
Le 12 mars, j’avais un rendez-vous à Paris. Parti tôt de la maison, j’espérais pouvoir rentrer en fin d’après-midi à Bruxelles. Quelques jours auparavant, nous avions appris que la classe verte de notre petit Pablo, prévue à la fin du mois de mars dans les Ardennes belges, serait annulée. L’épidémie de coronavirus venue de Chine se rapprochait de nous et le risque sanitaire avec elle. Pablo, dont ce devait être à 6 ans le premier grand voyage scolaire, avait eu beaucoup de chagrin. Il se préparait avec bonheur à ces trois jours dans la forêt. Dans le train filant vers Paris, je redoutais de recevoir un message de la direction de l’école européenne annonçant la fermeture des classes. Cette perspective semblait inéluctable. Comment cependant l’expliquer à mes enfants ? A la fin février, alors que nous étions pour une semaine dans les montagnes des Vosges, j’avais fait l’aller-retour vers Paris pour me rendre au Salon de l’Agriculture, quittant le Grand Est où l’épidémie prenait forme. Arrivant à la Porte de Versailles, j’avais été saisi d’une sourde crainte : nous étions des milliers de personnes serrées les unes contre les autres, déambulant entre les stands et avec nous, le virus peut-être aussi.
Le message de l’école vint en début d’après-midi ce 12 mars. Je m’étais arrêté quelques minutes au Parc Monceau. L’école fermerait jusqu’au 29 mars. Il faudrait s’organiser, annuler les voyages, se préparer à l’enseignement à distance et pour nous-mêmes au télétravail. La Belgique n’était pas encore confinée. Elle le serait quelques jours plus tard. Comment gérer cela ? Je m’empressais de rentrer. A la descente du tramway, je retrouvais par chance mes enfants, revenant à pied de l’école. Ils étaient heureux de me rencontrer au coin de notre rue, un peu tourmentés et émus aussi. Tout le monde parlait en même temps. Il y avait beaucoup de questions et malheureusement de ma part trop peu de réponses. On leur avait dit que l’école fermerait, qu’il leur faudrait prendre tous leurs livres et cahiers, et que le lendemain serait le dernier jour. Derrière, il n’y aurait pourtant pas de vacances, mais l’inconnu et ils le sentaient bien, quoique confusément. Il me fallut rassurer, calmer les craintes, parler du coronavirus et de ses risques en des termes dont je n’étais guère sûr. En dit-on trop peu ou pas assez ? Et comment expliquer que nous devrions vivre confinés ?
C’était il y a 7 semaines. Cela semble déjà une éternité. L’Europe est à l’arrêt. Les victimes de la pandémie se comptent par centaines de milliers. Mes enfants se sont fait tant bien que mal aux règles du confinement. Notre petit jardin de ville derrière la maison leur permet de s’aérer. Teams et Skype rendent possible l’enseignement à distance. Lorsque la classe est finie, il y a parfois aussi de petites visio-conférences entre copains pour maintenir le lien. Mais ce n’est pas comme la vie d’avant. Le spleen n’est jamais loin, quelques larmes non plus. En France et en Espagne, les grands-parents aussi sont confinés. Voilà 7 semaines que les grands-parents à Grenade n’ont plus mis un pied dans la rue. On leur parle, on se donne des nouvelles, on s’envoie des photos, de petites vidéos. Et chacun essaie de tenir bon. Je travaille depuis ma cuisine. Pablo apprend à lire et je découvre les sons avec lui. Comme beaucoup de parents, je fais de mon mieux. Mais l’école à la maison n’est pas l’école à l’école. On entretient les acquis, on les perfectionne parfois. Tenir le programme est en revanche bien illusoire. Les parents ne peuvent faire le travail remarquable accompli par les enseignants.
Mes enfants ont la chance d’aller dans une école dotée de moyens importants. Tous les jours, les devoirs arrivent par mail et ils sont rapidement corrigés. Cela ne marche cependant que parce que nous avons chez nous plusieurs ordinateurs, tablettes, IPhones et imprimantes. Ce n’est pas le cas d’une part de la population et il y a aussi des écoles avec bien moins de moyens. Le confinement est le révélateur, le démultiplicateur de toutes les différences et injustices sociales. La rupture numérique est criante et ce que nous vivons depuis mars en apporte la preuve la plus rude. La grandeur de l’école, c’est qu’elle est un creuset pour tous les enfants, d’où qu’ils viennent. Elle réduit les différences, elle donne à chacun sa chance. Sans l’école, même pour deux mois seulement, les inégalités de destin reprennent le dessus. Tous les enfants ne sortiront pas du confinement à l’identique. Plus que de programme, d’apprentissage et de notions nouvelles, c’est de vivre ensemble et d’un grand soutien psychologique dont ils auront d’abord besoin. Certains auront vécu rudement le confinement, à l’étroit, seuls ou dans de vastes fratries. D’autres auront peut-être connu le deuil et le chagrin.
Je vois chaque jour dans le regard de mes enfants leur espoir de retrouver le temps d’avant. La vérité est qu’il ne reviendra pas. Ou alors, pas avant longtemps. L’école européenne reprendra sans doute à la fin mai, comme les écoles belges. Mais il ne restera que quelques semaines avant l’été. Tout ce qui n’aura pas été appris cette année le sera l’an prochain. Il ne faudra surtout rien forcer. Les semaines que nous traversons marqueront durablement toutes ces petites vies et il faudra en tenir compte. Avançant dans l’âge, ils comprendront. Le temps passant, les souvenirs difficiles de cette période s’estomperont peut-être aussi. Reconnaissons-le : il faut à ces millions d’enfants une belle part de courage pour tenir face à la difficulté, pour dépasser leurs craintes et leurs peines, pour avancer malgré tout. Le dit-on suffisamment ? Je ne crois pas. Je regarde chaque soir à 20 heures mes enfants applaudir les soignants depuis le balcon de notre maison. Ils mériteraient, et tous leurs camarades avec eux, un grand merci aussi. C’est pour eux, pour leur école, pour leur avenir qu’il faudra écrire différemment le monde d’après.
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Les juges allemands, l’Europe et nous
J’ai beaucoup d’admiration pour le monde allemand du droit. Cela vient certainement d’un long compagnonnage avec des amis juristes rencontrés au temps des études au Collège d’Europe, puis d’une vie professionnelle qui m’a conduit vers les entreprises allemandes. J’aime l’idée de la primauté du droit et du rôle du juge dans la société. C’est un élément important de la culture allemande, un peu moins de la culture française. Ce regard sur la place du droit en Allemagne me conduit à rejeter la caricature apparue ici ou là selon laquelle l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 5 mai sur le programme d’achat de dettes de la BCE serait la manifestation d’un nationalisme étriqué, orchestré par des juges militants. Il n’en est rien. Cet arrêt est le dernier épisode d’une longue bataille opposant depuis des décennies la Cour de Karlsruhe et la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur le rapport au droit de la décision publique dans le cadre européen.
Les juges constitutionnels allemands sont profondément pénétrés de leur mission et ce depuis la création de la République fédérale en 1949. Il faut se souvenir d’où venait alors l’Allemagne. La République de Weimar, toute démocratique qu’elle était, n’était pas parvenue à empêcher l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et l’horreur des années d’après. Ce traumatisme a conduit les pères de la Loi fondamentale de 1949 à prévoir la création d’une Cour constitutionnelle puissante, garante de la constitutionnalité des lois et du respect des droits fondamentaux, dont les 16 juges sont élus à la majorité des 2/3 par le Bundestag pour la moitié d’entre eux et à la même majorité des 2/3 par le Bundesrat pour l’autre moitié. Ce sont des juges reconnus, dont la qualité et la rigueur des jugements font largement référence. Plus de 70 ans après 1949, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est l’institution la plus respectée de la République fédérale d’Allemagne.
Rappeler cela est important pour comprendre ou pour tenter de le faire. Je l’écris d’autant plus librement que je ne partage pas le raisonnement et la décision de la Cour constitutionnelle sur le programme d’achat de dettes de la BCE. Les juges de Karlsruhe ont estimé que la BCE n’avait pas justifié en quoi sa politique de rachat était proportionnée aux vents contraires qui soufflaient en 2015 sur la zone Euro. La Cour constitutionnelle avait pourtant préalablement interrogé la CJUE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel et il lui revenait conformément au droit européen de prendre acte de l’arrêt de cette dernière. C’est ce qu’elle n’a pas fait, l’estimant même « incompréhensible ». La Cour a donné 3 mois à la BCE pour s’expliquer. Si les explications attendues n’étaient pas jugées convaincantes, elle ordonnerait à la Bundesbank de ne plus acheter d’obligations publiques allemandes pour le compte de la BCE et de vendre celles qu’elle possède.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle est redoutable car il heurte de front deux principes : l’indépendance de la BCE (pourtant ardemment défendue par l’Allemagne lors de la négociation du Traité de Maastricht) et la prééminence de la CJUE dans l’ordre juridique de l’Union, garantie d’une application uniforme du droit européen dans l’ensemble des Etats membres. L’indépendance de la BCE est inscrite dans le Traité. Quant au rôle de la CJUE, il ne saurait être contesté car le risque serait alors de voir s’écrouler l’architecture institutionnelle de l’Union et la primauté du droit européen. Pour dire les choses directement, s’en serait fait de l’Union européenne. Cela réjouirait les adversaires de l’Europe, plus encore lorsqu’ils sont aux responsabilités comme c’est le cas en Hongrie et en Pologne, jouant la confrontation avec l’Union. C’est d’ailleurs à Varsovie et à Budapest que l’on a applaudi le plus bruyamment l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, pas en Allemagne où l’embarras était manifeste.
C’est dans le dialogue des cours et en particulier des cours suprêmes ou constitutionnelles avec la CJUE que se trouve la solution, pas dans le conflit. Rien n’oblige à exécuter l’arrêt de la Cour de Karlsruhe et la Commission européenne a raison de ne pas exclure une procédure d’infraction contre l’Allemagne. Reste qu’au-delà de la controverse juridique, les conséquences politiques de l’arrêt du 5 mai sont potentiellement redoutables, surtout en cette période qui voit la BCE prendre – à raison – comme la Fed ou la Banque du Japon des initiatives hardies pour tenter de sauver l’économie. Ce faisant, elle s’écarte aussi de son rôle d’origine et peine parfois à habiller juridiquement ses décisions. La faiblesse est là et il faut en tenir compte. L’Europe est un creuset de cultures juridiques où, d’une tradition à l’autre, l’inventivité et la capacité de pousser les murs au gré des circonstances sont diversement vécues. La culture juridique allemande s’y prête moins bien que d’autres.
Pour cette raison, il faut préserver le lien avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe et se garder d’appréciations péremptoires ou définitives. C’est dans l’intérêt des institutions européennes. Quant au gouvernement allemand, il lui faut prendre la mesure de ses responsabilités européennes, en particulier en termes de solidarité. Sans doute n’est-ce pas totalement une coïncidence si, deux semaines après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Chancelière Angela Merkel, en lien avec le Président Emmanuel Macron, a proposé la création de l’instrument de dette européenne qu’elle refusait jusqu’alors, glissant de la seule dimension monétaire au saut budgétaire si longtemps espéré. Il faut saluer cette proposition et espérer qu’elle puisse recueillir le soutien du Conseil européen. La morale de l’histoire, de celle-ci comme de l’histoire plus longue, c’est que l’Allemagne a besoin de l’Europe. Et que l’Europe a besoin de l’Allemagne. Des juges allemands, sans le vouloir, nous l’ont rappelé.
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