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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Placer le Conseil de l’Europe au cœur de la construction européenne

Les 16 et 17 mai prochains se tiendra à Reykjavik le 4ème Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe. Ce sera un moment important, essentiel même, pour l’avenir de l’Europe. Le précédent Sommet remonte à près de 20 ans. C’était à Varsovie en 2005. Depuis lors, le monde a changé et l’Europe avec lui. L’agression russe en Ukraine en février 2022 a fait basculer notre continent vers un avenir périlleux. Il y a un an, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe prenait la saine décision d’exclure la Russie de l’organisation. Le Conseil de l’Europe y a certes perdu un Etat membre, mais elle a préservé, ce faisant, tout son sens, sa force et sa pleine vocation pour le dialogue politique et la paix par le droit. Il le fallait. Cela fait plusieurs années en effet que la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme sont mis à mal en Europe. J’avais pu m’en apercevoir lors de mes missions de rapporteur de l’Assemblée parlementaire sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Je pense en particulier à la prolifération du discours de haine, à l’intimidation dans le débat public, à la recrudescence de la xénophobie et du racisme, ou encore à la volonté de réduire l’expression critique et libre.

C’est au Conseil de l’Europe que j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie publique. J’ai à l’égard de cette organisation un attachement profond, teinté de reconnaissance pour ce que nous tous, Européens, lui devons. Je reste plus que jamais convaincu de sa valeur ajoutée. Au mois de mars dernier, j’ai préparé une petite note à l’attention des autorités françaises sur ce que pourrait être idéalement l’avenir du Conseil de l’Europe. En vue du Sommet de Reykjavik, j’y ai glissé des idées et des propositions nourries par mon expérience passée de parlementaire, puis de candidat de la France au mandat de Commissaire aux droits de l’homme. Les défis pour le Conseil de l’Europe sont nombreux et ils sont très actuels. Le premier est de tenir bon, plus que jamais, sur l’universalité des droits de l’homme. L’universalité des droits de l’homme est la clé de tout le reste. Le second défi est de promouvoir les valeurs qui rassemblent les 46 Etats membres et les plus de 700 millions de citoyens protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. Le troisième est de tracer un engagement de long terme, un long sillon, acté solennellement par les Etats parties et doté à cette fin des moyens nécessaires, y compris budgétaires.

Le premier cercle de la construction européenne

Ce sont la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme qui rassemblent fondamentalement les Européens. Le Conseil de l’Europe est in fine le premier cercle de la construction européenne. Il est déjà, peu ou prou, cette Communauté politique européenne que certains Etats membres de l’Union européenne souhaiteraient voir émerger dans la foulée de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Construire une organisation redondante ou parallèle au Conseil de l’Europe n’aurait pas grand sens. C’est à partir du Conseil de l’Europe qu’il faut agir et fonder cette Communauté, politiquement et juridiquement. Le Conseil de l’Europe est une organisation passionnante, mais compliquée de prime abord. Il y a le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire et la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi, outre le Congrès des Pouvoirs locaux, la Conférence des OING et la Commissaire aux droits de l’homme, toute une constellation d’organes de suivi (Commission de Venise, ECRI, CPT, GRECO, Moneyval) travaillant souvent en silos. Cette situation est regrettable en termes d’efficacité, d’impact et de lisibilité des actions entreprises. Il convient de rationnaliser la gouvernance du Conseil de l’Europe par la collaboration et la complémentarité entre ses différentes institutions et organes.

Cela requiert de mieux assurer le suivi par le Comité des Ministres des résolutions et recommandations de l’Assemblée parlementaire ou de coordonner l’action de l’Assemblée parlementaire avec celle du Comité des Ministres sur le respect des obligations des Etats membres. Ou, autre exemple, de renforcer le lien entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Commissaire aux droits de l’homme par le biais de la tierce intervention. Ce sont là quelques éléments illustratifs de la complexité du cadre institutionnel du Conseil de l’Europe. Il en résulte une capacité limitée d’anticipation et un risque de dispersion. L’Assemblée parlementaire s’intéresse peu aux quelque 200 conventions thématiques et le Comité des Ministres ne sollicite guère la diplomatie parlementaire. Se pose aussi la question du déficit de leadership. Le Conseil de l’Europe est insuffisamment présent dans le débat public. Cela doit changer. Il faut pouvoir élire à sa tête un(e) Secrétaire-Général(e) au profil politique, à la stature d’ancien chef d’Etat ou de gouvernement, prêt(e) à peser dans le débat, dans la relation avec les Etats membres et avec les autres organisations européennes et internationales. Son mandat pourrait être porté de 5 ans à 6 ans, sans possibilité de réélection.

Agir en lien avec les défis de notre temps

Le Conseil de l’Europe a eu tendance au fil du temps à s’écarter sans grand résultat de son « cœur de métier » (démocratie, Etat de droit, droits de l’homme). Ceci doit cesser au bénéfice d’un recentrage stratégique autour de sa valeur ajoutée, en lien avec les défis essentiels de notre époque : intelligence artificielle, transition digitale, cybercriminalité, bioéthique, crise climatique, terrorisme, intégrismes, droits des femmes, droits de l’enfant, droits des migrants et réfugiés, droits des minorités, droits LGTBI. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme doit recevoir les moyens de son action. Elle est le joyau du Conseil de l’Europe. La protection qu’elle apporte aux citoyens et l’œuvre jurisprudentielle hardie qu’elle a développée sont d’une valeur inestimable. Il faut sécuriser l’avenir de la Cour et la qualité de ses travaux. Sans doute faut-il aussi oser aborder la question de l’hétérogénéité de niveau entre juges et revoir – pour la protéger – la procédure d’élection par l’Assemblée parlementaire, pour rendre transparent l’appel à candidature dans les Etats membres et publique l’audition des candidats devant la commission sur l’élection des juges. C’est une question de crédibilité à terme de la Cour et d’acceptabilité de la jurisprudence.

La mise en œuvre des arrêts de la Cour requiert un engagement renouvelé. Cette question m’est chère comme ancien rapporteur de l’Assemblée parlementaire. Le processus d’exécution reste bien trop long, excédant parfois une dizaine d’années. Certains obstacles s’expliquent par les ressources financières limitées des Etats concernés ou une situation politique locale. Mais il y a aussi parfois la tentation pour certains Etats membres d’une épreuve de force avec le Comité des Ministres, espérant que l’argument de difficultés sociétales ou d’opposition de l’opinion publique puisse en faire fléchir certains autres, qui n’aimeraient pas que les mêmes questions leur soient posées. La mise en œuvre des arrêts de la Cour ne peut en soi reposer sur une logique prescriptive. Il s’agit dans l’échange avec l’Etat concerné de le conduire à choisir lui-même les mesures nécessaires. Pour cela, il importe de mieux mobiliser l’Assemblée parlementaire, dont le travail sur la mise en œuvre des arrêts reste insuffisamment utilisé par le Comité des Ministres. Au-delà, si la mauvaise volonté de l’Etat partie est avérée, le recours à la procédure d’infraction et à des sanctions doit être envisagé sans hésiter, comme ce fut le cas dans les affaires Mamadov pour l’Azerbaïdjan.

Pour un Traité de coopération avec l’Union européenne

Longtemps, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne se sont ignorés. A tort, car tous deux sont complémentaires et ont vocation à devenir des partenaires privilégiés. Cette situation a évolué avec le Mémorandum de 2007, qu’il faut désormais porter plus loin au regard des enjeux actuels et à venir. Il est urgent de mener à bien l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, qui fera faire à la protection des droits de l’homme en Europe un dernier pas encore nécessaire. Et il faudrait y ajouter aussi l’adhésion de l’Union à la Charte sociale européenne, au bénéfice du système de protection des droits économiques et sociaux. L’essentiel est de partir de l’esprit du rapport Juncker de 2006, de traquer tous les doublons entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, et de positionner le Conseil de l’Europe comme l’organisation de référence sur les droits de l’homme en Europe, en partenariat avec l’Union. C’est d’une nouvelle étape et d’un Traité de coopération en bonne et due forme entre les deux organisations dont il est besoin. Outre l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Charte sociale, ce Traité pourrait aussi envisager les coopérations suivantes le soutien à la consolidation de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme dans les Etats candidats à l’Union européenne, mobilisant aux fins d’évaluation et de conseil les services de la Commissaire aux droits de l’homme et les différents organes de suivi du Conseil de l’Europe, en particulier la Commission de Venise, l’ECRI et le CPT.

Voilà les quelques idées et propositions que j’ai développées le mois passé à l’attention des autorités françaises. Je crois à l’actualité du Conseil de l’Europe, à sa capacité de jouer un rôle essentiel face aux bouleversements de l’Europe et du monde, face à la crise de la démocratie, en réponse aussi aux envies de démocratie participative et de développement du débat public qui s’expriment largement en Europe. Le 4eme sommet des chefs d’Etat et de gouvernement vient pour cela à point nommé. J’espère qu’il aboutira à des décisions solides et claires, donnant à cette magnifique organisation – et aux milliers de personnes dévouées qui y travaillent chaque jour – toute la place qui lui revient au cœur de la construction européenne. Il ne faut pas opposer l’Europe de l’économie et celle des droits, l’Europe de la défense et celle des libertés. Il n’y a qu’une seule Europe et c’est la nôtre. L’Europe sera ce que nous en ferons, nous tous, citoyennes et citoyens. Je ne vais plus à Strasbourg et je regrette ces belles années passées à agir dans l’Hémicycle du Palais de l’Europe. Je n’ai pas abdiqué cependant l’idée de partager des idées et des convictions, celle peut-être de servir à nouveau. Il y a tant à faire ensemble pour l’Europe, la démocratie, la liberté et le droit.

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Raconter notre pays

Il y a très longtemps, à l’âge de l’enfance, j’ai voulu être journaliste. J’y ai songé longtemps, à ce rêve. Il aurait pu devenir réalité. Au sortir de Sciences-Po, j’avais passé et réussi le concours du Centre de Formation des Journalistes à Paris. C’était à l’été 1987. C’est si loin désormais. Je me souviens encore de mon grand oral final dans les locaux du CFJ, rue du Louvre. Le président du jury était l’ancien directeur d’un grand journal parisien. Il m’avait demandé pourquoi je voulais devenir journaliste. Du haut de mes 22 ans, je lui avais répondu que je voulais faire de la télévision. Il avait eu un petit rire, m’expliquant qu’un gars comme moi, avec ses origines provinciales, serait bien mieux à la tête d’une rédaction dans un quotidien local. J’avais accusé le coup, ramené à ma condition, à une forme de plafond de verre dont il m’était dit qu’il serait inconvenant de vouloir le briser. Sans doute avais-je souri en retour, poliment – et tristement aussi – sans que rien de mon trouble ne paraisse cependant dans l’échange. Je fus admis au CFJ, mais je renonçai une petite semaine avant le début de la scolarité. Cette remarque avait introduit le doute dans mon esprit. Je pris le chemin de Bruges et du Collège d’Europe, porte ouverte vers une autre aventure de vie. Et je ne devins jamais journaliste.

Je suis provincial. J’aime la Bretagne, ma région natale. Je l’écris souvent sur ce blog. J’aime aussi aller à la découverte du monde, des gens, de réalités et d’expériences qui ne sont pas les miennes. La curiosité et l’écoute de l’autre sont des valeurs, des traits de caractère, une manière d’être que mes parents m’ont inculquées. Tout cela est resté, au fil de la vie qui avançait. Je l’ai vécu dans le monde de l’entreprise, puis dans la vie publique. J’aime les gens. J’ai besoin de m’arrêter, d’écouter et, au fond, de témoigner. C’est dire les choses, raconter des parcours de vie, des misères et des colères, des joies et de l’espoir aussi. C’est prendre le temps d’écrire, de mettre des mots sur l’émotion, sur ce qui s’est dit ou qui ne s’est pas dit, sur un regard, sur un silence. Je me suis aperçu ces dernières années que ma vocation lointaine de journaliste n’avait jamais totalement disparu. Dans mon activité de conseil, j’ai eu la chance de parcourir des territoires ruraux et de nombreuses petites villes, des coins attachants, mais terriblement perdus et relégués aussi. J’ai touché du doigt une réalité humaine et sociale de notre pays que je ne soupçonnais pas, la France telle qu’elle est, loin de tous les clichés, qu’ils soient ceux de la « start up nation » ou de la débine généralisée. J’en ai été profondément marqué.

Parler de la France n’est pas la raconter. Parler, c’est facile. Raconter, c’est tout autre chose. Bousculé par les crises, les bouleversements économiques, la désindustrialisation, l’évolution de la société et du monde, notre pays est devenu un archipel, difficile à appréhender. Rares sont les livres que j’ai pu lire qui expriment ce que j’ai entendu et ressenti sur ma route ces dernière années. Je ne sais trop pourquoi. A tel point qu’il m’arrive d’avoir envie de tout plaquer pour repartir à l’aventure, retrouver ces échanges simples et libres qui me manquent et qui m’ont tant touché, et écrire à mon tour. Ferais-je mieux ? Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, c’est que nous avons besoin d’une plongée au cœur de notre pays, sans juger, sans conclusion hâtive et encore moins pré-écrite. Il faut prendre le temps, un soir dans un café, un matin sur un marché, dans une kermesse, à la sortie d’une école, en un mot s’immerger. Et le faire en traçant un sillon long et profond. Aucun tableau Excel ne livrera cette réalité-là. Le parisianisme, les certitudes confites, l’indifférence et l’insensibilité prospèrent dans des analyses froides et désincarnées, comme s’il n’existait aucune réalité humaine derrière les mots, comme si l’on pouvait détacher la France des Français et raconter la France sans eux.

Il n’est pas interdit d’avoir des émotions et de les livrer. J’ai traversé des petites villes où tout était à vendre, des commerces aux maisons. Et où le principal objectif des quelques jeunes qui restaient était – pardonnez l’expression – de foutre le camp. Il était question d’usines fermées et de faillites. Dans l’espace rural, le désespoir est celui d’agriculteurs qui ne s’en sortent plus, entre les banques, les coopératives et un travail sans fin. Un regard embué, un témoignage sur ce qui était et qui n’est plus, le sentiment d’abandon, l’oubli des rêves et les petits bonheurs remisés au rang des souvenirs me prennent aux tripes. La fatigue d’une vie, la peur de l’avenir, l’angoisse climatique, les colères trop longtemps refoulées ou la perte de l’espoir se lisent sur un visage ou par les mots employés. Il faut entendre les millions de personnes qui sont convaincues de ne compter pour rien, où qu’elles se trouvent sur l’échelle de la vie. Tout cela tapisse le conflit ouvert par la réforme des retraites aujourd’hui et celui des gilets jaunes hier. Un mouvement social n’est jamais anodin. Il y a des signes qu’il faut vouloir voir. Opposer la foule et le peuple est vain. Et ce n’est pas aux élections qu’il faut penser, mais d’abord et avant tout à notre capacité à faire encore nation demain.

Je crois en la France. Je l’ai écrit sur ce blog l’été passé. La France n’est pas un pays foutu. Mais la France, elle doit aussi être écoutée et entendue. La société française a changé, elle est devenue plus individualiste. Faut-il en prendre acte, s’en accommoder, voire l’encourager ? Je pense que non. L’individualisme est une plaie. Notre pays a besoin de retrouver de la cohésion, du liant, des lieux de rencontre, une vie associative et syndicale renforcée. Il a besoin de corps intermédiaires vibrants et reconnus, d’action publique locale valorisée. Il lui faut de la démocratie participative, de la médiation, de l’engagement, de l’intelligence collective, un dialogue vrai et fécond. La France n’est pas une collection de destins, séparés par la mondialisation, heureuse ou malheureuse selon chacun. Ou par la part de l’effort à accomplir. Raconter notre pays, c’est d’abord le reconnaître, dans ses doutes et ses souffrances, sa générosité et sa capacité de dépassement. Et c’est aussi lui être utile, pour retrouver ce qui nous manque aujourd’hui – l’attention aux autres, à tous les autres – le sens de l’effort pour chacun en fonction de ses moyens et la certitude qu’il existe pour la France un destin commun et que ce destin est pour chacune et chacun d’entre nous.

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En sortir ensemble

Photo: Arthur Le Maignan de Kérangat

Voilà deux mois que la réforme des retraites occupe tout l’espace public en France, sans qu’aucune solution ne se dessine pour sortir de ce qui devient désormais une crise politique et sociale profonde, menaçante pour la cohésion sociale et la paix civile. Les manifestations se multiplient dans le pays, par-delà le vote de la loi à l’Assemblée nationale il y a quelques jours, article 49.3 de la Constitution aidant. De l’opposition initiale à la réforme, le mouvement glisse désormais vers une opposition frontale, débridée, haineuse même, à la personne du Président de la République. Cela doit alerter. Un ressentiment vif et durable est à l’œuvre, dont il faut s’inquiéter pour la société et pour l’économie française. La France ne peut vivre longtemps dans un pareil état de tension. Vue de l’étranger, cette situation est effarante. Il faut en sortir, et en sortir ensemble. Cela commande de rompre avec un double déni : celui, par le gouvernement, du rejet populaire de la réforme et celui, par les forces d’opposition, de la réalité d’un pays endetté et désindustrialisé, dont la préservation du modèle social requiert un surcroit d’effort commun. Tabler sur l’épuisement du mouvement social serait une erreur, attendre le renoncement par le gouvernement à son agenda réformateur le serait tout autant.

J’écris ces lignes en électeur d’Emmanuel Macron. En 2022, j’ai voté pour lui aux deux tours de l’élection présidentielle. Comme je l’avais fait en 2017. Le dépassement politique, je le conçois, dès lors qu’il est le rassemblement utile des volontés. Mon cœur et mon histoire sont à gauche. Ils le restent. Je crois en l’engagement fondateur de la puissance publique. Je sais aussi d’où je viens personnellement et ce que l’Etat social a apporté aux familles modestes, parmi lesquelles la mienne. Ce n’est pas de moins de puissance publique dont nous aurons besoin face aux défis de la France et du monde, c’est de plus. Il faudra en effet dépenser plus car des investissements massifs et nécessaires dans l’éducation, la transition écologique et énergétique, la réindustrialisation, la santé ou la défense le requièrent. Et pour dépenser plus, il faudra travailler plus. Notre dette dépasse les 3000 milliards d’Euros, aller au-delà serait funeste pour notre souveraineté. Taxer encore et encore serait facile, à part qu’on y laisserait aussi toute la récupération économique des années passées. Ni la dette, ni l’impôt ne sont la solution. La solution, c’est le travail et en particulier le relèvement du taux d’emploi des seniors, l’un des plus faibles d’Europe (56% en France, 72% en Allemagne).

La démocratie sociale est un atout

Travailler plus, c’est créer des richesses en plus, et entraîner d’importantes recettes supplémentaires, à prélèvements constants, pour l’action publique et la protection sociale. Il y a tant à faire pour relever le taux d’emploi des seniors, en termes de formation, de cumul emploi-retraite et d’engagements incitatifs à imaginer pour que les entreprises conservent les salariés de plus de 55 ans. Or, qui mieux que les partenaires sociaux identifieront ces solutions à l’issue d’une négociation collective ? C’est leur rôle et leur vocation. S’il est une chose que je regrette depuis 2017, c’est l’effacement de la politique contractuelle et du dialogue social. Se défier des syndicats et des organisations professionnelles dans le débat national est une erreur. La démocratie sociale n’est pas un boulet, elle est un atout. C’est avec la CFDT qu’il aurait fallu faire la réforme des retraites, pas sans elle, et encore moins contre elle. Il y a dans l’imaginaire français un idéal du temps libéré, hérité de luttes glorieuses, qui appartiennent à notre récit national et qu’il faut respecter. Il s’y trouve aussi une passion de l’égalité et de la justice, qu’il faut se garder de moquer ou de brocarder. La retraite est vécue comme une libération, un droit au repos après une vie de travail, parfois difficile et surtout au bout. C’est ainsi.

Oui, il faut une réforme des retraites et il faut qu’une majorité des Français s’approprient cette réforme. Nous n’y sommes pas. La réforme doit être vécue comme un progrès. Celle, avortée, de 2019 aurait pu l’être avec le régime universel à points, sans relèvement de l’âge légal, assortie d’une règle d’or d’équilibre financier. Elle portait en elle une réelle dimension de justice, mettant fin à tous les régimes spéciaux. Elle aurait pu être couplée avec une accélération de l’application de la loi Touraine, augmentant le nombre nécessaire de trimestres cotisés pour bénéficier d’une retraite à taux plein, sans pour autant relever l’âge légal. Car le relèvement de l’âge légal pénalise les Françaises et Français qui ont commencé à travailler tôt et que la vie professionnelle a abimé davantage, celles et ceux qui ont des carrières hachées et en particulier les femmes. L’idée d’introduire une part de capitalisation en appui à la répartition aurait pu être explorée aussi, avec des fonds de pension collectifs à l’instar de ce qu’était à l’origine le Fonds de réserve pour les retraites. Je regrette que la part d’imagination du projet de 2019 ait été abandonnée, et avec elle la fenêtre d’opportunité sociale qu’il ouvrait, au profit d’un changement uniquement paramétrique autour du relèvement de l’âge légal à 64 ans.

Elargir la réforme et préparer l’avenir

La France Insoumise et ses alliés de la NUPES défendent un projet de retraite à 60 ans, avec retour de la durée de cotisation à 40 ans au lieu de 43 ans. C’est rigoureusement infinançable et démagogique. Quant au Rassemblement national, il s’efforce de laisser croire que tout deviendra possible lorsque les étrangers auront été mis dehors. On ne se refait pas, même si Jean-Marie Le Pen a pris sa retraite (à 90 ans…). Aucune alternative crédible n’existe ni n’est même recherchée par les oppositions. A bien les écouter, il faudrait juste ne rien changer du tout. Or, le statu quo ne peut pas être une option, pas davantage que ne l’est la mobilisation des ressources de la Constitution pour emporter une décision improbable dans un contexte de majorité relative. Car échapper à la censure est une victoire avec un goût de cendre : elle ne prépare pas l’avenir. Le tissu social est déchiré, la dynamique politique n’est plus là. Faut-il mettre à l’arrêt le quinquennat, alors que les défis et les menaces pour la France, l’Europe et le monde se multiplient ? Attendre la décision du Conseil constitutionnel dans un mois, un hypothétique référendum d’initiative populaire dans un an ? Je pense profondément que non.

Il est urgent de prendre acte de l’impasse actuelle et de ses périls pour notre pays. Surseoir à la promulgation de la loi serait sans doute le plus utile pour élargir la réforme et y rajouter les éléments de justice et d’acceptabilité sociale qui lui font défaut, en retrouvant l’inspiration du projet de 2019. Et explorer, avec les partenaires sociaux, la voie alternative de l’accélération de la loi Touraine. Pour cela, un changement de méthode est nécessaire. Cette législature se jouera jusqu’en 2027 sur des majorités d’idées, à défaut de majorité absolue. On ne peut lui appliquer les logiques classiques de la Vème République et une verticalité qui isole. Il ne sert à rien d’invoquer le souvenir de Michel Rocard et de ses multiples 49.3 entre 1988 et 1991. La réalité de l’époque, y compris de la majorité relative, était bien différente de celle d’aujourd’hui. Il ne manquait qu’une quinzaine de voix à Michel Rocard à l’Assemblée nationale, il en manque plus de quarante à Elisabeth Borne. Par contre, c’est de la méthode de Michel Rocard dont il serait heureux de se souvenir : la recherche du compromis et de la justice, la rencontre féconde de la démocratie parlementaire et de la démocratie sociale, le partage de la valeur. Je n’oublie pas que l’aventure politique du macronisme est née de ces idées-là. Et je les crois plus que jamais actuelles.

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Lettre d’Amérique

Saint Augustine Beach (Floride), 22 février

Il y a quelques jours, j’ai retrouvé l’Amérique. Ma dernière visite remontait à octobre 2013, dans le cadre d’une mission parlementaire aux Nations Unies. Je n’avais pas quitté Manhattan et le temps d’un road trip pour quelques jours ou même quelques heures m’avait manqué. Toutes ces années d’après sans un voyage aux Etats-Unis furent longues. J’aime profondément l’Amérique, ses paysages, sa grandeur, sa démesure aussi. Et j’aime les Américains. Je voulais revenir depuis bien longtemps. J’ai eu la chance de vivre en Californie au sortir de mes années étudiantes. Ce séjour à la dure, juste et vrai, a marqué ma vie. Il fut initiatique et pionnier pour le jeune adulte que j’étais. Je l’ai raconté sur ce blog. Je sais ce que je dois à l’Amérique : une émancipation, une découverte, la foi en la liberté. Il en reste une reconnaissance sincère et une émotion qui ne me quitte jamais. L’histoire américaine, la société américaine, la littérature et le cinéma américain me passionnent. Je me souviens, au retour de ma vie californienne, d’avoir été le grand témoin d’un petit festival du film américain à Quimper, ma ville natale, avec notamment à l’affiche Thelma and Louise et Roger and Me. J’introduisais les films avant la projection, improvisant sur les Etats-Unis, partageant avec bonheur anecdotes et souvenirs.

Depuis lors, je suis devenu papa. A mes enfants, je parlais parfois de l’Amérique, leur racontant ce bout de vie qui fut le mien sur la côte ouest et caressant le rêve de pouvoir un jour les y emmener. Je ne savais pas vraiment quand ce serait. Pas trop tôt sans doute, pour qu’ils aient assez grandi pour comprendre la valeur d’une telle aventure, pour eux et pour nous. Ce moment a fini par venir. A l’initiative de mon amie Amie Kreppel, Jean-Monnet Chair, professeure de science politique et directrice du Center for European Studies à l’Université de Floride, j’ai été invité à venir enseigner à Gainesville sur la procédure législative européenne et les mécanismes d’influence. Je me suis dit aussi que ce devrait être l’occasion, non seulement de retrouver enfin l’Amérique, mais d’y venir en famille. J’ai mis tous mes speaking fees dans les billets d’avion. Nous avons bouclé les valises et décollé pour l’aventure il y a bientôt une semaine. Nous resterons en Floride jusqu’à la fin du mois. Une belle maison nous attendait et une grande auto aussi. Entre mes cours, nous explorons frénétiquement les deux côtes et les réserves naturelles. Je souris en regardant mes enfants, à qui tout apparaît tellement grand : les routes, les voitures, les camions, les maisons, les lits, les frigos. Comme pour moi il y a plus de 30 ans.

Loin de Bruxelles, je parle chaque jour d’Europe aux étudiants. Croire en l’Europe, en son projet, en son acquis, en son avenir aussi, voilà ce que j’essaie de transmettre. Je suis arrivé à une étape de ma vie où la transmission et le partage sont autant un plaisir qu’un besoin. La rigueur académique et des étudiants passionnés font le reste. A Gainesville, dans ma salle de cours, l’Europe est peut-être lointaine par la géographie, mais elle est dans les cœurs. Hier soir, accroché à mon pupitre, j’ai planché 3 heures sur la législation secondaire dans l’Union européenne. Je guettais les moindres signes de fatigue dans l’auditoire. C’était le test. Le sujet n’était ni simple, ni particulièrement drôle ou sexy, mais pour parler d’influence, il fallait bien en passer par là. Personne n’a piqué du nez. Mes étudiants ont tenu le choc. Je dois avoir réussi leur examen, je crois. Demain, je présenterai les mécanismes européens de transparence en matière de lobbying, puis je me joindrai à un débat sur la politique africaine en compagnie de plusieurs professeurs de l’Université de Floride. Je prends plaisir à tous ces échanges. Je ne fais pas qu’enseigner, j’apprends aussi beaucoup. Transmettre, c’est accepter et même espérer découvrir en retour des champs de connaissance inattendus.

Je me suis présenté au cours ce soir avec un sérieux coup de soleil et çà n’est pas passé inaperçu. J’avais emmené la famille le matin sur la plage de Saint Augustine et je ne me souvenais plus que la crème solaire devait être de rigueur face à l’Atlantique, même en février. Lourd oubli. Hier devant le Golfe du Mexique et sous les yeux de quelques pélicans très peu farouches, j’avais déjà laissé de côté une bonne partie de la pâleur hivernale bruxelloise. La Floride que je retrouve me plaît bien. Je sais aussi qu’elle n’est pas Main Street USA. Il y a sans doute plusieurs Amériques, qu’il me faudra redécouvrir aussi. Tant a changé. Devant mes étudiants, je soulignais ce soir combien l’Union européenne de l’après-Covid et de la paix menacée n’est plus celle d’il y a 30 ans. C’est tellement vrai pour l’Amérique aussi. Je dois continuer de retrouver les Etats-Unis, de m’y ressourcer par-delà cette chouette expérience à Gainesville, apprendre encore et toujours. Il m’arrive au fond de rêver que cette itinérance, ce partage puisse être l’étape d’après, de temps en temps, et chaque année peut-être. Il y aura toujours une grande auto à conduire, des valises pleines de cours et de livres, et des enfants joyeux sur la banquette arrière, un peu plus grands sûrement, mais prêts pour la suite de l’aventure.

Notre maison à Gainesville

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