
J’aime les Balkans occidentaux. L’histoire de l’Europe s’y est écrite, souvent tragiquement. Et une part de son destin s’y joue. J’ai sillonné inlassablement et avec passion ces pays durant des années. J’allais à la rencontre des Français qui y sont établis, dans les capitales et souvent bien au-delà, vers des réalités locales volontiers méconnues des radars politiques et médiatiques. Ces voyages étaient également l’occasion d’échanger avec les autorités et les forces politiques des pays visités. En juin 2014, j’avais reçu à l’Ambassade de France à Skopje le leader de l’opposition Zoran Zaev, au moment où la future Macédoine du Nord s’enfonçait dans une crise profonde sous la férule autoritaire du Premier ministre nationaliste Nikola Gruevski. Cette conversation m’avait beaucoup marqué. Zoran Zaev craignait d’être arrêté. Il m’avait dit avec émotion son attente de l’Europe, au nom de la démocratie, au nom de l’Etat de droit à construire, pour l’avenir même de son pays. Zoran Zaev est aujourd’hui Premier ministre et Nikola Gruevski est en exil en Hongrie.
L’Europe est un espoir commun à tous les peuples des Balkans. Il faut l’entendre et le comprendre. L’Europe est la condition de leur développement économique, du vivre-ensemble et de la paix dans un espace où l’instabilité reste toujours une menace. Tant d’efforts ont été faits à Skopje et à Tirana ces dernières années. Songeons au courage qu’il aura fallu à Zoran Zaev et à l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras pour trouver un compromis sur le nom de Macédoine du Nord, signer tous deux l’accord de Prespa en juin 2018 et le faire ratifier par leurs Parlements, où les choses n’étaient pas nécessairement acquises. Prenons la mesure des profondes réformes économiques et budgétaires conduites par le Premier ministre Edi Rama en Albanie dans un climat politique difficile et souvent surchauffé. Ce sont autant de preuves que le chemin vers l’Europe est pris et il revenait à l’Union européenne de le reconnaître en autorisant l’ouverture formelle des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie. Il n’en a malheureusement rien été.
Le veto opposé par la France à l’ouverture des négociations d’adhésion m’a beaucoup peiné. Je ne le comprends pas. Certes, le processus d’adhésion à l’Union est bureaucratique et par trop automatique. Certes, l’Union doit réformer ses règles internes de fonctionnement. Tout cela est juste, mais fallait-il fermer la porte à des négociations dont on sait qu’elles dureront au bas mot une dizaine d’années et qu’elles contribuent d’expérience à la stabilisation et au progrès de l’Etat de droit dans les Etats candidats ? Ce refus renvoie tous les Etats des Balkans, et pas seulement la Macédoine du Nord et l’Albanie, à leur perception récurrente de vivre aux marges de l’Europe et d’en être méprisés. Cette perception est redoutable car elle alimente toutes les rhétoriques nationalistes. Le refus européen ouvre aussi le champ libre à la Russie, à la Turquie et à la Chine, trop heureuses de voir l’Europe se désintéresser d’une région qu’elles ont à l’inverse et depuis longtemps identifiée comme stratégique. Pour cette raison également, le refus d’ouvrir les négociations d’adhésion est une erreur.
Il existe un scepticisme français à l’égard des Balkans, qui traverse les formations politiques, d’hier et d’aujourd’hui. J’avais pu l’éprouver en bataillant des années à la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale pour que l’avenir européen des Balkans occidentaux puisse y faire l’objet d’un débat. En fin de législature, j’avais été chargé avec mon collègue Jean-Claude Mignon, ancien président de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, d’un rapport sur cette question, trop tardif pour qu’il puisse avoir un impact utile. Dans ce rapport (www.pyleborgn.eu/2012-2017/presentation-du-rapport-parlementaire-sur-les-balkans-occidentaux-et-letat-de-droit), Jean-Claude Mignon et moi soulignions la vocation d’adhésion à l’Union européenne des pays des Balkans occidentaux et le travail de réforme nécessaire dans chacun de ces pays pour y parvenir, en particulier sur les questions d’immigration et de sécurité. Nous insistions également sur le besoin pour la France de s’affirmer dans une région où elle est insuffisamment présente depuis des années, à la différence d’autres pays européens. Le défi n’en est que plus grand désormais…
Une chose est sûre : il n’y a pas de progrès européen sans confiance, sans débat, sans concertation, sans compromis. Tout cela fait défaut à l’Europe en ce moment et il est permis de s’en inquiéter. Je partage la volonté européenne du Président de la République. Il ne peut y avoir d’Europe faible dans le monde contemporain. Je redoute cependant l’écart entre l’ambition, souvent affirmée de manière fracassante, et la réalité prosaïque des faits. A trop faire cavalier seul, on peut ne plus voir grand monde derrière soi en se retournant. Ne laissons pas les Balkans occidentaux verser dans la désespérance, réaffirmons leur destin européen et mettons-y les moyens, y compris financiers. L’élargissement ne doit pas devenir un tabou. Lorsque j’étais député, je me rendais dans les cimetières du front d’Orient, là où reposent des milliers de soldats français. A Bitola en Macédoine du Nord, à Korça en Albanie, c’est leur mémoire que je voulais honorer. Et aussi la promesse de l’Europe, qui vit sur ces terres pétries d’histoire, là où ont commencé des guerres, là où il faut construire l’avenir, le leur, le nôtre.

La peur et la politique
Il y a quelques jours, une photographie prise à l’occasion d’une manifestation contre la réforme des retraites en France m’a impressionné. Une personne, anonyme au milieu de la foule, brandissait un petit panneau sur lequel elle avait écrit à la main une simple phrase : « J’ai peur ». Cette phrase, pour moi, vaut tous les slogans et toutes les analyses. Elle sonne comme une alerte, et pas seulement pour la réforme des retraites, et pas seulement en France d’ailleurs. La peur travaille nos sociétés et les fragilise profondément. Elle les déstabilise. De quoi a-t-on peur ? On a peur de l’avenir, peur pour soi-même, peur pour ses enfants. Peur de la pauvreté, de la relégation, du climat qui change. De qui a-t-on peur ? On a peur de l’autre, peur de celui qui est différent, peur aussi de celui qui domine, identifié ou non, parce qu’il décide et que l’on n’y pourrait rien. Cette réalité-là, chacun la pressent, sans cependant – ou bien trop rarement – la nommer. Et il le faudrait pourtant.
Car rien n’est pire que le déni de peur. Il n’est pas possible d’ignorer la peur, l’angoisse à l’œuvre, le sentiment destructeur qu’il n’y aurait plus rien à perdre parce que tout aurait déjà été perdu. Pareille situation dans une société démocratique prépare les embrasements et les révoltes, desquels nait plus souvent aujourd’hui la souffrance que le progrès. Lorsque des centaines de milliers, des millions de gens descendent dans la rue pour exprimer in fine leur peur, au-delà des colères, ne pas l’entendre est une erreur. On ne gouverne ni ne légifère contre. Toute réforme profonde, pour être durable, doit reposer sur une appropriation populaire. Celle-ci, sauf surprise, n’est jamais innée. Elle procède d’un débat large et partagé, d’un effort constant d’explication et de pédagogie, d’une volonté de convaincre et de se laisser convaincre, d’une capacité à rassembler les idées et les propositions sur un point d’équilibre pour ensuite, enfin rassembler le plus grand nombre.
A l’évidence, tout lien avec la réforme des retraites n’est ici en rien fortuit. Je suis pour un système universel par points et par répartition. Face à 42 régimes différents, c’est pour moi un progrès majeur en termes d’équité, de transparence et de lisibilité. Dans une économie en mouvement, c’est ce qu’il faut pour faire face utilement et sans rupture à la mobilité professionnelle, voulue ou subie. Mais une réforme d’une telle ampleur, parce qu’elle affecte des dizaines de millions de personnes, doit être expliquée le plus justement et précisément possible. C’est ce qui manque cruellement. Ne rien dire ou en dire le moins possible, comme ce fut le cas tout cet automne, alimente la peur, sur laquelle la désinformation et le corporatisme peuvent prospérer. Agir ainsi est incompréhensible au regard de l’attachement connu des Français à la solidarité nationale et de l’angoisse de toute une société révélée si rudement l’an passé par le mouvement des gilets jaunes.
La peur se combat, mais plus que tout, elle se prévient. Il faut un mode de gouvernance qui le permette. Gouverner, c’est choisir et une nécessaire verticalité s’y attache. Mais pour qu’elle soit comprise, cette verticalité doit être accompagnée d’un exercice sincère de démocratie participative, en lien avec les corps intermédiaires qui font la richesse de notre société. Le travail utile engagé durant 18 mois par le Haut-Commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye aurait dû y conduire. Cela n’a pas été le cas et c’est regrettable. Nombre de sujets portant à débat étaient déjà identifiés pourtant. Un tel exercice aurait permis de « déminer », de justifier, de corriger et d’aller vers un compromis. Pourquoi désormais, au risque d’en déflorer l’objectif, introduire dans la réforme une mesure d’âge, que l’équilibre financier actuel de la répartition n’exige pas et qui pointe vers l’inégalité devant l’espérance de vie en bonne santé, souvent du fait des métiers ? C’est socialement injuste.
Une réforme ne peut procéder d’un rapport de force figé, d’un combat par KO, a fortiori une réforme d’une telle ampleur. Il ne peut y avoir de vainqueurs ou de vaincus, il ne peut y avoir d’humiliation des uns ou des autres. C’est le scénario qu’il faut absolument éviter. Précisément parce que la peur est à l’œuvre. Nous sommes au cœur de la solidarité nationale, de ce qui fédère si profondément le peuple français et qui requiert que nous sachions faire société. Notre pays n’est pas une collection d’individus, de catégories ou de revendications. Il est tout l’inverse. Je veux croire qu’il n’est pas trop tard pour sortir de l’impasse et rassembler autour d’une réforme de progrès, dont il faudra phaser l’application et les compensations avec le plus grand souci de justice. Sans doute la peur vient-elle de plus loin que la réforme des retraites, mais s’y attaquer ici serait l’heureux et contagieux symbole d’une autre manière de faire de la politique.
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