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Pierre-Yves Le Borgn' Articles

Croire en la France, c’est voter !

Dans quelques jours auront lieu les élections régionales et cantonales. La campagne avance. Passionne-t-elle, mobilise-t-elle ? Rien n’est moins sûr. Déjà, certains commentateurs affutent leurs arguments pour les plateaux de télévision dimanche prochain : l’abstention sera nécessairement forte et il s’agira, comme d’habitude, de la déplorer, en y ajoutant les quelques trémolos qu’il faut pour justifier sa présence sur les dits plateaux. Tout cela n’est pas joyeux et sent allègrement le réchauffé. Des soirées électorales tristounettes et sans ressort, on en a connu. Est-ce que les Français s’en fichent vraiment des élections et de leur devoir civique ? On ne le saura que dimanche à 20 heures, lorsque fermeront les bureaux de vote. Tirer les conclusions d’un évènement avant même qu’il ait eu lieu est hasardeux. Une chose est sûre cependant : le débat politique français est sinistre et passe totalement à côté des enjeux des deux scrutins. La vacuité des idées est affolante. Il n’est question que de postures, de divisions, de calculs abscons et d’obsession présidentielle. Le tout sur fond de haine et de violence libérée, alimentée par quelques « youtubeurs » frappadingues et divers autres « contributeurs » en forme olympique, courageusement planqués derrière des pseudonymes sur les réseaux sociaux.

C’est à pleurer. On nous dira que c’est l’époque, que les gens ont tant souffert depuis mars 2020 que l’envie de vivre est plus forte, que c’est le printemps et même bientôt l’été et qu’en plus il y a l’Euro de foot. C’est juste en effet, à part que cela n’empêche pas non plus d’aller voter. Il n’y a aucune fatalité à ce que l’on s’abstienne et que le débat politique soit moche. Il faut pour cela vouloir élever le niveau, parler de ces élections plutôt que de celle d’après, ne pas céder à la confusion ambiante et encore moins y contribuer par des propos hors sujet. Nous traversons une crise économique et sociale gravissime, liée à une pandémie meurtrière, la pire depuis un siècle. Et quelles sont les responsabilités des régions et départements ? L’économie, l’aménagement du territoire et la formation pour les unes, le social pour les autres. C’est dire combien ces collectivités seront centrales dans la reconstruction à mener pour l’après-Covid. Or, tous les projets et propositions sur ces fronts ne se valent pas. Il y a des différences, des perspectives alternatives conséquentes entre les listes qui se présentent à nos suffrages. C’est de cela dont il faut parler : l’emploi, le modèle économique et le développement durable, pas les questions identitaires sur lesquelles les régions n’ont aucune prise ni compétence.

Français à l’étranger, sans doute ai-je le regard spontanément tourné vers les débats et rendez-vous électoraux des pays amis et partenaires. Je ne vois nulle part ailleurs la même atmosphère délétère, mais aussi le même atavisme et la même résignation qu’en France. L’idée que « c’est comme cela » et qu’on n’y pourrait rien, elle est chez nous seulement et elle me consterne. Il est temps d’en prendre conscience au-delà des microcosmes partisans et du boulevard périphérique de Paris. Lorsqu’en France, face à la difficulté d’organisation des élections en temps de pandémie, la réaction immédiate est de les repousser, elle est au contraire ailleurs d’amender les règles de droit électoral pour encourager la participation. Cela dit tout. En mars dernier, les élections aux Pays-Bas ont vu la plus large participation électorale. Ce fut le cas en mai aussi pour les élections au parlement régional de Madrid. Pourquoi ce qui est possible là-bas ne le serait pas chez nous ? Pourquoi ériger en totem notre droit électoral et chercher toutes les raisons possibles de rejeter le vote anticipé, utilement pratiqué dans d’autres pays ? Il faut vouloir oser, arrêter de calculer et de jouer petit bras tant est grand le risque d’envoyer la démocratie au fossé en vivant avec les peurs ou en les alimentant.

Il faut voter. La citoyenneté n’est pas faite que de droits, elle est aussi faite de devoirs et voter est un devoir civique. Quel est le sens de se plaindre de tout et de ne pas voter ? Je suis choqué d’entendre des gens affirmer ne pas voter parce que cela ne leur apporterait rien à eux, individuellement. Cet utilitarisme est une déconstruction affligeante du civisme. C’est une honte au regard de l’histoire de notre pays, de ses combats et de ses épreuves. Nous ne sommes pas une collection d’individus, pour certains altruistes (heureusement) et pour d’autres égoïstes (tristement). Nous sommes un peuple, une nation, un pays face à son destin. La citation est connue et elle concernait une autre histoire que la nôtre, mais ce qu’affirmait le Président John F. Kennedy dans son discours inaugural à Washington en janvier 1961 est plutôt universel : « (…) Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays ». Je revois ma grand-mère aller voter jusqu’au soir de sa vie, fière et consciente de son devoir. Je la revois aussi, lorsque ses pas ne la portaient plus jusqu’au bureau de vote, remplir dûment sa procuration pour que sa voix soit exprimée, parce qu’elle y tenait plus que tout. Ce souvenir m’a marqué à jamais comme petit-fils et citoyen.

Ce n’est pas être un vieux con, porté par la nostalgie ou la mémoire des temps anciens, que d’en appeler au sursaut civique, à la permanence des valeurs et au devoir. On en crève de tout relativiser, de tout accepter et au fond de lâcher prise. Croire en la France, c’est voter ! Et c’est faire voter également. Notre pays n’est pas foutu. Il a en lui des trésors d’imagination, de solidarité, d’initiatives, d’entreprises, de territoires, de femmes et d’hommes qui ont envie d’agir non pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour lui. Ce message, cette volonté-là, il faut les valoriser, les diffuser, les défendre, y compris et surtout à portée d’engueulade et de convictions. Il faut parler avec passion de la France, de ce qu’elle signifie et de ce qu’elle doit être, et ses régions et départements avec elle. Il faut lutter dans le débat et par le vote contre ceux qui font leur pelote sur le malheur, la débine, la déprime collective et désormais le complotisme aussi. L’avenir ne s’écrit pas en vitupérant à longueur de temps, en pointant du doigt, qui la diversité de la France, qui les journalistes. Il s’écrit en participant, en proposant, en construisant, en fédérant. Il y en a assez du pessimisme ambiant et de la morosité. Il est temps d’avoir envie, de s’intéresser et de voter parce qu’être français, c’est d’abord cela.

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Un vent prudent de liberté

J’écris ces lignes depuis le dernier étage de ma maison de Bruxelles. Les vieilles demeures belges sont hautes et avoir un bureau sous les toits maintient en forme. Il faut grimper chaque jour les quatre étages pour rejoindre cette petite pièce que je me suis aménagée face à la cime des arbres. De là-haut, au milieu de mes livres, je vois venir le cycle des saisons et ces jours-ci, la promesse de l’été qui arrive. Il fait beau et même un peu chaud. J’entends le chant des oiseaux, si peu effarouchés par le calme compagnon que je dois être qu’ils s’arrêtent volontiers sur ma petite terrasse pour picorer. Et, tendant plus finement l’oreille, j’entends aussi les exclamations et rires remontant de la terrasse du café tout proche. Sans doute est-ce d’ailleurs, en cette année éprouvante, ce bruit qui est le plus réconfortant. C’est le bruit de la vie. Comme toutes les autres, la terrasse du café Chez Franz est restée vide de longs mois. En décembre, on y avait vendu des sapins de Noël. Deux ou trois semaines d’activités tout au plus, et puis plus rien. Un long hiver, sombre et gris, un long printemps aussi, comme un tunnel sans fin, avec les incertitudes et la peur taraudante. Mon petit Marcos a été contaminé au Covid en avril. Sa classe était devenue un cluster. Elle a fermé, puis toute l’école dans la foulée. Et nous avons connu l’isolement.

C’était il y a deux mois, alors que venait la troisième vague. Depuis lors, avec l’accélération de la campagne de vaccination, le temps de la reconquête arrive peu à peu, comme une libération. J’ai reçu ma seconde injection du vaccin de Pfizer le week-end passé. Elle m’a d’ailleurs laissé largement sur le flanc. Pas de risque pourtant que cela fasse de moi un antivaccin, bien au contraire : la vaccination est l’unique moyen de sortir de la pandémie. Les gestes barrières et la distanciation sociale n’ont à la pratique qu’une utilité limitée. On s’en est aperçu à l’automne dernier, lorsque le relâchement de l’été 2020 après le confinement rude du printemps avait entrainé la seconde vague de la pandémie. Je pense que la vaccination contre le Covid devrait être rendue obligatoire. C’est ce que l’Académie Nationale de Médecine a recommandé en France il y a quelques jours. Le manque de vaccins n’est désormais plus un obstacle. Les vaccins sont là et c’est plutôt de bras à vacciner que nous manquerons bientôt. Or, c’est la clé : si 30% de la population refuse le vaccin, jamais nous n’atteindrons l’immunité collective. La tragédie que traverse le monde depuis un an et demi requiert que l’on applique au Covid la même obligation que l’on a pu imposer pour la variole, la diphtérie, le tétanos, la tuberculose ou la poliomyélite.

J’attends le moment où tomberont les masques, les vrais, ceux qui nous barrent le visage depuis trop longtemps au point que l’on ne sait plus trop bien qui se trouve derrière. La semaine passée, c’est avec un masque d’enfant arborant un ours en peluche que j’ai failli arriver à un important rendez-vous à la préfecture de l’Yonne, sauvé in extremis par un vieux masque fatigué trouvé au fond d’une poche de manteau alors qu’un peu désespéré, je me préparais déjà au ridicule. Mieux vaut en rire. Des anecdotes de la sorte, nous en aurons certainement tout plein à partager après la pandémie. Encore faut-il qu’elle recule, puis disparaisse. Un vent de liberté, si légitime, accompagne ces beaux jours de printemps. Il ne peut cependant être imprudent alors que rien n’est gagné vraiment. Alors, vacciner, vacciner encore, tel doit être l’objectif pour retrouver le bonheur d’une vie sociale, le plaisir de revoir nos proches, nos parents âgés, ceux que l’on n’a plus vu parfois depuis un an, parce que voyager n’était plus possible, parce que c’était trop dangereux pour eux et pour nous. Un an sans grands-parents, c’est long. Je le vois pour mes enfants. Je pressens dans l’échange leur besoin de courir vers eux, les bras tendus, lorsque s’ouvriront enfin les portes de la voiture ou celles de l’aérogare, avec le temps prochain des vacances.

Cette liberté-là est aussi celle dont nos économies et les entreprises ont besoin. Tant bien que mal, grâce au « quoi qu’il en coûte », elles ont tenu le choc. Il faut pouvoir retrouver le chemin de la production et de la consommation, dépenser l’épargne constituée durant la pandémie, rebondir. Et là aussi, la vaccination de tous est la solution. Les économies ne pourront rester sous perfusion gouvernementale, au prix d’une dépense publique illimitée et d’un endettement qui s’envole. L’envie de repartir est là. Elle dépend du recul définitif de la pandémie et donc des décisions nécessaires pour le permettre. Nous ne retrouverons pas le monde d’avant. Ce que nous avons traversé et traversons encore exclut toute tentation d’oubli. Tant de leçons devront être tirées sur ce que le terme de résilience veut dire, sur les obligations et la responsabilité qui accompagnent l’exercice de la liberté, celle de chacune et chacun d’entre nous, celle de nous tous ensemble aussi, notre bien le plus précieux. Sans doute en parle-t-on peu aux terrasses des cafés, et c’est bien compréhensible tant l’attente de liberté est vive, mais ce sentiment tapisse malgré tout l’esprit. Personne ne souhaite revivre les incertitudes, les souffrances, les peines et les chagrins de 2020 et 2021. Il reste pour cela une ultime étape : la vaccination de tous.

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A la mémoire du gendarme Henri Le Borgn’

Henri Le Borgn’ (1912-1944)

J’ai vécu hier un moment émouvant et fort, qui m’a ramené des dizaines d’années en arrière dans l’histoire de ma famille. J’étais à Dijon pour la cérémonie ponctuant la fin de la scolarité de la 27ème promotion de l’école de gendarmerie. Je ne connaissais personne parmi les 124 élèves recevant leurs galons de gendarme, mais le nom de celui qu’ils avaient choisi comme parrain m’était en revanche familier : Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, jeune sous-officier de gendarmerie de 32 ans, basé à Sellières dans le Jura, résistant, arrêté, torturé et fusillé par l’armée nazie le 2 septembre 1944 sur un quai de Bourg-en-Bresse. J’étais là, ému, aux côtés d’un autre Henri Le Borgn’, mon cousin, né près de 9 mois après la mort de son papa. Il y a désormais 77 ans que le gendarme Henri Le Borgn’ repose à Chatenay, dans un petit cimetière de l’Ain, héros de la Libération, héros pour son fils unique, pour ses deux petites-filles et ses trois arrières petits-enfants, héros pour nous, les siens. Cette histoire est tragique. Elle est belle aussi. Elle raconte le don de soi et l’exemplarité, l’amour de la patrie, la soif éperdue de liberté, au risque de la vie. Des gendarmes tombés pour faits de résistance, il y en eut 937. A travers Henri Le Borgn’, mon grand-oncle, c’est eux également que l’on honorait.

Il y a 6 mois, personne d’entre nous n’aurait imaginé vivre un tel moment. Tout vint de la décision des élèves gendarmes de choisir Henri Le Borgn’ comme parrain parmi les propositions que leur fit le service historique de la défense. Puis d’un appel de l’élève gendarme Quentin Ginestar à Isabelle Le Borgn’, ma sœur, dont il ignorait alors qu’elle était agrégée d’histoire. Bonne pioche de sa part: le récit, peu à peu, s’écrivit. Ma sœur mena l’enquête auprès des derniers témoins de notre famille, cousines de mon père, rendit compte aux gendarmes, partagea avec eux les souvenirs. Et surtout, elle retrouva notre cousin Henri Le Borgn’, qui reçut à son tour une petite délégation de la promotion chez lui, au sud de Lyon. Et l’histoire de son papa Henri Le Borgn’ se fit jour. Henri était né dans notre petit village de Quimerc’h, dans le Finistère. Ses parents étaient boulangers. Son père était aussi le bedeau de l’église. A l’âge adulte, Henri était devenu gendarme, comme son frère Pierre l’était à Belle-Ile-en-Mer. Mon grand-père Jean avait repris la boulangerie de Quimerc’h. Dans le Jura, là où il avait été affecté, Henri était entré dans la résistance, rejoignant les Forces Unies de la Jeunesse (FUJ). Après son service, la nuit, il luttait avec ses camarades contre l’occupant.

A la fin du mois d’août 1944, Henri Le Borgn’ servait dans les Forces Françaises de l’intérieur (FFI) de l’Ain, l’armée secrète, groupement sud. Le 1er septembre 1944, alors que le jour se levait, rentrant au volant d’un camion d’une mission de ravitaillement en armes, munitions et vivres, Henri Le Borgn’ et les 5 autres maquisards qui l’accompagnaient tombèrent sous le feu des troupes allemandes. L’un d’entre eux fut tué, un autre parvint à s’échapper et les trois autres, dont Henri, furent capturés. Torturés à la prison de Bourg-en-Bresse, ils ne parlèrent pas. Le lendemain 2 septembre, conduits sur les bords de la Reyssouze, ils furent exécutés d’une balle dans la tête. Deux jours plus tard, Bourg-en-Bresse était libérée. Annette, l’épouse d’Henri Le Borgn’, était enceinte de quelques jours. Il l’ignorait. Au printemps 1945, alors que la guerre venait tout juste de prendre fin, naquit Henri, son fils, pupille de la Nation, qui grandit dans le souvenir glorieux du sacrifice de son papa. A titre posthume, Henri Le Borgn’ reçut la médaille militaire « pour faits exceptionnels de guerre et de résistance », la croix de guerre 1939-1945 avec étoile de vermeil, la médaille de la résistance française et la médaille de la déportation et de l’internement « pour faits de résistance ».

C’est ce héros, mon grand-oncle, que nous avons redécouvert hier à Dijon, un héros anonyme parmi d’autres, choisi par les élèves-gendarmes pour l’inspiration profonde que son souvenir suscite. Il était un Français entre des millions, venu de son Finistère lointain, homme simple et déterminé, attaché à la République, à son message universel d’émancipation et de justice, à la liberté de notre pays. L’occupation de la France lui était insupportable. L’appel du Général de Gaulle avait résonné en lui. A la honte, il avait opposé l’honneur. Et à l’application d’ordres incertains ou indignes, le gendarme avait préféré le devoir de désobéissance parce que les circonstances l’exigeaient. Toute l’histoire est là. Henri Le Borgn’ voulait vivre libre, parmi les siens. Ils vécurent libres, sans lui, fidèles à sa mémoire et à sa trace. Cette histoire me parle tant. Ma famille, comme bien d’autres, connait le prix du sacrifice. Je n’oublie pas que je suis le fils d’une pupille de la Nation. Ma maman avait un an lorsque son papa, mon grand-père, tomba au champ d’honneur. Mon père avait 9 ans lorsqu’il vit revenir son père, mon autre grand-père, usé par 5 ans de stalag. Un grand-oncle succomba des suites de tortures. Et un autre fut fusillé avec 14 autres à Quimerc’h par l’armée allemande en déroute.

C’était la guerre. Ce fut le destin d’Henri Le Borgn’, celui de son petit Henri et de sa maman Annette, le nôtre aussi. Ne jamais oublier, non pour cultiver la haine ou le ressentiment, mais pour apprendre des causes qui conduisirent à cette guerre et de ses tragiques conséquences. C’est le combat de l’Europe et du droit. C’est aussi celui de la prospérité à construire et partager ensemble. Il n’existe aucune paix sans fraternité ni solidarité. Face à l’ultime, à l’inacceptable, à l’intolérable, il y a la révolte qui gronde en beaucoup de cœurs. Elle fut celle d’Henri Le Borgn’. Elle doit être universelle. La leçon, c’est de ne jamais sacrifier ses principes ni sa vocation, c’est également se remettre en cause au long d’une vie. Tel fut hier le message aux jeunes gendarmes dont la carrière débute. Ils se souviendront d’Henri Le Borgn’, de son sacrifice et de l’idéal qu’il poursuivait. Henri, sa compagne, sa petite-fille et moi vivions intensément cet après-midi si particulier, l’œil parfois humide, fiers et émus. Et notre famille, en direct de loin par la grâce des réseaux sociaux aussi. Sachons donner sens et corps au travail de mémoire. Cette cérémonie aura célébré l’un des nôtres, mais c’est aussi et surtout une France noble et juste qu’elle aura révélé, le pays que nous aimons, celui qui nous rassemble et auquel nous nous devons.

Henri Le Borgn’, mon cousin, près du portrait de son père hier à l’école de gendarmerie de Dijon
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C’était Monique

Il y a quelques jours, j’ai perdu une amie. Elle s’appelait Monique. Je la connaissais depuis 30 ans. Souffrante, elle avait abordé ces derniers mois avec lucidité et un immense courage. En fin d’hiver, nous nous étions parlés par téléphone. Elle m’avait dit avoir eu une belle vie. Je la sentais fatiguée, mais la vivacité d’expression au détour des phrases lui ressemblait toujours autant. Je ne pouvais l’imaginer s’en aller, sans doute parce que, depuis notre première rencontre, je l’avais toujours connue forte, conquérante, jamais intimidée, désireuse de forcer le destin. Monique avait le verbe clair. La professeure de français qu’elle était restée dans l’âme jusque sur les bancs du Sénat savait dire les choses directement, sans noyer dans le baratin politique les passions et les causes qu’elle avait à cœur. Monique n’avait pas attendu Twitter pour savoir exprimer en quelques mots des vérités que d’autres auraient développé à l’infini. Elle parlait librement, elle agissait librement, sans calculer, portée par ses convictions. Sans doute est-ce pour cela qu’elle n’était pas une politique classique. Monique était d’abord elle-même et elle revendiquait bien haut son indépendance. Et c’est pour cela qu’elle fut pour moi durant ces 30 ans une inspiration en même temps qu’une amie chère.

Elle s’appelait Cerisier-ben Guiga. Cerisier, c’était son nom de jeune fille. En 2001, elle m’annonça, enjouée et l’œil malicieux, qu’elle venait d’acheter un appartement à Paris et que Madame Cerisier vivrait désormais Villa Poirier, sa nouvelle adresse. Avant d’ajouter sur un ton sépulcral qu’il s’agirait là de sa dernière demeure. Je me souviens du fou rire qui s’en suivit. Nous étions assis face à la mer, sur la terrasse de l’hôtel Ti al Lannec à Trébeurden. Il y avait aussi mes parents et sa sœur Edith. J’avais été touché que Monique souhaite les rencontrer. Ils appartenaient à la même génération. Et ils avaient en commun aussi d’avoir été enseignants. Nous avions échangé sur la vie, ses bonheurs, ses misères, le destin. Guiga, c’était le nom de son mari Habib, médecin avec qui elle avait vécu en Tunisie, à Grombalia, Habib qui décéda quelques jours seulement après l’élection de Monique au Sénat à l’automne 1992. De leur union étaient nés trois enfants, une belle famille. Monique savait parler des familles, de leur valeur, de leurs secrets aussi. Un soir, nous avions discuté des heures sur les familles de province, de François Mauriac à Hervé Bazin, entre Le nœud de vipères et Vipère au poing. Lorsque j’y repense, mes plus beaux souvenirs avec Monique, c’est quand nous ne parlions pas de politique.

C’est pourtant la politique qui nous avait mis l’un face à l’autre. C’était au printemps 1992, dans le salon d’un hôtel quelconque à la gare de Luxembourg. Une autre époque, sans mail, ni portable. J’avais reçu, comme adhérent de la section locale du Parti socialiste, une lettre de Monique ben Guiga, candidate à l’élection primaire pour désigner les candidats au Sénat, m’informant qu’elle serait à Luxembourg et qu’à défaut de pouvoir rencontrer la section locale du PS, elle serait heureuse de voir ceux de ses membres qui souhaiteraient la rencontrer. J’y étais allé. Je n’avais aucune idée préconçue en sa faveur ou contre elle. J’étais tout jeune dans l’organisation et j’avais tout à découvrir. C’était une fin d’après-midi. Je fus son seul visiteur et quelques jours après, son seul électeur aussi. Je pensais rester un petit quart d’heure. Deux heures après, j’étais toujours là. Et au dîner, j’étais encore là. La force de caractère, les idées, la générosité de Monique m’avaient subjugué. En la quittant, j’étais porté par l’espoir qu’elle aille au bout de sa campagne sénatoriale, jusqu’à la victoire. Quelques mois plus tard, j’étais allé à Paris le jour de l’élection pour la féliciter. J’avais découvert une politique, une belle personne, quelqu’un avec qui, au fil des années, je nouerais un lien d’affection sincère.

En politique, on n’a pas beaucoup d’amis. Monique me l’avait dit. Au début, je ne l’avais pas crue. Elle avait pourtant raison. Deux ou trois fois, elle m’avait conseillé de m’en écarter. « Est-ce vraiment ce que tu veux ? », m’avait-elle interrogé. Etrange conversation ou prémonition pour quelqu’un dont l’exemple était précisément, avec quelques autres, celui qui m’avait conduit à vouloir m’engager. Elle m’avait mis en garde contre la dureté du combat, les coups bas, l’ingratitude, autant de conseils dont j’ai pu mesurer depuis combien ils étaient fondés. Mais voyant que j’avais envie d’y aller, elle m’avait encouragé et soutenu. Ce fut le Conseil Supérieur des Français de l’Etranger, puis l’Assemblée des Français de l’étranger. Ce fut la direction de la Fédération des Français à l’Etranger du PS. Ce fut même, l’espace de quelques jours, la seconde place sur sa liste aux élections sénatoriales de 2001, avant qu’elle ne se ravise, un ticket avec le très jeune candidat que j’aurais été présentant aux yeux des grands électeurs plus de risques que d’avantages. Nous étions une équipe, une petite dizaine d’amis soudés par les combats et les passions, au PS, à Français du Monde-ADFE. Ce furent de belles années, des années de conquête, de textes écrits pour « changer la vie » dans nos communautés à l’étranger.

C’était Monique. J’ai un regret, celui de n’avoir pu être parlementaire en même temps qu’elle. Il s’en sera fallu de quelques mois. En septembre 2011, il me revint comme Premier secrétaire de la Fédération des Français à l’Etranger du PS de remercier Monique, qui s’apprêtait à quitter le Sénat, au nom de milliers de militants. Je revois la salle debout et Monique, assise au premier rang, émue, prenant la dimension de la reconnaissance de tant d’entre nous. En juin 2012, j’étais élu à l’Assemblée nationale. Ma méthode comme député fut celle que j’avais apprise de Monique : la liberté d’initiative et de ton, le concret, la solidarité, la résilience. Ne jamais lâcher, ne jamais flancher, être toujours disponible, parler clair et agir juste, être fidèle à ses idées. Monique était venue me voir à l’Assemblée nationale. Sa visite m’avait touché, j’avais vécu ce moment comme la transmission d’un relais. Nous n’avions pas le même regard sur tout. Les différences autant que le bonheur d’échanger scellaient le plaisir toujours renouvelé de nos retrouvailles. L’enseignement français, le droit des familles, l’action sociale à l’étranger, l’attention aux plus humbles, les libertés et les droits fondamentaux, l’antiracisme, ce sont autant de sujets sur lesquels j’ai tant appris de Monique.

Il reste désormais des souvenirs, une image, une trace. Pour reprendre une expression de Monique, sa disparition m’a fichu un sacré coup sur la cafetière. On peut s’y préparer, la nouvelle n’en est pas moins rude. C’est à la fois une page qui se tourne et un appel à persévérer. « Continue », me disait Monique au début mars, sans que je sache si c’était pour la vie publique ou la vie tout court. Ou les deux, peut-être. Sans doute devais-je le comprendre comme l’encouragement à ne jamais cesser d’avoir envie, envie de vivre, envie d’entreprendre, envie de se battre, envie d’aider, envie d’aimer. C’est ainsi que je le prends, mû par la fidélité et la reconnaissance, par l’émotion bien sûr aussi. Je pense aux enfants de Monique, à sa sœur Edith. Il y a tant à dire et à partager, par-delà la peine de ces tristes jours. L’histoire de Monique a façonné la mienne et celle de beaucoup d’autres. Saurons-nous la raconter ? Je l’espère. Derrière le parcours de Monique, il y a une aventure humaine que son parcours et son charisme ont nourri, fédérant tant d’entre nous, d’une latitude à l’autre, d’une génération à l’autre. Honorer la mémoire de Monique, c’est ne renoncer à rien, n’oublier aucune des causes qui nous unirent et nous animent encore. C’est continuer ensemble et longtemps.

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