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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

L’esprit de Bruges, l’esprit d’une vie

Il est 2 heures et je marche dans Bruges. La nuit est noire. Elle est froide aussi. Difficile d’imaginer que nous sommes le 2 juin. Je viens de quitter la fête des 35 ans de ma promotion au Collège d’Europe. Nous étions une soixantaine, un peu blanchis, un peu dégarnis parfois aussi, mais tellement heureux de nous retrouver. Ces rues que je parcours maintenant sur le chemin de l’hôtel étaient les nôtres. Elles nous appartenaient, loin des touristes, dans ces mois ventés d’automne et d’hiver, sous les nuages et un peu de pluie. Nous les arpentions à vélo, à pied, avec nos livres, nos cahiers, nos rêves, nos bonheurs de jeunesse. J’ai encore en tête la musique de la fête. Je n’ai pas envie de rentrer trop vite. Je veux ressentir Bruges, comme je l’ai fait, comme nous l’avons fait il y a si longtemps. Les canaux, les croisements, les maisons sont autant de bouts de notre histoire, celle d’une aventure commencée un jour de septembre 1988, achevée un jour de juin 1989. Nous étions jeunes, nous venions de loin, de bien des coins d’Europe, d’une Europe encore divisée par un rideau de fer. Nous ne nous connaissions pas. Nous avions tout à construire, des vies, des idéaux, des parcours, des amitiés et souvent davantage. C’était un temps béni, un moment dont nous comprendrions peu à peu qu’il marquerait à jamais nos destins.

Le Collège d’Europe a changé ma vie. J’étais un jeune Breton, venu de Quimper. J’avais envie d’Europe. Sans doute la comprenais-je par l’histoire et par les livres, mais je la connaissais finalement si peu encore. L’Europe se vit, se palpe, se ressent. J’avais tant à apprendre. Je me souviens de ma première nuit, dans un petit hôtel de la Cordoeaniersstraat, la veille de rejoindre notre résidence d’étudiants. J’étais enthousiaste, pressé de découvrir les arcanes de l’Europe, un peu fébrile aussi. Etait-ce une bonne idée d’avoir voulu étudier à Bruges ? N’aurais-je pas dû rester à Paris, préparer l’ENA, suivre un chemin tracé ? La vérité est qu’un immense besoin de liberté me taraudait et m’avait longtemps fait rêver du Collège d’Europe. J’y étais enfin. Je voulais sortir des cadres, des parcours convenus. Je voulais vivre intensément. Cette liberté-là, je ne l’ai jamais regrettée. J’ai aimé chaque jour, chaque soir, chaque nuit à Bruges. J’ai avalé des milliers de pages de cours et de livres, fasciné par nos professeurs, leur bienveillance et leur érudition. Et je me suis fait des amis pour la vie. Bruges, c’était cette excellence académique, cette émulation heureuse et joyeuse, ces moments passés à échanger à l’infini, à se découvrir, à se comprendre. Dans les bonheurs, dans les passions, dans les peines, il y avait une force unique.

Nos vies professionnelles étaient à venir. Elles sont désormais presque achevées. Le temps a passé, enfilant inexorablement les décennies. C’est allé vite. Je trouve parfois que c’est vertigineux. Dans la nuit froide de ce 2 juin, je repense aux discussions endiablées et drôles de la soirée, à nos parcours respectifs, aux nouvelles échangées des uns et des autres, à nos enfants devenus grands, aux chagrins, évoqués à demi-mots, de voir partir nos parents, parce qu’ainsi va le balancier de la vie. Nous avons repris les discussions là où nous les avions laissées. Et si on se retrouvait plus souvent, et pas seulement pour les 35 ans, les 40 ans, les 50 ans… Et si le temps de la retraite qui vient n’était pas celui d’une nouvelle liberté, celle de voyager et d’explorer ensemble les idées et le monde, celle d’une nouvelle étape ? Rire ensemble, réfléchir ensemble, construire ensemble, tout cela, nous pouvons sûrement le faire. Le temps nous a apporté l’expérience. Jeunes, c’est dans la tête que nous le restons. Il y avait les juristes, les économistes, les administrativistes. Il y a désormais les militants divers et joyeux de l’Europe par la preuve, dont les années n’ont pas éteint l’enthousiasme, l’envie d’imaginer et d’entreprendre. Nous appelions cela l’esprit de Bruges. C’était l’esprit de nos 20 ans et il ne nous a pas quittés.

Je m’arrête sur les ponts, scrutant l’eau noire et immobile des canaux, repensant au roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. La lecture de ce livre m’avait fasciné il y a 35 ans et sa fin m’avait désespéré. Bruges porte sans doute à la mélancolie, sûrement même. J’ai la nostalgie de notre jeunesse lointaine, mais je pense aussi que le meilleur est à venir et que c’est désormais le temps d’après. Je regarde les drapeaux, les statues, les étroites et hautes maisons flamandes, le nez en l’air, avec reconnaissance et affection. Les clochers de Bruges sont autant de flèches tournées vers le ciel. Il y a une belle part d’espérance sur ces places et dans ces rues que je ne peux me résoudre à quitter. Sur le Markt, les baraques à frites n’ont pas encore fermé. Ça sent la graisse de bœuf et la bonne bière. Quelques fêtards retardent la fin de la nuit. Je les observe avec tendresse. Je les envie sans doute un peu. Je me souviens des fois où nous étions comme eux, étudiants hilares et peut-être bruyants sur le chemin de nos résidences. C’était cela, le Collège d’Europe, une rencontre merveilleuse et pour toujours, un lien passionné à une ville unique qui nous rappelle ce qu’est l’Europe et d’où elle vient. J’arrive près du Théâtre, face à mon hôtel. La marche s’arrête là, mais l’histoire, elle, continue. Et c’est à nous d’en écrire la suite.

A la mémoire de Shoubi, de Lucien, de Thomas et des amis qui nous manquent tant et dont le souvenir demeure.

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Il y a des jours comme cela

J’ai achevé hier une semaine de travail marquée par des déplacements à Paris, Madrid, Chambéry et de nouveau Paris. C’était une sorte de « road-rail-sky trip » de réunions passionnantes dont je me réjouissais et qui s’est à la pratique transformé en une redoutable odyssée. A Madrid, mon chauffeur de taxi s’est égaré dans les plus grandes largeurs à la sortie de l’aéroport de Barajas et m’a déposé longtemps après minuit à mon hôtel. A Lyon, mon vol très en retard m’a contraint à une marche aussi nocturne qu’humide à la recherche incertaine d’une voiture de location sur un parking lointain, avant une arrivée en Savoie autour de 4 heures du matin pour une réunion débutant à 9 heures. Quittant Chambéry hier, ma voiture a eu le bonheur de rouler sur un clou, substituant un dépannage rock and roll le long de la voie rapide, puis le passage prolongé par un entrepôt de pneus à la réunion ministérielle parisienne préparée de longue date. Je pensais alors en avoir fini de la semaine et des galères quand, montant enfin dans le train pour Bruxelles avec une tête de cocker fatigué et le week-end à l’esprit, je me suis aperçu que ma valise n’avait plus de roues… Il y a des jours, ou en l’occurrence des semaines, comme cela.

Mieux vaut en rire. C’est d’ailleurs ce que les témoins de mes aventures successives des jours passés ont fait et je ne leur en veux pas. La malchance entraîne en général un haut degré d’hilarité. Mon fils Marcos a coutume de dire affectueusement que « Papa a des misères ». Le récit de la semaine ne l’a pas démenti. Là est en effet la vérité : je suis poursuivi par une certaine poisse et, oserais-je ajouter, depuis longtemps. Je fais partie des fidèles abonnés à la scoumoune. Un jour, soucieux de me documenter sur la poisse et ses mécanismes, j’avais lu un article très sérieux publié sur le site de Doctissimo, comme si la poisse était pathologique et requérait une prompte consultation. Je n’en suis pas là, Dieu merci. La poisse est une combinaison de malchance et de distraction. Contre la malchance, on ne peut malheureusement rien. Contre la distraction, si, et j’essaie de m’y employer. Je me vois encore courir dans la rue à Paris il y a une quinzaine d’années derrière le taxi que je venais de quitter et qui filait avec dans son coffre le bagage que j’avais oublié de prendre. Ou ranger, un jour de hâte, les clés de mon appartement dans une valise avant le check in à Boston et arriver à Bruxelles sans la valise. On apprend de ses errements et certains souvenirs cuisants conduisent à une saine vigilance.

La poisse est-elle contagieuse ? Assurément non. Je me souviens cependant, à l’issue d’une année ponctuées de quelques mésaventures cocasses, de collègues de travail vérifiant discrètement que je ne voyagerais pas dans le même avion qu’eux. C’est terrible comme une réputation se construit vite. Volant un soir de Floride vers Chicago, j’avais reçu une valise sur la tête, tombée du overhead bin à la faveur de turbulences au-dessus du Mississipi, puis mes bagages avaient été perdus. Cela s’était su. Quelques semaines après, le four de l’avion de Virgin Express que nous empruntions pour nous rendre à Londres avait pris feu avec les croissants du petit-déjeuner. L’avion avait été immobilisé en bout de piste, toutes portes ouvertes, entouré de camions de pompiers. Comme j’étais celui qui avait convaincu l’équipe de voler « cheap », des regards mi-amusés, mi-inquiets s’étaient tournés vers moi. « Tu vas nous porter la poisse encore longtemps ? », avais-je entendu. La malchance n’est pas rationnelle. Le soir où je reçus les clés de mon premier appartement, la chaudière brûla. Il y a quelques années, en voyage officiel de l’Assemblée nationale, toutes les valises de la délégation étaient arrivées à Berlin, sauf la mienne. J’avais fini au petit matin dans un stock américain, n’y trouvant en janvier que de fines chemisettes de taille XXL.

Je ne suis pas Pierre Richard dans La Chèvre, mais les ressorts de la malchance à l’œuvre dans le scénario avaient résonné en moi, question d’expérience. Et la copine avec qui j’avais été voir le film au cinéma à Quimper, au temps lointain de notre adolescence, avait pris la porte de la salle dans la figure en sortant. Du coup, je me sentais moins seul. Nous en rions encore… Mon fils me dit qu’on ne s’ennuie pas avec les gens qui ont « des misères ». C’est au moins cela. La vie n’est pas monotone avec nous. Les gens qui ont la poisse sont sympas, mais si, mais si. Pour résumer, il faut en rire, y compris (et surtout) de soi-même, et faire un peu attention quand même. Se marrer aide à relativiser les moments de galère. Hier matin, avec mon pneu crevé, je n’ai pu réprimer un sourire fataliste, seul dans ma voiture de location, au bord de la voie rapide de Chambéry, dans le style « mais qu’ai-je bien fait cette semaine pour mériter cela » ? Je me suis souvenu aussi d’un fou rire, il y a longtemps, avec une amie qui s’était endormie dans les toilettes du restaurant où se déroulait la fête de Noël de son organisation. Lorsqu’elle s’était réveillée, la fête était finie et le restaurant avait fermé. On s’était dit alors qu’on était deux, et certainement tellement plus, et que la poisse, la scoumoune, « les misères » font partie du sel de la vie.

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Le bar de Pepe

J’étais hier à Madrid. Mes réunions achevées, je suis allé au bar de Pepe. Des bars de Pepe, il y en a certainement des tas en Espagne. Mais le bar de Pepe où je voulais me rendre est unique car il est celui de la série Entrevias, une valeur sûre d’Antena 3, puis de Netflix. Le bar La Muralla – c’est son nom – existe-t-il dans la vraie vie ? Oui, mais pas dans le quartier d’Entrevias. A Villaverde. Je suis allé y boire mon café solo. Il y a quelques mois, durant l’hiver, j’ai choisi un soir de regarder le premier épisode de la première saison d’Entrevias. Cela faisait un petit temps que j’en voyais l’accroche. Elle ne m’attirait pas à prime abord. Il était question d’un sexagénaire plutôt raide et réac, quincailler et ancien soldat de la guerre en Bosnie, se lançant aux trousses d’un gang menaçant sa petite-fille. J’ai fini cependant par cliquer et je dois reconnaître qu’il m’a fallu quelques épisodes pour entrer dans la série. Les histoires de gangs et de drogue ne me passionnent guère. Les premiers épisodes étaient sombres, durs, sans espoir. J’ai même failli lâcher. Le grand-père, Tirso, devait sourire une fois tous les 10 ans. Et la petite-fille, Irene, adoptée en Asie par ses parents, puis délaissée par eux, semblait porter sur ses épaules toutes les misères d’une famille déstructurée et la violence de son quartier.

Au cœur de la série et au centre de l’intrigue, il y avait surtout un bar, tenu par Pepe, le meilleur ami de Tirso. Le bar La Muralla n’a rien d’extraordinaire. C’est juste un petit bar de quartier, qui vit aussi difficilement que ses clients. C’est au bar que beaucoup se dit et souvent se joue. Les personnages s’y découvrent dans leur complexité et leurs contradictions, dans leur sincérité aussi et tout au bout dans leur humanité. C’est par le bar de Pepe que j’ai fini par prendre pied dans Entrevias. Je connais assez l’Espagne et la société espagnole pour imaginer ce qui entourait le bar, au sens propre comme figuré, à commencer par l’authenticité. Et peu à peu, Entrevias est devenu deux ou trois fois par semaine, lorsque tout le monde dormait à Bruxelles, mon rendez-vous avec une histoire, des personnages et un quartier. J’ai laissé le scénario m’emporter, celui de la première saison, certainement la plus forte et la plus vraie, et celui des deux autres saisons aussi. La force d’un scénario n’apparaît pas dans les premiers moments, elle s’impose petit à petit. Le jeu des acteurs y donne corps remarquablement. J’ai admiré Jose Coronado, l’interprète de Tirso, et Nona Sobo, la jeune interprète d’Irene. Il y avait la dureté de l’un, la souffrance de l’autre, l’alchimie totalement improbable et pourtant à venir entre eux deux.

Je ne suis pas un groupie des séries. Comme beaucoup de gens, ce sont les longues soirées de confinement en 2020 qui me les ont fait vraiment découvrir. J’étais plus un spectateur de films et, au fond, je le reste toujours. Cependant, je me suis pris parfois au jeu d’intrigues et d’histoires déclinées avec talent sous plusieurs géographies européennes. J’avais adoré La Casa de Papel et je crois bien au vu de son succès mondial que je n’ai pas été le seul. Je me suis attaché également à des séries finlandaises, danoises, flamandes, wallonnes, allemandes, polonaises ou luxembourgeoises. Aucune ne ressemblait à l’autre. Toutes avaient malgré tout un ancrage dans une région, une ville ou une société. Une série ne flotte pas dans l’espace, hors du temps ou hors d’un lieu. Elle a besoin de liens et de racines. Les personnages ne peuvent être improbables. Ils ne peuvent non plus changer, encore moins disparaître. Sans doute est-ce pour cela que j’ai aimé Entrevias. Aucun personnage n’est inutile. Pepe, avec son bar, n’est pas une figure seconde, il est très profondément dans l’histoire. Je me suis souvent demandé comment les scénaristes avaient trouvé la ressource et les idées pour poursuivre l’aventure, sans jamais se perdre, ni perdre l’unité de leurs personnages. Ce n’est pas simple.

Je n’avais pas aimé la fin de La Casa de Papel, comme si, faute d’idées après l’immense succès initial, il fallait faire disparaître les héros. Une série doit savoir s’achever sans s’abîmer, comme elle était venue, avant la saison de trop. C’est ainsi qu’elle devient une référence, qu’on aimera plus tard la revisiter. Ce sera, je l’espère, le cas pour Entrevias, dont le tournage de la quatrième et dernière saison a pris fin en début d’année. Elle sera bientôt sur les écrans. Au bar de Pepe, il n’y avait plus aucune trace du tournage, comme si rien, jamais, n’avait eu lieu. Et pourtant… J’aurais bien aimé trouver Pepe de l’autre côté du comptoir, voir entrer Tirso, son amie Gladys, son compère Sanchis, le policier Ezequiel et puis bien sûr Irene. J’aurais sûrement causé avec eux. Le plus étrange était que tout m’était familier : l’endroit, la salle, la cuisine, les tables, les toilettes et peut-être même la carte des tapas. Comme les rues environnantes et la devanture de la quincaillerie de Tirso. Je n’étais jamais venu et je connaissais pourtant tout, comme si durant des mois, j’avais arpenté ces rues à distance. Je ne devais sûrement pas être le premier curieux à vernir jusqu’au bar de Pepe. En entendant l’adresse, le chauffeur de taxi avait eu pour moi un sourire entendu.

Au Groupe Ouest, le laboratoire européen du coaching en scénarios, dont je suis administrateur dans le Finistère, le soutien au monde des séries a fait son chemin et c’est bien. Il ne s’agit pas d’une concurrence pour le cinéma. Ces mondes ne sont pas les mêmes. L’un et l’autre sont nécessaires, l’un et l’autre donnent à rêver, l’un et l’autre ont surtout besoin de faire émerger de nouveaux et jeunes talents. Il y a un imaginaire à révéler et encourager toujours davantage. La diversité des récits est ce qui fait la force de l’Europe, ce qui la distingue aussi. Il y a un nombre incroyable de manières différentes de raconter une histoire, de la rythmer, de la faire vivre, d’y mettre des émotions, loin de toute uniformité, de happy endings prévisibles et de recettes usées jusqu’à l’ennui. J’ai aimé Entrevias parce que rien dans l’intrigue n’était simple et même totalement maîtrisé, qu’il était question de racisme, de violence, de préjugés, d’abandon, de coming out, de dépression ou de couardise, mais aussi de hauteur d’âme, de dépassement, de sursaut, de rédemption, de courage et de vérité. Cela valait bien ce petit détour avant de rejoindre l’aéroport de Madrid, une heure loin de tout, assis silencieusement dans le bar de Pepe, curieux et admiratif, reconnaissant aussi, heureux tout simplement.

Le comptoir du bar La Muralla
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Amar Portugal

Disque de la chanson Grândola, Vila Morena, dont la diffusion à la radio aux premières heures du 25 avril 1974 donnera le signal du début de la révolution

Il y a 50 ans ce 25 avril 1974, le Portugal prenait le chemin de la démocratie et de la liberté après plus de 40 années de dictature. Des militaires, par rejet des guerres coloniales, menèrent un coup d’Etat, non pour substituer un régime autoritaire au conservatisme moral du salazarisme finissant, mais au nom d’un idéal démocratique, en phase avec l’espoir de liberté du peuple portugais. Du 25 avril 1974, il reste une fleur rouge, arborée à leur boutonnière et glissée dans le canon de leur fusil par les soldats, et une révolution, que l’histoire du monde connaitra comme la révolution des Œillets. Cette révolution a profondément changé le Portugal. Elle fut aussi, plus largement, un moment particulier et fort de l’histoire de notre continent, ouvrant la voie à la démocratisation du sud de l’Europe, à la fin du franquisme en Espagne, à la chute des Colonels en Grèce, puis à l’entrée des trois pays dans la Communauté européenne une décennie plus tard. Le temps a filé depuis 1974. Sans doute se souvient-on, à raison et avec émotion, de la liberté recouvrée par le peuple portugais, un peu moins de l’agitation qui fit courir au pays le risque réel d’un régime communiste et d’une autre dictature avant que ne s’impose la démocratie libérale par le vote en 1976 de la Constitution.

J’avais alors 9 ans et notre télévision était en noir et blanc. J’ai en mémoire des images de la révolution portugaise. Je ne sais si l’on y voyait les œillets, mais ils n’étaient d’évidence pas encore rouges pour nous. Dans les rues de Quimper aussi, il y avait des affiches, des réunions, une forme d’effervescence. Je crois bien que la révolution au Portugal rencontrait l’imaginaire d’une large part de la gauche française, qui passerait tout près de conquérir le pouvoir quelques jours après le 25 avril 1974. Mario Soares, le leader socialiste portugais, avait enseigné quelques années à Rennes. Tout cela tapissait, je crois, l’attention de l’époque. Il y avait en France – et il y a toujours – une grande communauté portugaise. Au bout de la Bretagne et dans l’innocence de ma jeunesse, bien loin de toute fièvre révolutionnaire, ma connaissance du Portugal se limitait alors aux aventures télévisées du poney Poly (Poly au Portugal, le joli feuilleton de Cécile Aubry) et à un beau livre que m’avait offert mon instituteur sur les pêcheurs de Nazaré. Je situais le Portugal sur la carte de l’Europe. Je n’imaginais pas qu’un jour, devenu grand, je m’y rendrais, puis que j’y reviendrais, que j’en apprendrais la langue, que je m’imprégnerais passionnément de ce pays, de sa société, de ses arts, de ses paysages.

J’aime profondément, sincèrement le Portugal. Si l’on vivait plusieurs vies, je voudrais avoir une vie portugaise. Il y a des moments dans une existence qui sont comme des révélations et le Portugal en a été une pour moi. C’est le travail qui me mena un jour à Porto, puis à Lisbonne. Je ne sais si c’est la mer, les campagnes, le récit des découvertes ou tout simplement les gens qui me firent aimer dans l’instant le Portugal, m’y sentir bien, m’y sentir même chez moi. C’est sans doute tout cela à la fois. Je n’avais jamais ressenti un pareil appel. Des projets avec un ami avocat me conduisaient régulièrement à Lisbonne, de belles histoires aussi. Il me tardait de prendre l’avion, de sauter dans une petite voiture, d’explorer, de découvrir, de parler. Mes amis portugais étaient des guides intarissables. Je courais chaque année le semi-marathon de Lisbonne, puis je m’en allais à pied, longeant l’océan de Cascais à Guincho et retour afin de boucler un plein marathon. A Bruxelles, je passais sans coup férir mes examens de portugais et ma professeure m’encourageait, glissant dans mon digne apprentissage de la langue de Camões quelques expressions populaires et fleuries qui susciteraient la surprise, puis l’hilarité générale. Plus tard, c’est en portugais que je m’adresserais à l’Assemblée de la République.

Les collines et les plaines de l’Alentejo me conquirent et un village en particulier : Monsaraz. Longtemps, j’y suis retourné chaque année, seul. Je roulais depuis Lisbonne, je le voyais venir de loin, sur un piton rocheux, dans la lumière de fin du jour. Je savourais ce moment, comme des retrouvailles. Je restais un jour ou deux , marchant dans les ruelles et la campagne alentour. Il y avait à Monsaraz une force, une beauté, une authenticité qui me bouleversaient. De Monsaraz, on voyait l’Espagne, de Marvao aussi. Je roulais au gré des petites routes, une carte, un petit calepin et un appareil photo à proximité. L’été de l’an 2000, je fis le tour du Portugal en décapotable, de l’Alentejo au Minho, entre terre et mer, rivières et fleuves, terminant mon périple grillé comme une sardine, tellement heureux que j’en avais oublié le soleil. Je revois les azulejos de la gare de Pinhao, les vieilles anglaises sirotant leur porto au bord du Douro, la nuit passée dans la tour de la pousada de Obidos. Dans mes bagages, il y avait quelques livres de Lobo Antunes, à lire le soir dans la Serra da Estrela et plus tard sur la Costa Vicentina. Je suivais le foot, la cuisine et la politique portugaise. Je me retrouvais un jour en tête à tête à la mairie de Lisbonne avec le maire Joao Soares, à qui je livrais un petit cadeau de ma professeure.

En 2001 sortit un film intitulé Capitães de Abril, avec et par Maria de Medeiros. Avec ma professeure et quelques autres étudiants de portugais, nous nous donnâmes rendez-vous dans un vieux cinéma de Bruxelles qui le projetait. Ce film avait une part d’humanité bouleversante. Il racontait la révolution des Œillets sous un jour intime. Il me prit aux tripes. Dans l’obscurité de la salle, notre professeure pleurait doucement. J’avais appris à la connaître suffisamment pour tenter de comprendre. « C’est mon histoire », me répondit-elle, « l’histoire de tant d’entre nous aussi ». Cette phrase disait tout sur une époque, sur une génération, sur ses passions et ses rêves, et aussi sur le mélange si attachant de mélancolie, de nostalgie et d’espoir au cœur de l’âme portugaise que l’on nomme saudade. Le Portugal a ce charme particulier, simple et doux, qui défie le temps et les époques, parce qu’il y a le récit, parce qu’il y a la sincérité et l’humanité des gens. C’est une chance pour moi d’avoir pu découvrir et ressentir ainsi le Portugal par les hasards de la vie et de rencontres merveilleuses. Ce 25 avril 2024, j’ai eu envie de l’écrire et le partager. Il me tarde désormais de remonter dans un avion ou peut-être même un train de nuit pour Lisbonne, comme dans le roman éponyme de Pascal Mercier, para voltar a Portugal.  

A Graça, à Rita, à Jose Luis, à Ricardo, qui m’ont fait aimer leur pays.  Et à Maria Regina Marta, qui m’en a appris la langue, jusqu’à me faire chanter un soir le fado…

Monsaraz
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