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Mois : mars 2024

Quelques lueurs d’aéroport

Aéroport de Grenade-Jaen, Espagne, janvier 2024

Il y a deux semaines, j’ai accompagné mon fils de 12 ans pour une expérience à laquelle il rêvait depuis des mois : découvrir le pilotage d’un avion dans un simulateur de vol. C’était son cadeau d’anniversaire. Il était tellement heureux. Mon fils aime voler. Il aime le monde des avions, la liberté au-dessus des nuages, l’attention aux passagers. D’où lui vient cette passion ? Sans doute des voyages que nous avons effectués depuis la Belgique, où il est né et où nous vivons, vers notre famille espagnole et les grands-parents, en Galice et en Andalousie. L’avion a toujours eu pour lui un goût de bonheur parce qu’il annonce les vacances et les retrouvailles familiales. Il m’a expliqué qu’il aimerait être pilote de ligne. Je lui souhaite d’aller au bout de son rêve. Lorsque j’avais son âge, il y avait à la télévision une petite série, on appelait cela alors un feuilleton, qui s’appelait Les Faucheurs de marguerites. Cette série racontait les premiers moments de l’aviation par l’aventure et les espoirs de quelques jeunes héros. Je la lui ai racontée. Pour moi qui ne prenais jamais l’avion, suivre ce feuilleton fut vraiment fascinant. J’ai expliqué à Marcos que je ne suis monté dans un avion pour la première fois qu’à l’âge de 20 ans. L’époque n’était pas la même et ma vie n’était pas non plus comme la sienne.

Il est important de rêver, de pousser loin les limites de l’imaginaire, de vivre une vocation, de la réaliser. Aujourd’hui, voler n’a plus la même aura. C’est même mal vu. Je me souviens de la phrase de la maire de Poitiers, Léonore Moncond’huy, selon laquelle « l’avion ne doit plus faire partie des rêves d’enfants aujourd’hui ». C’était en 2021. Cette phrase m’avait choqué tant elle était empreinte d’une leçon de morale assénée sans la moindre nuance à des petits à qui il était enjoint de ne plus rêver. Demain pourtant, il y aura encore des avions. Personne n’ignore l’obligation de décarbonation qui s’impose à nous. J’ai suffisamment travaillé le sujet climatique ces dernières années pour le savoir et j’en parle souvent avec mes enfants. Ils sont conscients des limites de notre planète, de ce qu’il faut changer pour la sauver, et que cela passe notamment par la réduction de l’empreinte écologique de l’aviation. Mais cela ne veut pas dire proscrire l’avion, pointer du doigt celles et ceux qui l’empruntent, celles et ceux qui s’y consacrent professionnellement, en particulier pour inventer l’avion d’après. On ne peut interdire de rêver, de trouver comme d’autres générations inspiration dans la lecture d’Antoine de Saint-Exupéry et de Vol de nuit, en un mot de vouloir y croire.

L’époque que nous vivons est pleine d’injonctions, de propos péremptoires, de jugements sentencieux et définitifs. On en crève. Et si l’on commençait par faire confiance à la conscience de chacun, au sens de la responsabilité dont nous pouvons tous, individuellement, faire preuve ? On doit voyager mieux. Il y a quelques jours, j’ai remonté mes souvenirs pour lister les aéroports vers lesquels j’ai volé. J’ai remis la liste à mes enfants, que cela intriguait car c’était ma vie d’avant eux : 165 aéroports sur tous les continents. Ces voyages, dans leur immense majorité, étaient professionnels. Comme député, entre 2012 et 2017, j’avais émis par mes déplacements 163 tonnes de CO2, dont 150 tonnes en avion. A l’évidence, il faut faire mieux, et en l’occurrence moins. C’est possible. Si les facilités de visioconférence d’aujourd’hui avaient été disponibles alors, une bonne moitié de ces voyages aurait été inutile. Désormais, je me déplace moins et lorsque je le fais, c’est le plus souvent en train. Cependant, il y a des déplacements en avion auxquels je ne peux renoncer, pour des réunions importantes, pour des destinations lointaines vers un autre continent ou de l’autre côté de la mer. Et pour voir nos familles, parce que ces moments sont précieux dans une vie et que le temps ne s’arrête pas.

Nous vivons en Belgique. A Bruxelles, nous n’avons personne. Les grands-parents sont en Espagne et en France. Je dénie à qui que ce soit le droit de nous juger parce que nous prenons l’avion pour aller les voir de l’autre côté des Pyrénées. Et qu’ils prennent, eux aussi, l’avion pour venir nous voir en retour. Il y a des tas de familles comme la nôtre, des millions de familles vivant dans un autre pays, qui souhaitent voir les leurs. Durant le Covid, nous avons pu mesurer par l’isolement et par la peine ce que la distance géographique et l’impossibilité de se retrouver voulaient dire. Il aura fallu le malheur d’une pandémie planétaire pour le ressentir. Je veux que mes enfants passent le plus de temps possible avec leurs grands-parents, qu’ils apprennent à leur contact, que les histoires se transmettent entre eux, que leurs souvenirs pour la vie se construisent. Pour cela, il faut voyager. Et il faut le faire heureusement, fièrement, sans affronter ni subir le jugement de certains. L’ignorance et la caricature conduisent bien souvent à des postures morales et globalisantes. Voyager, c’est mal. Voler, c’est mal. Et le progrès, c’est sans doute mal aussi. C’est dingue qu’à l’approche du second quart du XXIème siècle, on en soit rendu à un tel pessimisme ambiant et à si peu de curiosité d’esprit.

Je lisais hier la tribune publiée dans Le Figaro par une ancienne Ministre de l’Education nationale. Elle propose de rationner l’accès à Internet. Trois gigas par semaine, et puis plus rien. Tout cela est tellement à rebours de l’évolution de l’économie, de la société, des libertés. Le numérique représente l’avenir pour nos entreprises, pour la création, pour l’innovation, pour les études, pour nos emplois, pour nos familles aussi. Les travers du numérique existent, mais pourquoi, encore, toujours, aller chercher l’interdiction comme réponse ? La lecture de cette tribune de Najat Vallaud-Belkacem écrite si loin de la vraie vie m’a affligé. Pour voyager moins, il faut plus de numérique. Ou alors je peux renoncer à travailler si je ne peux ni voyager ni passer alternativement le temps nécessaire devant les écrans. Imaginons que ce rationnement d’Internet soit mis en œuvre : devrais-je expliquer à mes enfants qu’il faudra restreindre les communications sur WhatsApp et Zoom avec les grands-parents parce que Papa, par son travail dans son petit bureau sous les toits, aura consommé une large part du quota numérique auquel la famille aura le droit ? Je ne crois pas que l’avenir doive s’écrire comme dans 1984, le roman de George Orwell, dans un monde de surveillance et de suspicion généralisées.

En janvier, j’avais raconté sur ce blog combien une chanson des années 1970, So far away from L.A., avait inspiré l’enfant, bientôt adolescent, que j’étais. Elle commençait par ces quelques mots : « Quelques lueurs d’aéroport… ». Ces lueurs sont les premières images qui me viennent à l’esprit lorsque je pense aux aéroports, ceux où l’on arrive, ceux d’où l’on part. Les lueurs sont des signes de vie, mais elles sont aussi des images incertaines, que l’on devine sans les distinguer nettement. Il faut imaginer ce qui se cache derrière elles, être curieux, vouloir aller vers elles. Depuis le cockpit de simulation de vol que découvrait mon fils Marcos, il y avait quelques lueurs d’aéroport. Assis derrière, en bon passager, je le regardais, fasciné, vivre pour la première fois un petit moment de ce que pourrait être sa vie de pilote demain. Il apprenait. Il posait des questions à son instructeur, qui lui répondait et l’encourageait, et c’était cela le plus important. Il faut ne rien s’interdire, ne rien interdire. Il faut encourager l’imagination, la générosité, l’attention aux autres, l’altruisme. Je suis persuadé que c’est possible, à condition de rompre avec la tristesse de notre époque. On n’entre pas dans l’avenir à reculons, on y entre avec envie, avec ses valeurs et avec ses rêves.

Marcos, à l’atterrissage – simulé – à l’aéroport de Grenade-Jaen, Belgique, mars 2024

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Aimer la France, et les Français aussi

Dans le Massif des Bauges, en février 2024

Un matin de novembre 1971, je me suis réveillé avec l’appendicite. Je n’étais pas bien grand et l’opération nécessaire immobilisait alors une bonne semaine à l’hôpital. Dans ma chambre, il n’y avait pas de télévision. A la maison, il n’y en avait d’ailleurs pas davantage. J’ai passé mes premières années dans un monde de livres. Pour m’occuper à l’hôpital, mes parents m’offrirent alors un puzzle de la France par départements. Durant ma semaine de repos, je fis, refis et refis encore mon puzzle. De retour à la maison, je ne cessais de le reprendre, fasciné par les couleurs différentes des départements, les petites images décorant chacune des pièces, les numéros minéralogiques et le nom des préfectures. Je devins vite incollable sur la carte de notre pays. Ce puzzle fétiche existe encore, soigneusement conservé par ma maman dans notre maison. Je l’ouvre parfois, retrouvant le bonheur enfantin de recomposer la carte. A l’époque de mon appendicite, il n’y avait qu’un seul département en Corse et la préfecture du Var était à Draguignan. J’aime toujours caresser les pointes de la pièce du Finistère, toute orange, avec une petite Bigoudène peinte dessus. Je savais en lisant le nom de Quimper que j’habitais dans la préfecture de notre département et je n’en étais pas peu fier.

Mon puzzle m’a fait tôt toucher du doigt la diversité géographique de la France, autant que ce soit possible avec un jeu d’enfant. Sans doute parce que je connaissais bien ma carte, j’adorais les vacances d’été, lorsque notre voiture familiale prenait la route d’une région pas forcément lointaine, mais soigneusement choisie par mon père pour sa richesse géologique et sa production viticole. C’était avant les autoroutes. Nous roulions sur des nationales, sur des départementales aussi, vers la France des sous-préfectures et des chefs-lieux de canton. J’aimais les petits coins que nous traversions et où nous nous arrêtions. Mon père avait la religion du déjeuner. Bien manger faisait partie de l’aventure. J’ai ainsi le souvenir de restaurants à la nourriture roborative dans des coins parfois improbables, mais toujours authentiques et attachants. Nous achetions le quotidien local. Mon père était curieux des nouvelles de la région où nous avions posé nos valises estivales. Je lui chipais le journal pour les découvrir aussi. Nous allions au marché. Nous entendions des accents différents du nôtre. Il arrivait souvent que nous engagions la conversation, au bar, dans une petite fête ou dans la rue. Ces moments-là étaient riches de sens pour l’enfant que j’étais. Ils complétaient mon puzzle.

C’était il y a longtemps. Je sais aujourd’hui que ces souvenirs-là m’ont fait aimer la France, l’aimer même éperdument et à vie. Notre pays a changé – les années 1970 sont lointaines – mais il a gardé cette formidable diversité humaine et de paysages qui m’avaient touché à l’enfance. Il est devenu aussi un archipel de réalités complexes, de conquêtes autant que de souffrances, marqué par l’exode rural, le brassage des populations, l’immigration, la désindustrialisation, l’accélération du temps. Je suis devenu un lecteur de Jérôme Fourquet et de ses fines analyses sur la France d’aujourd’hui, essayant aussi d’imaginer celle de demain. Quand je peux, je sors de l’autoroute pour retrouver les nationales et les départementales qui m’enchantaient. Et je m’arrête dans les villages, là du moins où il reste un bistrot pour accueillir le visiteur que je suis. Après la fin de ma vie publique, j’ai effectué durant plusieurs années des missions de conseil dans des endroits perdus, souvent relégués, au-delà même de la ruralité. Ces missions ont été pour moi comme un révélateur de ce que la France est devenue, un choc autant qu’une passion retrouvée. J’ai énormément appris. J’ai été touché aussi par la sincérité brute de ce qui m’était confié, au coin d’une table de café ou le soir à l’hôtel.

J’ai entendu des histoires de galère, des messages de colère sourde ou de rage, en forme d’appels à l’aide à l’inconnu que j’étais. La souffrance, la crainte, la désillusion s’expriment de multiples façons, comme le font également les rêves, les bonheurs simples, l’envie de vivre. Car le positif, l’espoir, je l’ai entendu aussi. J’écoutais. Dans ma chambre d’hôtel, je jetais parfois sur un petit cahier le souvenir de ces échanges tant ils étaient vrais. Aimer la France, c’est aussi cela, c’est entendre les bribes de vie partagées entre personnes qui ne se connaissaient pas et ne se reverraient sans doute plus, entre compatriotes. Aimer la France, c’est partager le temps d’un récit, sa dureté comme sa générosité, ses emportements, ses leçons, c’est retrouver le goût d’écouter et de se laisser toucher, emporter. Aimer la France, c’est aimer les Français. Sans doute est-ce banal d’écrire cela, mais j’ai pourtant le triste sentiment que cela ne va plus de soi. Comme si le récit national, souvent glorifié, suffisait. Mais comment peut-on connaître notre pays sans aller au-devant de ses réalités diverses, en ne réagissant qu’aux crises, en ignorant la force de la société civile, la richesse des corps intermédiaires, le rôle précieux des élus locaux, en regardant notre pays de haut et depuis Paris ?

Il y a dans tous les coins et recoins de France un besoin de reconnaissance, à l’opposé de la verticalité lointaine. Il y a une soif de démocratie participative, de reconstitution d’un destin collectif. Il est insupportable que des millions de gens, de citoyens, d’électrices et d’électeurs pensent que leur voix ne compte pas, que tout se joue ailleurs, sans eux et même contre eux. Le complotisme prospère sur la désillusion démocratique, le manque d’empathie, le mépris de phrases maladroites. L’avenir de la France ne s’écrit pas à l’aide d’un tableur Excel, avec des analyses désincarnées, comme si les Français ne comptaient plus. Il ne suffit pas d’invoquer les fiertés françaises pour qu’elles soient ressenties. Il y a un travail immense de reconquête sociale, humaine et même affective à mener, sur le terrain, au contact de la vraie vie, pour refaire corps tous ensemble. Aucun sujet ne doit être esquivé, aucun doigt ne doit être pointé. La vie politique est devenue médiocre, chacun dans son couloir, chacun avec ses stratégies, ses thèmes, ses clientèles, son sectarisme, sans partager, ou bien si peu. Refaire corps oblige à élever le débat, à oser s’allier quand il le faut, à s’opposer courtoisement quand il le faut aussi, parce que l’avenir commande de savoir ce qui nous rassemble et pas seulement ce qui nous divise.

Plus que tout, il faut vouloir convaincre et accepter de se laisser convaincre. Aimer la France, c’est penser une autre offre de représentation et d’action publique, assise sur notre géographie et la diversité de nos territoires, assise également sur l’unité et le progrès au sein de la République. Les Français ont la passion de l’égalité, réjouissons-nous-en. Ils aspirent à la solidarité, tant mieux. Ils demandent de l’ordre et de l’autorité, très bien. Il est juste en effet de rappeler qu’il y a des devoirs à côté des droits et que tout cela procède de luttes glorieuses qui s’apprennent et se respectent. L’esprit de dépassement a conduit des générations de Français à se battre pour que nous vivions libres. Ma famille, comme des millions d’autres, sait ce que le prix du sacrifice signifie. Pour tout cela, j’aime si profondément la France. Et je voudrais contribuer à l’effort à engager pour enfin refaire nation. Je repense au puzzle de mes 7 ans, aux virées familiales dans ce pays que je découvrais alors du haut de mon enfance. Mes parents m’ont transmis leur amour de la France et des valeurs de respect et justice dont je suis fier. Ils m’ont aussi appris à rechercher l’espoir, même lorsqu’il paraît ténu, et à n’oublier personne, notamment les plus humbles. Il est temps de rechercher cet espoir.

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10, villa Gagliardini

Il y a quelques jours, je suis monté dans un train pour Lyon, l’épaule en vrac et les jambes flageolantes, la faute à une rude infiltration pratiquée la veille pour soulager une tendinite tenace et douloureuse. Je n’étais guère vaillant et je me disais que le déplacement que je m’apprêtais à faire n’était sans doute pas une très bonne idée dans l’état de déglingue avancée qui était le mien. Il fallait pourtant que je me rende à ces réunions lyonnaises prévues depuis des semaines. Le travail, les contrats, la conquête n’attendent pas. Dans mon sac à dos, il y avait heureusement comme toujours un livre à lire, un récit dans lequel m’immerger et m’évader, pour oublier et peut-être guérir – au moins par l’esprit – mes misères du moment. Et ce livre-là, je me réjouissais de l’ouvrir. Je le gardais même précieusement pour ce trajet à travers la France. C’était 10, villa Gagliardini, le dernier livre de Marie Sizun. Je suis depuis longtemps un lecteur attentif, passionné de l’œuvre de Marie Sizun. J’aime son art personnel du récit, mais aussi la douceur et la finesse de sa plume. Lire Marie Sizun, c’est entrer dans un monde unique de mots et aussi de couleurs, captivant et si profondément subtil dans l’expression des sens et des émotions. Je voulais être emporté par son récit. Je le fus, bien au-delà de ce que j’imaginais.

Il y avait dans le Paris autrefois populaire des ensembles d’immeubles appelés « villas ». Des immeubles de briques rouges, vieux certainement d’un bon siècle aujourd’hui, où s’écrivit le destin de bien des familles et des générations. Les « villas » existent encore, mais leur histoire est ancienne, intime et sûrement oubliée. C’est dans un petit appartement du 10, villa Gagliardini, au bout du XXème arrondissement, que vécut Marie Sizun jusqu’à l’adolescence, et c’est là qu’elle entraine le lecteur. Cet appartement, écrit-elle, « il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique ». C’est son histoire, son refuge, le témoin, le lieu et au fond, quelque part aussi, l’acteur des premières années d’une vie, d’imaginaire et de joie, d’interrogations et de peines. « C’est un être vivant, fraternel, jumeau », poursuit-elle. « Il est moi comme je suis lui, comme on peut aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi ». Une chambre, une petite cuisine, un petit vestibule, un petit coin. Un espace spartiate, occupé avec sa « petite maman » durant les années de guerre, puis à trois avec le retour du père de captivité, à quatre avec l’arrivée du petit frère, de nouveau à trois après le départ du père et finalement encore à quatre avec la naissance de la petite sœur.

Il y a dans le livre de Marie Sizun toute la mélancolie d’une enfance particulière, un récit d’une formidable sincérité sur le combat pour s’affirmer, être soi, par-delà les difficultés de la vie, familiales et financières. L’appartement en est le théâtre avec ses murs gris bleus, les dessins collés à hauteur de petite fille, arrachés par le père et prestement remplacés lorsqu’il partira. Il y a la place que l’on essaie de trouver lorsque la chambre se peuple de plus d’enfants, l’intimité à gagner quand vient l’adolescence, la table poussée vers la fenêtre pour lire au temps du lycée. Il y a l’évier dans lequel on fait sa toilette, ce « sink » du cours d’anglais qui n’était pas un « wash basin » (terrible anecdote), décrivant une réalité sociale autant qu’une humiliation. Il y a les essais de tapisserie, l’imagination assurée, la réalisation un peu moins. Et il y a la maman, l’héroïne, fragile et touchante, femme-enfant d’une beauté que l’on devine et que sa petite va bientôt protéger, aider et aimer tellement. Marie Sizun nous raconte son quartier vu de l’enfance, le cinéma où sa maman l’entrainait, les visites de la tante Alice (voir Les sœurs aux yeux bleus), bienveillante et sévère, aux mains toujours froides. Et la réalité d’un Paris d’après-guerre que traversent les classes sociales, le mépris d’en haut, celui qui fait mal et qui marque à vie.

Le récit de Marie Sizun m’a touché. Je suis sensible au narratif de l’enfance. Mais ce que j’ai ressenti à mesure que je tournais les pages et qu’avançait mon train vers Lyon, c’est même beaucoup plus que cela, c’est une reconnaissance infinie envers l’auteure d’avoir offert au lecteur que je suis cette histoire en forme de témoignage personnel. Car la lecture de 10, villa Gagliardini m’a rappelé les miens et leur vie. Dans les mêmes années en effet, ma maman grandissait avec sa mère, jeune veuve de guerre, et son frère dans une maisonnette de garde-barrière, au cœur du Finistère rural. Cette toute petite maison était leur havre, leur cocon contre la cruauté de la vie et du destin. La maison n’avait pas davantage de « wash basin » que l’appartement de la villa Gagliardini. Et elle n’avait pas de petit coin. Il y faisait bon pourtant, avec le peu qu’il y avait, parce que l’affection malgré les tourments était le meilleur rempart. Et comme pour Marie Sizun, il y aurait l’école, l’école publique, l’école laïque, celle qui permet d’apprendre, de s’élever, de se réaliser et de vivre. Ce n’était pas Paris, c’était la campagne. Le chemin de l’école était long à pied, le matin comme le soir, mais il était le chemin de la vie. Le récit de Marie Sizun a ce petit quelque chose d’universel qui m’a ramené vers ce bout d’histoire.

En descendant du train à Lyon, je n’avais pas fini ma lecture. Captivé, je l’étais. Mon épaule ne comptait plus. Je voulais savourer les pages, prendre le temps de la lecture et de ma propre émotion. J’ai repris le livre la nuit à l’hôtel, entre de nombreux oreillers. Puis le lendemain encore. Je n’avais pas envie de tourner la dernière page. Parce que j’étais captivé par le récit et parce que j’en redoutais la fin aussi. Que serait-elle ? Celle de l’appartement que l’on quitte, comme un nid laissé vide parce que le temps de l’envol est venu. Lorsque ma grand-mère a quitté sa maisonnette, j’avais 5 ans et j’ai le souvenir que la petite maison devenue vide était soudainement très grande. Comme l’appartement de la villa Gagliardini, au moment où Marie Sizun le regarde une dernière fois avant de refermer la porte sur une époque, puis d’en rêver longtemps et peut-être toujours encore. Je repasse parfois devant la maisonnette. Je me suis arrêté un jour devant la porte et j’ai parlé avec le monsieur qui l’avait rachetée. J’aurais peut-être dû lui demander la permission d’entrer. Le livre de Marie Sizun m’a bouleversé, parce que son histoire m’a parlé au cœur et, j’imagine, à celui de bien d’autres lecteurs aussi. Ce n’est pas facile de partager le récit vrai d’une enfance et c’est pourtant si précieux car c’est bien d’espoir dont se nourrit une vie.

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