C’est aussi un métier. Les profs sont des héros. Il m’arrive de tendre discrètement l’oreille lors d’une visio-conférence avec les maîtres et d’admirer, envieux, le mot juste, le doigté, la pédagogie à l’oeuvre. Tout ce qu’il faudrait que j’apprenne. Je m’y essaie tant bien que mal. J’ai l’impression d’avoir progressé dans l’enseignement des additions. L’inverse après 3 mois aurait certes été désespérant. Ce n’était pourtant pas gagné, les maths n’étant pas mon fort. Alors qu’en anglais, là où je me pensais à niveau, les expressions de ma vie américaine d’avant sont plutôt sources de confusion ou de fous rires qu’autre chose. Is it a lorry or a truck ? Quant à la chanson et à la danse, j’espère que mes enfants oublieront vite certaines performances navrantes, notamment l’apprentissage de la Easter Bunny Song le mois passé…

L’absence de l’école a changé leur vie et de facto les nôtres. Je n’avais jamais passé autant de temps dans ma cuisine. Au point d’y retourner le soir, lorsque tout le monde s’est endormi, pour poursuivre ma journée. Car la vie professionnelle est toujours là : il faut travailler et tenir ses engagements, même si l’organisation est devenue acrobatique par la force des choses. Mont Blanc oblige, je ne regrimpe plus les escaliers avec mon ordinateur vers mon bureau, 4 étages plus haut. Dans le silence, au cœur de la nuit, j’écris et j’avance, face au petit tableau du Père Noël. J’éprouve parfois un sentiment de vertige. Il y a un virus à terrasser et une crise économique redoutable à vaincre. J’espère que ma petite entreprise survivra. Je m’y emploie de toutes mes forces. Que seront les vies de nos enfants demain, quels souvenirs, bons ou mauvais, garderont-ils de ce moment ? Reviendrons-nous à notre existence d’avant ou la crise l’aura-t-elle bouleversé à jamais ? Je pense que cette crise sera une bascule pour la société, pour le meilleur (que j’attends) ou pour le pire (qu’il ne faut jamais exclure).

Du fond de ma cuisine, j’ai appris à vivre différemment. Le travail à distance a ses mérites. Même si mes déplacements et la route me manquent. Il y a un équilibre à trouver entre le travail et la vie professionnelle. Chacun le définira à sa façon. La certitude, c’est qu’on n’a qu’une vie et qu’elle file vite. En prendre soin, c’est avancer sereinement dans l’existence, c’est voir grandir ses enfants, partager le plus possible avec eux, se construire des souvenirs, bien vieillir aussi. Il faut résister à l’abattement, aux peurs, à la morosité, à l’individualisme ambiant. Aux querelles inutiles et à l’hystérie sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas par le lynchage, la haine ou l’esprit de revanche que naîtra le monde de demain, c’est par le partage de l’expérience et la réunion sincère des volontés. Quand l’école reprendra et que le petit tableau retrouvera sa place d’avant, sans doute ma cuisine m’apparaîtra-t-elle bien grande et vide. Une page se tournera, que mes enfants attendent et moi avec eux. Il nous reviendra alors d’inventer autrement l’histoire d’après.

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Les juges allemands, l’Europe et nous

© Bundesverfassungsgericht │ foto USW. Uwe Stohrer, Freiburg

J’ai beaucoup d’admiration pour le monde allemand du droit. Cela vient certainement d’un long compagnonnage avec des amis juristes rencontrés au temps des études au Collège d’Europe, puis d’une vie professionnelle qui m’a conduit vers les entreprises allemandes. J’aime l’idée de la primauté du droit et du rôle du juge dans la société. C’est un élément important de la culture allemande, un peu moins de la culture française. Ce regard sur la place du droit en Allemagne me conduit à rejeter la caricature apparue ici ou là selon laquelle l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 5 mai sur le programme d’achat de dettes de la BCE serait la manifestation d’un nationalisme étriqué, orchestré par des juges militants. Il n’en est rien. Cet arrêt est le dernier épisode d’une longue bataille opposant depuis des décennies la Cour de Karlsruhe et la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur le rapport au droit de la décision publique dans le cadre européen.

Les juges constitutionnels allemands sont profondément pénétrés de leur mission et ce depuis la création de la République fédérale en 1949. Il faut se souvenir d’où venait alors l’Allemagne. La République de Weimar, toute démocratique qu’elle était, n’était pas parvenue à empêcher l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et l’horreur des années d’après. Ce traumatisme a conduit les pères de la Loi fondamentale de 1949 à prévoir la création d’une Cour constitutionnelle puissante, garante de la constitutionnalité des lois et du respect des droits fondamentaux, dont les 16 juges sont élus à la majorité des 2/3 par le Bundestag pour la moitié d’entre eux et à la même majorité des 2/3 par le Bundesrat pour l’autre moitié. Ce sont des juges reconnus, dont la qualité et la rigueur des jugements font largement référence. Plus de 70 ans après 1949, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est l’institution la plus respectée de la République fédérale d’Allemagne.

Rappeler cela est important pour comprendre ou pour tenter de le faire. Je l’écris d’autant plus librement que je ne partage pas le raisonnement et la décision de la Cour constitutionnelle sur le programme d’achat de dettes de la BCE. Les juges de Karlsruhe ont estimé que la BCE n’avait pas justifié en quoi sa politique de rachat était proportionnée aux vents contraires qui soufflaient en 2015 sur la zone Euro. La Cour constitutionnelle avait pourtant préalablement interrogé la CJUE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel et il lui revenait conformément au droit européen de prendre acte de l’arrêt de cette dernière. C’est ce qu’elle n’a pas fait, l’estimant même « incompréhensible ». La Cour a donné 3 mois à la BCE pour s’expliquer. Si les explications attendues n’étaient pas jugées convaincantes, elle ordonnerait à la Bundesbank de ne plus acheter d’obligations publiques allemandes pour le compte de la BCE et de vendre celles qu’elle possède.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle est redoutable car il heurte de front deux principes : l’indépendance de la BCE (pourtant ardemment défendue par l’Allemagne lors de la négociation du Traité de Maastricht) et la prééminence de la CJUE dans l’ordre juridique de l’Union, garantie d’une application uniforme du droit européen dans l’ensemble des Etats membres. L’indépendance de la BCE est inscrite dans le Traité. Quant au rôle de la CJUE, il ne saurait être contesté car le risque serait alors de voir s’écrouler l’architecture institutionnelle de l’Union et la primauté du droit européen. Pour dire les choses directement, s’en serait fait de l’Union européenne. Cela réjouirait les adversaires de l’Europe, plus encore lorsqu’ils sont aux responsabilités comme c’est le cas en Hongrie et en Pologne, jouant la confrontation avec l’Union. C’est d’ailleurs à Varsovie et à Budapest que l’on a applaudi le plus bruyamment l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, pas en Allemagne où l’embarras était manifeste.

C’est dans le dialogue des cours et en particulier des cours suprêmes ou constitutionnelles avec la CJUE que se trouve la solution, pas dans le conflit. Rien n’oblige à exécuter l’arrêt de la Cour de Karlsruhe et la Commission européenne a raison de ne pas exclure une procédure d’infraction contre l’Allemagne. Reste qu’au-delà de la controverse juridique, les conséquences politiques de l’arrêt du 5 mai sont potentiellement redoutables, surtout en cette période qui voit la BCE prendre – à raison – comme la Fed ou la Banque du Japon des initiatives hardies pour tenter de sauver l’économie. Ce faisant, elle s’écarte aussi de son rôle d’origine et peine parfois à habiller juridiquement ses décisions. La faiblesse est là et il faut en tenir compte. L’Europe est un creuset de cultures juridiques où, d’une tradition à l’autre, l’inventivité et la capacité de pousser les murs au gré des circonstances sont diversement vécues. La culture juridique allemande s’y prête moins bien que d’autres.

Pour cette raison, il faut préserver le lien avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et se garder d’appréciations péremptoires ou définitives. C’est dans l’intérêt des institutions européennes. Quant au gouvernement allemand, il lui faut prendre la mesure de ses responsabilités européennes, en particulier en termes de solidarité. Sans doute n’est-ce pas totalement une coïncidence si, deux semaines après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Chancelière Angela Merkel, en lien avec le Président Emmanuel Macron, a proposé la création de l’instrument de dette européenne qu’elle refusait jusqu’alors, glissant de la seule dimension monétaire au saut budgétaire si longtemps espéré. Il faut saluer cette proposition et espérer qu’elle puisse recueillir le soutien du Conseil européen. La morale de l’histoire, de celle-ci comme de l’histoire plus longue, c’est que l’Allemagne a besoin de l’Europe. Et que l’Europe a besoin de l’Allemagne. Des juges allemands, sans le vouloir, nous l’ont rappelé.

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