
Ce 10 mai 2021, le 10 mai a 40 ans. Il y avait eu bien des 10 mai avant le 10 mai 1981, mais ce 10 mai-là reste dans l’histoire comme un jour particulier. Sans doute faut-il au bas mot approcher de la cinquantaine pour s’en souvenir. C’est loin maintenant et pourtant, la force de ce jour demeure vive dans la mémoire de millions et millions de Français. Le 10 mai 1981 est synonyme de joie, de libération, d’espérance pour beaucoup d’entre eux. Il épouse le destin de François Mitterrand, homme politique d’exception, leader et candidat du Parti socialiste, élu ce jour-là Président de la République par 51,7% des voix dans un contexte de participation massive. Il y a des soirs d’élection qui marquent une vie. Le 10 mai 1981 est l’une de ces grandes dates de l’histoire républicaine, un moment de bascule que l’on perçoit sur l’instant, un jour particulier dont on sait, au fond, qu’il s’inscrira à jamais au cœur de notre mémoire, personnelle comme collective, au point de pouvoir toujours se souvenir des décennies plus tard où et avec qui l’on était ce soir-là. C’était un jour du joli mois de mai, ensoleillé et doux. La France votait, retenant son souffle. Sept ans auparavant, Valéry Giscard d’Estaing l’avait emporté d’un cheveu. Les adversaires se retrouvaient, c’était le match retour.
J’avais 16 ans, des cheveux longs et une mobylette. Cette campagne présidentielle était pour moi celle de l’éveil politique. Mes parents étaient militants socialistes. Leur histoire et celle de notre famille s’inscrivait dans la belle aventure de la gauche. En Bretagne, on se battait pour le développement de notre région et contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff. « Vivre et travailler au pays », ce slogan résonnait autant en nous que « Changer la vie ». J’avais collé mes premières affiches. Nous filions à la nuit tombée avec mon père et ma mère recouvrir de portraits de François Mitterrand les poteaux et transformateurs de notre quartier. C’était un sacré jeu de piste. Planqués derrière les talus, on voyait passer les colleurs de Chirac et du RPR, plus rarement de Giscard. Il fallait ruser. Je collais les petits bandeaux. Et de petits autocollants jaunes « François Mitterrand » sur les gouttières, le matin, sur le chemin du Lycée. « La force tranquille », « De toutes les forces de la France », le petit village derrière François Mitterrand sur l’affiche, tout cela me touchait. Il y avait même un disque 45-tours « Mitterrand Président » que l’on écoutait à l’occasion. François Mitterrand était venu en meeting à Brest. J’y étais allé avec ma mère et ma sœur. J’en étais revenu gonflé d’espoir.
Je revois les files d’électeurs devant les bureaux de vote au bourg d’Ergué-Gabéric. A gauche, « A à Le Lu » et à droite « Le Ma à Z ». Je ne sais pourquoi ces deux affichettes sont restées dans ma mémoire. Mon père, adjoint au maire, présidait l’un des bureaux. A 18 heures, j’étais venu assister au dépouillement. Je pensais que François Mitterrand allait gagner. Mon père, instruit par sa déception de 1974 (la bouteille de champagne prévue avait séjourné longtemps au frigo…), était circonspect, presque pessimiste pour se protéger et sans doute aussi mieux espérer. 58% au bourg d’Ergué, cela sentait bon. J’avais sauté sur ma mobylette, parcourant le cœur battant les quelques kilomètres qui séparaient le bourg de chez nous. 20 heures approchaient. Antenne 2, Jean-Pierre Elkabach, le compte à rebours, ce dessin lent de la tête du nouveau Président, un crane chauve, puis le visage de François Mitterrand, enfin. Je me souviens d’avoir sauté de joie, de hurler dans notre salon. Il n’y avait pas de portable. Mes parents n’étaient pas encore rentrés. Avec ma sœur, nous avions appelé notre grand-mère. Elle était si heureuse. Elle murmurait « Fanch, Fanch » (François en breton). Elle nous avait parlé de Blum, de 1936. C’était la première fois. J’étais bouleversé.
A la télévision défilaient des images de liesse. Dans la rue près de chez nous, on entendait des cris de joie. Le téléphone sonnait sans cesse. Au bourg d’Ergué, à cette heure, on entonnait « L’Internationale » dans les cafés. Mes parents apparurent dans la soirée, hilares. La nuit serait longue et belle. Il y avait du champagne, de la joie, une incroyable allégresse, comme une étrange légèreté de l’air, quelque chose qui se poursuivrait dans les jours suivants. Je me souviens des phrases du discours de François Mitterrand à Château-Chinon : « Cette victoire est d’abord celle des forces de la jeunesse, des forces du travail (…). Elle est aussi celle de ces femmes, de ces hommes, humbles militants pénétrés d’idéal qui, dans chaque commune de France, dans chaque ville, chaque village, toute leur vie, ont espéré ce jour où leur pays viendrait enfin à leur rencontre ». Ces phrases mettaient des mots sur l’émotion de ma grand-mère, sur ses souvenirs et sur ses rêves, elles me racontaient l’histoire des miens et celles de tant de Français aussi. A Paris, les gens dansaient sous l’orage à la Bastille. Michel Rocard haranguait la foule et y laissait sa voix. A la télévision apparaissaient des têtes joyeuses, toutes mouillées, anonymes, qui criaient et parfois pleuraient de joie.
C’était il y a 40 ans. Lorsque je repense au 10 mai, c’est cette allégresse que je revois. Je n’avais jamais imaginé un tel bonheur collectif, spontané et libre, comme une vague insoupçonnée quelques minutes avant, venant de très loin, sans doute de générations qui, depuis la guerre et dans le souvenir du Front Populaire, avaient espéré sans jamais pouvoir le vivre que la gauche unie accéderait aux responsabilités de la France par un autre mouvement glorieux de l’histoire. Il y avait alors l’idée dans l’électorat que la droite était légitime à gouverner et qui si la gauche devait exercer les responsabilités, ce serait nécessairement court, intense et exceptionnel. Et là, tout d’un coup, tout devenait possible. Ce qui relevait tellement du rêve au point que l’on n’osait même l’imaginer était peut-être à portée de main. Il y avait dans la joie profonde et spontanée du 10 mai l’ivresse d’un bonheur trop grand. Un mois après le 10 mai 1981, une majorité de députés socialistes s’installerait à l’Assemblée nationale pour 5 ans. Pour la première fois dans l’histoire de la France, la gauche découvrirait qu’elle aurait le temps d’agir. Le saurait-elle, le pourrait-elle ? Cette réalité, tellement nouvelle, était le meilleur des vertiges, et un vertige quand même.
Il y a dans ma mémoire du 10 mai une irrésistible nostalgie de jeunesse. Je me souviens des enthousiasmes, des espérances parfois naïves, du happening permanent que furent les premiers mois du Président Mitterrand, des envolées lyriques à l’Assemblée nationale que nous écoutions, éblouis et impressionnés, sur un petit poste de radio à l’été 1981, du discours pour l’histoire de Robert Badinter sur l’abolition de la peine de mort à l’automne. Vinrent les premières difficultés, le procès en illégitimité, la volonté farouche de défendre l’idéal, les décisions redoutées, la réalité et la fin sans doute d’une part d’illusion. Il fallait s’accommoder du réel, des contraintes et de ce temps long que la gauche n’avait jamais pratiqué, ce temps long qui était pour elle autant une chance qu’un piège. Là est sans doute l’équation redoutable posée au socialisme démocratique, à cette social-démocratie européenne devenue ma famille de pensée. Comment changer la vie, apprivoiser la durée et ne pas décevoir ? Le 10 mai est cher au Panthéon de mes souvenirs. L’époque n’est plus la même, mais quelque chose demeure : le besoin d’espoir, d’imaginer demain, de donner sens à la société et d’agir pour elle. En nous rappelant comme François Mitterrand ce soir de mai que « (…) nous avons tant à faire ensemble et tant à dire aussi ». Cette histoire-là, la plus belle, la plus forte, elle continue.
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C’était Monique
Il y a quelques jours, j’ai perdu une amie. Elle s’appelait Monique. Je la connaissais depuis 30 ans. Souffrante, elle avait abordé ces derniers mois avec lucidité et un immense courage. En fin d’hiver, nous nous étions parlés par téléphone. Elle m’avait dit avoir eu une belle vie. Je la sentais fatiguée, mais la vivacité d’expression au détour des phrases lui ressemblait toujours autant. Je ne pouvais l’imaginer s’en aller, sans doute parce que, depuis notre première rencontre, je l’avais toujours connue forte, conquérante, jamais intimidée, désireuse de forcer le destin. Monique avait le verbe clair. La professeure de français qu’elle était restée dans l’âme jusque sur les bancs du Sénat savait dire les choses directement, sans noyer dans le baratin politique les passions et les causes qu’elle avait à cœur. Monique n’avait pas attendu Twitter pour savoir exprimer en quelques mots des vérités que d’autres auraient développé à l’infini. Elle parlait librement, elle agissait librement, sans calculer, portée par ses convictions. Sans doute est-ce pour cela qu’elle n’était pas une politique classique. Monique était d’abord elle-même et elle revendiquait bien haut son indépendance. Et c’est pour cela qu’elle fut pour moi durant ces 30 ans une inspiration en même temps qu’une amie chère.
Elle s’appelait Cerisier-ben Guiga. Cerisier, c’était son nom de jeune fille. En 2001, elle m’annonça, enjouée et l’œil malicieux, qu’elle venait d’acheter un appartement à Paris et que Madame Cerisier vivrait désormais Villa Poirier, sa nouvelle adresse. Avant d’ajouter sur un ton sépulcral qu’il s’agirait là de sa dernière demeure. Je me souviens du fou rire qui s’en suivit. Nous étions assis face à la mer, sur la terrasse de l’hôtel Ti al Lannec à Trébeurden. Il y avait aussi mes parents et sa sœur Edith. J’avais été touché que Monique souhaite les rencontrer. Ils appartenaient à la même génération. Et ils avaient en commun aussi d’avoir été enseignants. Nous avions échangé sur la vie, ses bonheurs, ses misères, le destin. Guiga, c’était le nom de son mari Habib, médecin avec qui elle avait vécu en Tunisie, à Grombalia, Habib qui décéda quelques jours seulement après l’élection de Monique au Sénat à l’automne 1992. De leur union étaient nés trois enfants, une belle famille. Monique savait parler des familles, de leur valeur, de leurs secrets aussi. Un soir, nous avions discuté des heures sur les familles de province, de François Mauriac à Hervé Bazin, entre Le nœud de vipères et Vipère au poing. Lorsque j’y repense, mes plus beaux souvenirs avec Monique, c’est quand nous ne parlions pas de politique.
C’est pourtant la politique qui nous avait mis l’un face à l’autre. C’était au printemps 1992, dans le salon d’un hôtel quelconque à la gare de Luxembourg. Une autre époque, sans mail, ni portable. J’avais reçu, comme adhérent de la section locale du Parti socialiste, une lettre de Monique ben Guiga, candidate à l’élection primaire pour désigner les candidats au Sénat, m’informant qu’elle serait à Luxembourg et qu’à défaut de pouvoir rencontrer la section locale du PS, elle serait heureuse de voir ceux de ses membres qui souhaiteraient la rencontrer. J’y étais allé. Je n’avais aucune idée préconçue en sa faveur ou contre elle. J’étais tout jeune dans l’organisation et j’avais tout à découvrir. C’était une fin d’après-midi. Je fus son seul visiteur et quelques jours après, son seul électeur aussi. Je pensais rester un petit quart d’heure. Deux heures après, j’étais toujours là. Et au dîner, j’étais encore là. La force de caractère, les idées, la générosité de Monique m’avaient subjugué. En la quittant, j’étais porté par l’espoir qu’elle aille au bout de sa campagne sénatoriale, jusqu’à la victoire. Quelques mois plus tard, j’étais allé à Paris le jour de l’élection pour la féliciter. J’avais découvert une politique, une belle personne, quelqu’un avec qui, au fil des années, je nouerais un lien d’affection sincère.
En politique, on n’a pas beaucoup d’amis. Monique me l’avait dit. Au début, je ne l’avais pas crue. Elle avait pourtant raison. Deux ou trois fois, elle m’avait conseillé de m’en écarter. « Est-ce vraiment ce que tu veux ? », m’avait-elle interrogé. Etrange conversation ou prémonition pour quelqu’un dont l’exemple était précisément, avec quelques autres, celui qui m’avait conduit à vouloir m’engager. Elle m’avait mis en garde contre la dureté du combat, les coups bas, l’ingratitude, autant de conseils dont j’ai pu mesurer depuis combien ils étaient fondés. Mais voyant que j’avais envie d’y aller, elle m’avait encouragé et soutenu. Ce fut le Conseil Supérieur des Français de l’Etranger, puis l’Assemblée des Français de l’étranger. Ce fut la direction de la Fédération des Français à l’Etranger du PS. Ce fut même, l’espace de quelques jours, la seconde place sur sa liste aux élections sénatoriales de 2001, avant qu’elle ne se ravise, un ticket avec le très jeune candidat que j’aurais été présentant aux yeux des grands électeurs plus de risques que d’avantages. Nous étions une équipe, une petite dizaine d’amis soudés par les combats et les passions, au PS, à Français du Monde-ADFE. Ce furent de belles années, des années de conquête, de textes écrits pour « changer la vie » dans nos communautés à l’étranger.
C’était Monique. J’ai un regret, celui de n’avoir pu être parlementaire en même temps qu’elle. Il s’en sera fallu de quelques mois. En septembre 2011, il me revint comme Premier secrétaire de la Fédération des Français à l’Etranger du PS de remercier Monique, qui s’apprêtait à quitter le Sénat, au nom de milliers de militants. Je revois la salle debout et Monique, assise au premier rang, émue, prenant la dimension de la reconnaissance de tant d’entre nous. En juin 2012, j’étais élu à l’Assemblée nationale. Ma méthode comme député fut celle que j’avais apprise de Monique : la liberté d’initiative et de ton, le concret, la solidarité, la résilience. Ne jamais lâcher, ne jamais flancher, être toujours disponible, parler clair et agir juste, être fidèle à ses idées. Monique était venue me voir à l’Assemblée nationale. Sa visite m’avait touché, j’avais vécu ce moment comme la transmission d’un relais. Nous n’avions pas le même regard sur tout. Les différences autant que le bonheur d’échanger scellaient le plaisir toujours renouvelé de nos retrouvailles. L’enseignement français, le droit des familles, l’action sociale à l’étranger, l’attention aux plus humbles, les libertés et les droits fondamentaux, l’antiracisme, ce sont autant de sujets sur lesquels j’ai tant appris de Monique.
Il reste désormais des souvenirs, une image, une trace. Pour reprendre une expression de Monique, sa disparition m’a fichu un sacré coup sur la cafetière. On peut s’y préparer, la nouvelle n’en est pas moins rude. C’est à la fois une page qui se tourne et un appel à persévérer. « Continue », me disait Monique au début mars, sans que je sache si c’était pour la vie publique ou la vie tout court. Ou les deux, peut-être. Sans doute devais-je le comprendre comme l’encouragement à ne jamais cesser d’avoir envie, envie de vivre, envie d’entreprendre, envie de se battre, envie d’aider, envie d’aimer. C’est ainsi que je le prends, mû par la fidélité et la reconnaissance, par l’émotion bien sûr aussi. Je pense aux enfants de Monique, à sa sœur Edith. Il y a tant à dire et à partager, par-delà la peine de ces tristes jours. L’histoire de Monique a façonné la mienne et celle de beaucoup d’autres. Saurons-nous la raconter ? Je l’espère. Derrière le parcours de Monique, il y a une aventure humaine que son parcours et son charisme ont nourri, fédérant tant d’entre nous, d’une latitude à l’autre, d’une génération à l’autre. Honorer la mémoire de Monique, c’est ne renoncer à rien, n’oublier aucune des causes qui nous unirent et nous animent encore. C’est continuer ensemble et longtemps.
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